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Henry War
17 juin 2021

Le grand tort contemporain d'être irréfutable

Il n’existe pas de vraie philosophie, saine et pure, sans capacité ni volonté fondamentale à fixer comme repère unique la vérité au-delà des passions : toute autre pratique est une suite d’exercices de mauvaise foi où l’on n’aspire qu’à se justifier de ce que l’on fait déjà, de ce que l’on souhaite faire, ou de ce que l’on croit savoir (je ne dis rien encore des postures de beaux-parleurs). Or, il est impossible de rencontrer aujourd’hui quelqu’un qui ne fasse pas de la vérité une affaire personnelle, et chacun dans une discussion ne considère que son intérêt, au point qu’on ne rencontre nulle part d’individus qui, ne prenant que la vérité pour cible d’une réflexion, reconnaissent quelquefois avoir tort ou même n’être pas certains de quelque chose. Quelqu’un qui, comme moi, explore un sujet sans implication particulière et avec une curiosité sincère et détachée est toujours sûr de surprendre et d’interloquer, comme s’il s’agissait d’un rôle. Toute la morale précautionneuse et processive du siècle est à admettre qu’il y a autant de vérités que de « sensibilités », et, partant, que toute assertion est respectable, même fausse, même absurde, même stupide, si elle ne nuit à personne – la nuisance s’entend alors en un sens très large pour ce que la véritable contradiction est considérée comme une atteinte à la tranquillité personnelle. « Contredire nettement » : on ne sait plus entendre cela autrement que comme : « Faire la guerre ou commettre un crime. »

C’est pourquoi, dans notre société de la Grande Paix, l’argument le plus performant, le plus irréfutable et le plus destructeur du mensonge, des préjugés ou de la bêtise, donne toujours tort à son professeur : insistant à rechercher une belle vérité, celui-ci devient « belliqueux » et « offensif » ; son efficacité accuse en lui, à ce qu’on croit, une sorte de soif d’écrasement, on y soupçonne des intentions blessantes, une hostilité, parce qu’on n’admet point d’autres raisons que personnelles d’objecter à quelqu’un, il faut que ce soit pour le discréditer à tout prix – la « haine » –, du moins pour ne pas perdre la face – « l’orgueil » –, et il n’est pas rare que l’on fasse mauvaise impression en raison exacte de son irréfragabilité. Là est le signe terrible d’un désintérêt ou d’une défiance générale pour la vérité et la philosophie : tous ceux qui prétendent affirmer quelque chose qui ne soit pas « relatif » et tombe sous le coup d’une raison indéniable sont devenus « intolérants », « inhumains », « monstrueux » ; leur haute faculté de rhéteur est même devenue une preuve de sophistication par laquelle on leur suppose un goût consommé de la provocation, de la domination et de l’humiliation ; plus ils ont raison compendieusement, moins ils convainquent ; plus l’écart entre eux et ceux qu’ils réfutent est grand, plus on leur reproche de s’attaquer à des faibles ; un reste de christianisme pèse sur le fort dans la position où on le voit manifestement triompher, et, au lieu de célébrer sa victoire et de le célébrer, lui, on l’imagine, automatiquement, crâne et impérieux ; il est impossible qu’il ne s’intéresse qu’au vrai, qu’au juste, qu’à l’objectif ; en somme, un virtuose de la rhétorique, c’est le mal incarné, c’est Satan trismégiste, ou peut s’en faut.

Non, le temps n’est pas encore revenu de la philosophie ; il n’y a toujours pas de témoins de cette ère-là, et l’on ne fait ici que courir après des persuasions et des sauvetages d’amour-propre au lieu de vérités honnêtes et distanciées. Les hommes de ce temps-ci n’aiment qu’eux-mêmes, ou plutôt ils ont peur de se rencontrer derrière un discours qu’ils pourraient enfin tenir sur la vérité : voilà comment l’on trouve à présent toutes sortes de gens qui vous donnent tort sans pouvoir expliquer pourquoi, qui courent après des sensations pour vous nier. La mauvaise foi est partout, notre époque est celle de la mauvaise foi la plus vulgaire et la plus répandue. Parcourir une discussion contemporaine, c’est toujours se stupéfier d’inanités répugnantes et de veuleries orientées. Nous ne sommes pas post-modernes, nous sommes – inessentiels.

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