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Henry War
29 juin 2021

La question de l'inné

La question de savoir s’il existe de l’inné est essentielle à toute philosophie, impliquant ce qui relève ou non de la liberté et ainsi de ce que Epictète, si ma mémoire est bonne, désigne par « ce qui dépend de nous » et admet comme ensemble de choses qui méritent notre réflexion parce qu’on peut y exercer une influence en actes au lieu d’en pérorer toujours en pure théorie ou en vaine affliction : je ne puis davantage surseoir à l’aborder. Jusqu’à présent, j’ai admis en loin qu’il n’y a pas d’inné ou que l’inné est si peu déterminant dans la performance relative de nos actions (j’entends : relativement à la mesure humaine) que ses effets, et donc sa teneur, sont à peu près négligeables, mais, certes, si je l’ai ainsi décidé, c’est non parce que je me suis démontré l’absence de l’inné mais parce que, dans l’indécidabilité provisoire de son existence, j’ai trouvé un avantage supérieur à présumer que l’homme est plutôt libre que limité d’emblée en tout ce qu’on admet qu’un homme normal peut accomplir, et cet avantage consiste en ce qu’alors il ne peut plus se fabriquer de prétextes pour justifier et atténuer ses insuffisances qu’il est autrement tenté de qualifier de « nécessaires » : sans conception de l’inné, on peut inviter l’homme à s’améliorer sans cesse, à s’efforcer avec ardeur dans le dessein de se sublimer, sans grands freins ; on suppose plutôt qu’il peut au lieu de lui chercher des empêchements essentiels à ses progrès, on lui reconnaît, au moins en potentiel, une capacité d’excellence et des moyens abondants d’y atteindre. La doctrine admise de l’inné, au contraire, rencontre toujours tôt ou tard un fatalisme par lequel on suppose que les êtres sont plus ou moins exactement ce à quoi ils sont destinés par nature, n’étant que la conséquence d’attributs initiaux qui les préexistent et les constituent en intégralité ou en essence. C’est assez, à mon avis, de constater déjà comme l’environnement induit nombre de comportements figés et difficilement dépassables, pour ne pas ajouter à cet ensemble assez désespérant l’idée d’une conformation congénitale ou de toute réduction approchante qui ne se peut aisément vérifier. J’exclus bien sûr la maladie de mes réflexions sur l’inné, parce qu’il est trop évident qu’un être handicapé ne peut exceller selon les repères humains de la normalité lorsqu’il lui manque par exception ce qui sert précisément dans tel domaine pour y réussir ; non, il ne s’agit pas de cela, ni de réfuter que l’être humain trouve individuellement, dans sa constitution physique et par exemple celle de ses organes, une limite à l’usage qu’il peut en faire, mais je m’interroge sur la réalité même de l’inné dont certains biologistes font grand cas, de ces innés facilitateurs ou réducteurs de ce qu’on croit savoir qu’un être humain est ordinairement apte avec du travail ou de l’entraînement, et je ne veux pas, en dépit de mon inconnaissance de la question, me refuser à la traiter contre des « spécialistes », dès lors que je ne présume pas qu’ils soient aussi des philosophes, ni même des scientifiques compétents, ni des individus qui savent user de leur raison sans préjugés ni défaut – dès lors en somme que je me figure que ces personnes en ont parlé en contemporains, c’est-à-dire assez mal et sans recul. Ma seule méthode, c’est la logique, et j’ai constaté comme elle m’a souvent conduit à anticiper des réalités ou à concevoir des vérités indéniables et insoupçonnées auxquelles des spécialistes même se sont résolus ; or, je n’ai pas trouvé jusque-là, à tout ce que j’ai par hasard entendu sur le sujet de l’inné, beaucoup de sens exact, force pertinence, ou de quoi m’apprendre grand-chose ni établir quelque paradigme solide et éloquent. On sait notamment que la plupart des médecins arguent de causes génétiques pour toutes sortes d’observations relatives à la mauvaise santé, et ces mêmes médecins sont le plus souvent incapables de prévoir comment ces prédispositions se concrétisent ou s’annulent, ils se félicitent seulement, par leurs conseils hygiéniques, d’avoir pu empêcher ou retarder l’apparition de la maladie sans pouvoir agir sur ses causes. Par ailleurs, bien des irrégularités logiques interviennent couramment dans le champ de leurs études et