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Henry War
23 juin 2021

Egalité et mérite

Une société qui poursuit principalement l’égalité comme valeur et comme but perd inévitablement le goût de la distinction qu’elle contribue à faire disparaître. Il n’y a en pratique qu’une raison de vouloir s’améliorer, c’est de souhaiter acquérir le privilège d’être supérieur ; toute éducation consciente est par essence aspiration à l’inégalité. Notre époque a perdu cette sensation-repère parce que le contemporain admet que l’école n’est qu’une institution imposée qui sert principalement à obtenir des laissez-passer et des billets à échéance, et il ignore le désir de s’instruire, il n’entend pas quelle est la motivation à l’origine de l’édification volontaire et active, c’est-à-dire mieux qu’obligatoire : l’éducation spontanée est le moyen par lequel une personne cesse de se sentir ou d’être inférieure, et donc simultanément le moyen d’accès à une plus grande puissance ou au sentiment de cette puissance. Ainsi, le souci de l’égalité compromet le souhait d’éducation. À terme, quand ce souci est porté en impérieux article de morale, il peut en naître la culpabilité au constat d’une différence avec autrui, culpabilité qui souterrainement s’exprime en ces termes : Je triomphe, donc je fais mal. Pour résoudre la contradiction du fait avec la conscience de façon que sa propre estime, indispensable à la vie heureuse, soit relevée, l’individu balaie la bonne-conscience et finit par fonder ses succès sur une doctrine assumée de l’écrasement et de la domination, doctrine qui semble valider la théorie de l’universalité et de la nécessité du lien entre ambition et vice. Mais, en vérité, c’est l’égalité instaurée en catéchisme moral qui crée les conditions d’émergence d’une telle désinhibition de la réussite : on devient insolemment inégalitaire parce que c’est le seul moyen qu’on a trouvé pour justifier que, au prétexte qu’on réussit mieux, on soit officiellement mauvais ; cela délivre, puisqu’on ne sort pas de ce proverbe omniprésent, de songer que la petitesse des autres mérite un piétinement.

Je ne crois pas qu’il existe de frein à l’égalité dès lors qu’on a remonté cet engrenage : le principe tolère peu la demi-mesure, on y trouve toujours quantité d’exclusions à corriger, des exceptions contraires à l’idéologie initiale, et, tôt ou tard, à force d’effacements successifs, le mérite devient une vertu négative puis un vice, on exige que l’égalité des chances devienne une égalité de faits parce que la nuance est imperceptible à des esprits inessentiels et divertis, parce qu’on ne reconnaît pas en quoi un travail peut être une juste excuse à distinction, parce qu’on en vient à estimer qu’une différence, n’importe laquelle, s’explique essentiellement par l’inné, par un trait de nature que toute société peut et doit gommer. Alors, chacun commence à exiger et à recevoir non seulement le minimum pour vivre, mais un peu plus que le nécessaire, quelque confort au moins qui lui soit agréable, puis un relatif bonheur et de plus en plus une satisfaction exacerbée par degrés. On estime un jour, par exemple, que les voyages de congés sont un droit, et l’État offre des sorties aux familles de certains quartiers comme s’il s’agissait d’un besoin fondamental. Mais une récompense accordée à tous diminue logiquement l’effort de chacun pour y prétendre : les gens deviennent paresseux, s’estiment bientôt les créanciers de la société, parce qu’attentifs surtout à ne pas « dépenser » davantage qu’un autre pour accéder aux mêmes droits, ils ne font que s’entre-surveiller et appliquer leurs efforts à la perpétuelle baisse, façon de s’économiser, en quoi le dogme de l’égalité nivèle un peuple, en particulier quand il n’est pas assez sage pour comprendre que l’intime satisfaction constitue l’avantage du mérite (c’est que le mérite rencontre une motivation supplémentaire en termes de prestige lorsqu’il va de pair avec sa reconnaissance publique). Pire, le triomphe lui-même devient louche et indésirable, c’est une atteinte patente au principe d’égalité quel que soit le travail qu’il a fallu déployer pour le gagner, et le vainqueur est regardé comme méchant sinon suspect, ce qui, en toute entreprise, abîme d’emblée le désir d’exceller, du moins de l’emporter manifestement. Le socialisme, qui vante en tout premier lieu l’égalité, n’a jamais été aussi cohérent qu’en professant l’idée d’un président normal, c’est-à-dire d’un homme qui réclame que sa position suprême soit imputée environ au hasard : la vertu du socialisme ne se situe jamais dans la grandeur spéciale ni dansrien qui soit d’une natureou d’un talent d’exception, mais au contraire dans l’insouci de paraître s’élever, dans la modestie déclarée des intentions, dans tout sauf l’ambition, la hauteur et la reconnaissance du génie. Un parti politique fondé sur l’égalité est un amoindrissement perpétuel des prétentions essentielles de chacun au profit des prétentions superficielles de tous : Je prétends à un droit universel, je ne prétends individuellement à aucune vertu supplémentaire.