analyses, et notamment des lacunes d’ordre purement conceptuel, comme, s’agissant de la transmission des gènes, dans l’idée que c’est toujours la mauvaise santé dont on hérite et presque jamais la bonne : ainsi les diététiciens trouvent-ils juste d’affirmer que l’obésité est principalement liée aux gènes, mais ils refusent de constater que la mère était en surpoids au moment de l’accouchement, ce qui constitue non un facteur génétique à mon sens, mais bien environnemental puisque c’est la façon dont la mère a alimenté le fœtus in utero qui explique l’origine de la masse et des besoins physiologiques du nouveau-né ; et aussi, il y a cent ans, il était rare de rencontrer un spécimen humain obèse, ce que n’importe quelle photographie de l’entre-deux-guerres vous confirmera, partant de quoi la question de la génétique s’annule : en effet, c’est nécessairement qu’il y a des gens qui ont commencé par manger mal ou à l’excès, ou bien doit-on admettre qu’un gène se forme en moins de cinq générations et devient alors plus irrémédiable que celui de la minceur qui le précède de vingt ou cinquante mille ans. Ces exemples, certes un peu grossiers ainsi résumés mais jamais efficacement démentis, tendent à prouver qu’il ne faut pas se fier à des spécialistes sur des questions aussi sérieuses que l’inné. Lorsque Noam Chomsky, une référence en linguistique, affirme que la structure du langage est universelle et innée au prétexte, si je ne m’abuse, qu’un bébé ne saurait apprendre de zéro tant de choses en si peu de temps, il fournit un exemple patent de jugement hâtif et absolument aventuré mais qui tiendra une place considérable dans le champ des certitudes universitaires : le nom de « spécialiste », c’est-à-dire un diplôme et une réputation, fait ici la vérité automatique qu’on entretient par confiance et par tradition ; et voici pourquoi je me livrerai à cette analyse de l’inné sans documentation préalable, de façon à n’être pas influencé par des établissements de concepts : tant pis si je dois chuter en absurdités ou en sottises, c’est du moins en toutes bonne foi et intégrité que je prétends porter ma réflexion sur le sujet ; il en adviendra ce qui sera à ma portée, mais j’ai déjà quelque idée fondatrice là-dessus, et je ne me sais pas incapable d’extrapoler véridiquement de faits simples et avérés compositions toujours exactes. Et j’aimerais premièrement, pour ne pas atermoyer, exposer nettement les lignes directrices de ma réfutation de l’inné en quelques propositions qui serviront à lever tout malentendu notamment terminologique :

1° L’inné n’est pas l’état figé d’un être à la naissance, mais son état supposé avant même les incidences de la gestation : bien des influences s’exercent durant la grossesse sur le fœtus et le conditionnent, procédant de l’extérieur et ne relevant point au juste de l’inné, de l’instinctif, du préétabli, au sens général où il faut l’entendre ; un diabète gestationnel, un alcoolisme fœtal, un tabagisme indirect, provoquent toujours un certain état de l’enfant à naître et relèvent bien de l’environnement, non d’une prédisposition qui serait essentielle, consubstantielle à l’être qui, de fait et comme on s’en aperçoit, existe déjà bel et bien avant l’accouchement. On peut certes être largement déterminé par une mauvaise santé, et je ne nie point que dans d’autres cas que ceux ici mentionnés cette défaillance puisse être spontanée au lieu d’introduite nécessairement par des facteurs extérieurs, mais cette « tare » innée ne suppose des limitations qu’en raison de sa nature, de sa teneur, de sa pathologie, elle n’induit pas toutes les variétés de conséquences improuvées qu’on impute d’ordinaire aux caractères innés ; surtout, elle est alors identifiable et circonscrite, c’est une cause nette qui occasionne altérations et empêchements en raison d’une anomalie spécifique et vérifiable, quantifiable même, au lieu que maintes excuses qu’on trouve communément à ses insuffisances, et particulièrement d’ordre génétique, prétendent attribuer à des fragmentations de chromosomes des caractères chimériques, comme le sens ou l’absence de sens de l’orientation, de la maternité ou du danger. Qu’une malformation, qu’une atrophie ou qu’une tumeur d’origine inconnue induise des impasses de développement relativement à ce qu’on reconnaît possible au champ des facultés humaines, c’est ce dont nul ne saurait douter, parce qu’on identifie ses causes et qu’on en mesure bien les effets physiques, mais ce qu’il est permis de révoquer, c’est l’idée qu’il faille systématiquement attribuer une faiblesse mentale et comportementale à un état antérieur de notre être, préexistant à notre formation, qui nous condamne sinon à demeurer médiocres en certains domaines, du moins à ne jamais y exceller (au même titre et pour exemple : j’entendais ce matin quelqu’un de mon entourage admettre avec fatalité qu’il ne pouvait pas s’empêcher de parler de maladies et d’en exagérer les effets puisqu’il était hypocondriaque). Ainsi, la recherche obstinée de cette cause inaltérable et le soulagement que le contemporain ressent à l’énoncé invraisemblable de son existence traduisent plutôt un renoncement à l’effort, un défaut acquis de volonté, une aspiration aux prétextes de farniente, qu’une recherche de vérité, de logique éprouvée et de science exacte. C’est cette tendance veule que j’accuse et qui m’a si longtemps tenu éloigné de la thèse de l’existence de l’inné : cet inné-là justifie tous les contentements dans la bêtise et la résignation, tous les découragements et toutes les paresses qui rejettent d’emblée l’accessibilité à tel savoir ou à telle compétence au prétexte qu’il ou elle serait, à telle personne en particulier, plus difficile d’atteinte, et donc que le combat pour l’acquérir serait désespérément inégal par rapport à autrui. Outre qu’un pareil sentiment d’inégalité ne devrait pas, chez un individu sain de volonté, rabattre les prétentions à s’améliorer mais au contraire inciter à persévérer pour ne pas être en reste de l’humanité ou en butte à son mépris, il sert trop souvent, par des explications absurdes, le désir de ne pas s’efforcer, l’abandon de toute tentative, le confort à l’abrutissement et à l’absence de travail. Il n’est pas si rare – il est même fréquent – qu’une personne renonce à un apprentissage en raison même de ce qu’elle se pense incapable, et de façon innée, de réussir à apprendre telle notion, et c’est le prétexte qu’elle formule quand on lui demande pourquoi elle ne s’y attèle pas. Il est vrai que ce prétexte est peut-être moins sincère qu’il n’y paraît et que ce renoncement procède en vérité davantage d’une flemme que d’une désespérance, mais il reste qu’on a tort, en le publiant avec tant de légèreté, de le rendre crédible et de faire qu’on puisse s’en saisir à la moindre occasion. En réprouvant unanimement l’utilisation du prétexte de l’inné comme ridicule et en le dénonçant comme lâcheté plutôt qu’en l’encourageant par la pitié, on forcerait les hommes à tâcher de se dépasser au lieu de les laisser en rester strictement à ce qu’ils savent faire parce qu’ils s’y prétendent limités. C’est toujours une leçon salutaire, il me semble, même quand on n’est pas tout à fait sûr, d’admettre que la solution à un problème réside dans la volonté d’y triompher plutôt que dans l’abandon d’office.

L’organe est là, qu’on l’utilise ne signifie pas qu’on sait s’en servir d’emblée. Certes, l’organe a un usage destiné, mais cette destination n’implique pas que son utilisateur soit apte à en user efficacement sans apprentissage – en quoi consiste strictement, il me semble, la notion de l’inné ; la croyance en l’inné procède souvent de ce qu’on se figure que l’apprentissage n’est pas nécessaire parce qu’on ne le mesure pas. Si je vois un marteau et que j’ai besoin de traverser une vitre, je me saisis du marteau et brise la vitre : l’existence du marteau parce qu’il est proche de moi à cet instant ne signifie pas l’existence d’un savoir automatique à l’utiliser pour l’usage que je veux en faire ; ce savoir-ci n’est pas inné, il n’existe pas en même temps que moi, on ne sait pas plus utiliser un marteau que ses mains aussitôt qu’ils existent. Qu’est-ce donc qui me résout à me servir du marteau pour briser la vitre ? une connaissance, l’idée d’une relation, d’un lien logique, sans doute, la notion d’un coup et d’une fracture, en un mot : l’expérience, choses acquises, et déjà un sentiment dicté par un besoin auquel la tension du corps soumet (je veux dire que l’intention impérieuse de fuir par la fenêtre peut procéder d’un étouffement, d’un incendie, de l’envie de fuir un danger, que sais-je ?) Ce lien peut être d’ailleurs extrêmement