Or, comment le groupe ne pâtirait-il pas d’un tel contentement pour et dans l’ordinaire ? D’aucuns croient qu’une société républicaine peut s’améliorer en globalité malgré l’incurie du particulier : comment ? c’est ce que j’aimerais savoir et voudrais qu’on me démontre. Quel exemple enviable même des assemblées trouveront-elles pour exceller à bâtir des institutions si elles ne sont composées que de gens préoccupés àne passe distinguer et à s’épargner continuellement la responsabilité personnelle d’une sélection ? Quelle législature, susceptible de confiner à quelque noblesse, peut découler de l’obstination collective à l’égalité ? Qu’on songe au « type » même de celui qui vante l’égalité en principe, à son caractère et à sa mentalité de la plus banale simplicité, à son idéal d’un universalisme étal et unificateur – sans parler de la contradiction, chez l’élu, entre l’étalage contraint de sa normalité et le sentiment de siéger en des assemblées rares et importantes, contradiction où germe nécessairement l’hypocrisie : qu’espère-t-on tirer d’un pareil être pour l’élévation d’une nation ? L’égalité, c’est la persécution de l’exemple : on accepte à la rigueur et dans un premier temps des hauteurs qui seraient dévolues tout entières à la représentation, de ces entités abstraites dont la vocation serait un sacerdoce, de ces tartufes persuasifs arguant de leurs sacrifice et abnégation au service de la multitude égalitariste : Je ne suis rien, je ne veux rien être, je porte seulement la parole ! Et il arrive fatalement qu’on trouve que ces gens transportent quand même une individualité (et aussi, incidemment, qu’ils tirent quelque bénéfice de leur fonction), et l’on s’aperçoit que leurs mérites ou avantages les distinguent à leur tour : dès lors, on les renie, on juge que l’égalité leur manque, on les destitue parce qu’ils ne sont plus tout à fait comme des millions d’êtres ; ils jouissent contre leur parole de quelque chose de plus. Le peuple en vient à n’accepter pour représentants que des personnes ordinaires qui font et reçoivent comme eux-mêmes c’est-à-dire qui travaillent sans compétence et avec une distraite implication : ceux qui s’écartent de cette mesure signalent un manque de solidarité, un snobisme et un mépris coupables. Bientôt, celui qui aspire au mérite, à force d’être méjugé, se sépare du corps social : une société d’égalité inévitablement provoque l’ostracisme – avec solitude ou fuite – des esprits les plus désireux de briller. C’est pourquoi nulle révolution ne peut naître d’un État déjà socialiste ou d’une moralité similaire : il faut des individus à telle entreprise, rien qu’une poignée pour motiver et conduire une révolution, mais le peuple n’existe là que comme masse, et le seul désir de ses atomes est de ne pas se singulariser. L’aspiration collective à l’égalité exclut le désir de mérite individuel : je ne devine pas d’exception logique à cela – en quoi une société de l’égalité perd toute occasion de s’élever. C’est qu’il n’existe, en plus du mépris, que l’admiration qui puisse édifier, et ces deux sentiments sont incompatibles avec l’impression du devoir d’appartenir à une foule ; ainsi, rien de plus sûrement préjudiciable à la grandeur humaine que la priorité accordée moralement à l’égalité.

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Commentaires
A
La société se doit de viser l'égalité en droit, l'égalité devant la loi, égalité qui n'existe pas vraiment. Quelle autre égalité peut-on entrevoir à part pour discourir en vain ?
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