primitif, et réaliser un enseignement dès la réaction initiale. Qu’est-ce qui oblige l’enfant à se débattre dans l’eau ? est-ce qu’il a la connaissance innée de l’eau et du péril de la noyade ? Non pas, simplement il souffre quand il ne respire plus, et comme nul ne veut souffrir, il cherche à fuir ce qui le blesse, de là vient qu’il réagit immédiatement et qu’il se méfiera à l’avenir : il a appris, certes aussi vite qu’il a fait l’expérience de la douleur de suffoquer, et comme nul témoin ne mesure cet apprentissage, on estime qu’il n’a pas eu lieu, que la respiration est venue sans lui, qu’il n’y a pas à apprendre à respirer : ne constate-t-on pas pourtant dans les maternités que la respiration naît d’une sorte de congestion et dans un cri de souffrance ? Qu’on examine un à un les exemples prétendument liés à une démonstration de l’inné, de l’utilisation automatique d’attributs humains, on verra que c’est presque toujours la douleur qui donne l’illusion de l’inné mais qu’un nouveau-né ne connaît pas l’usage de son corps, qu’il s’en sert en dernier recours, en extrême urgence, guidé par une nécessité, par un péril de mort qui se présente à lui sous la forme d’un mal, qu’au même titre qu’il ne respire que parce qu’il étouffe, il ne boit que parce qu’il a faim, il ne « marche » que parce qu’on le laisse debout sur un pied et qu’il est moins pénible pour lui d’avancer l’autre pied que de le laisser suspendu dans le vide – et pourquoi ne pas présumer que l’animal qui ne se relève pas bientôt après sa propre mise-bas sent l’impatience douloureuse des membres qui précède l’escarre ? L’apnée ? il l’a déjà acquise dans la poche des eaux, c’est trop tard pour l’inné. Le mouvement de la nage ? un chiot qu’on jette pour la première fois à l’eau ne se noie-t-il pas au moins un instant avant d’acquérir le geste pour se sustenter ? du reste, ce mouvement est à peu près celui de la marche, il ne diffère point fondamentalement, du moins au premier abord, de ce que l’animal sait déjà faire. On voit l’animal, je crois, trouver la mamelle seul, j’en conviens ; on constate aussi qu’il n’a pas besoin d’apprentissage pour savoir quand et comment se reproduire ; chez l’homme, c’est déjà un peu plus douteux, et je me souviens il y a longtemps d’un couple distingué qui, dans une émission radiophonique, faisait part de ses difficultés intimes : l’homme « entrait » mais ne remuait pas, et tous deux n’entendaient pas le problème, sinon que la sexualité ne leur procurait pas de plaisir – si ce fait paraît exceptionnel, on doit admettre que l’homme a perdu l’attribut qui lui permettait de mesurer quand une femme était en chaleurs, pour autant que cet organe ait chez lui jamais existé. Mais les impressions qu’on suppose instinctives et qui sont transmises par nos sens sont rarement en adéquation avec la réalité d’un phénomène comme d’un danger : l’homme de la campagne ne répugne pas aux odeurs d’excrément, l’enfant n’a nul dégoût à plonger ses mains dans des matières sales, le bébé avale toutes sortes de choses sans préjuger de leur toxicité, y compris des choses naturelles comme de la terre ou des pierres : on pourrait ainsi mourir sans avoir jamais senti le moindre instinct nous avertir de l’imminence de la mort. Mais quoi alors ? quoi donc d’inné ? Le seul inné, selon mon rapport, c’est le rejet de la douleur physique. Au-delà de cela, quoi ? que reste-t-il ? quoi au-delà du système nerveux ? Le cœur qui bat et le sang qui coule ? Peut-être. La reproduction de nos cellules ? Admettons. Les relations chimiques de nos organes ? D’accord. Toutes choses de cet ordre. Mais est-ce tout ? est-ce bien tout ? C’est certes nécessaire pour vivre, mais c’est aussi bien peu en lien avec toutes les responsabilités qu’on veut si souvent faire porter à l’inné. Ainsi, on ne constate comme inné que la préexistence d’un état matériel, je veux dire corporel, à l’exclusion même de son usage, qui s’acquiert même s’il s’acquiert vite et de façon imperceptible à l’observateur inattentif ou négligent. Nous avons l’œil d’inné, ce globe, ses humeurs internes, son irrigation et son nerf, mais regarder est une acquisition, et accommoder aussi à ce qu’il paraît, et rien qu’ouvrir la paupière est un de ces « talents » qui cependant s’apprend. Il n’y a donc que des talents, que des dons, que des instincts acquis ?...

Je ne devine pas, suivant cette base définitoire assainie, quel comportement, ni quelle pensée, ni quel sentiment pourrait être inné. J’ai beau chercher particulièrement chez l’homme, et notamment par comparaison avec l’animal, je ne trouve d’inné qu’a priori, et la notion d’atavisme m’est louche : toute attitude me semble acquise, fruit d’une expérience même courte dont l’apprentissage fut quasi instantané – je ne vois même aucun réflexe primal si ce n’est celui d’empêcher la douleur. J’ai constaté avec stupeur que mon chien, cocker anglais, lorsqu’il rencontra un lapin pour la première fois, fut capable de trouver sa nuque et de la briser d’un seul coup, ce qui m’interloqua sur d’éventuelles prédispositions à la chasse. Mais enfin, je songe à présent que tout être devine un peu ses points faibles, et pourquoi mon chien ne serait-il pas dans la règle : la nuque est évidemment chez tout mammifère une vulnérabilité ; du reste – j’y pense – le chien le sait de son jeune âge, car sa mère se servait de cette peau pour le transporter ; de surcroît, comme la nuque se situe hors de portée des dents pour se défendre, c’est une cible logique, même sans grand calcul. Semblablement, un homme sait mieux que personne où frapper un autre homme, à quel « attribut » destiner son pied s’il veut le mettre provisoirement hors d’état de nuire : ce « réflexe »-ci est masculin, et les femmes plutôt tirent les cheveux, ce à quoi les hommes généralement ne pensent pas ; en somme, on peut aussi admettre qu’un animal qui fut déjà blessé se souvient de l’endroit où il fut atteint et applique ce souvenir à une attaque. Nombre d’observations qu’on prétend établir pour soutenir des atavismes ne tiennent ainsi que sur des apparences, uniquement parce que les comportements incriminés paraissent plus que d’autres relever de l’instinct, de l’essentiel, de l’universel ; ainsi, on ne manque jamais de rappeler qu’il y a des familles de musiciens ou de peintres, et l’on se figure qu’un gène y contribue parce qu’il est aisé d’imaginer un nourrisson chantonnant des airs jolis ou barbouillant étonnamment de jolies couleurs, mais on ne veut pas voir qu’il y a parallèlement quantité de familles de tailleurs, de chirurgiens ou de linguistes, parce qu’il n’est pas aussi facile de se former l’idée d’un bébé taillant des tissus, examinant des organes au cutter ou traçant au hasard sur le papier des arbres syntagmatiques ; en quoi ce qu’on appelle un don de famille n’est encore qu’un mythe couvert par le sentiment du plausible. Quel goût pourrait naître avec la naissance ? Quelle capacité serait incluse dans les gènes ? Est-ce qu’un gène dicte une conduite, facilite un plaisir, aide à se servir de ses organes ou de ses membres ? Mais le prétexte du gène dicte plutôt un déportement, il est plutôt un facilitateur négatif, il constitue le soutien à ne pas avoir recours à ses organes ou à ses membres ; souvent, je m’aperçois qu’on lui impute plutôt ses défaillances que ses facultés : combien de fois ai-je entendu parler de son manque « naturel » d’ordre, de ses lacunes faute « d’esprit mathématique », de son défaut « masculin » de mémoire ou de concentration, et l’on attribue à une indisposition fatale et indépassable ce qui n’est dû qu’à une faiblesse de la volonté ou à l’expérience d’une mauvaise pédagogie. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’inaccessible aux sciences littéraires que je propose, dans l’incapacité absolue d’en comprendre l’essentiel, qui fût indéniablement bloqué à l’intelligence de la philologie ou de la philosophie dès lors qu’en bon professeur je me suis appliqué à lui expliquer correctement les choses en me plaçant de son point de vue profane, mais j’en ai connu beaucoup au contraire qui, conscients de leur difficulté à s’y intéresser, prétextaient une tare innée pour se résoudre à ne jamais y pencher leur volonté – maints « troubles » de l’humeur ne sont visiblement dus qu’à ça, et l’on voit bien des élèves affublés d’une « hyperactivité » se révéler soudain fort capables, aussitôt qu’ils en sont désireux, de réparer patiemment une moto durant quatre heures ou d’aller à la pêche avec une attention et une minutie dont la plupart des contemporains se sentiraient totalement inaptes. Je dois admettre que maints handicaps attribués à des dysfonctionnements innés du cerveau, comme la dyslexie, me font un peu cet effet de prétexte, et j’ai vu par exemple une élève ainsi diagnostiquée qui, au moyen d’un travail soutenu, parvenait systématiquement aux meilleurs résultats de la classe s’agissant de questionnaires de lecture – seulement, et le problème est bien intrinsèquement lié à la question de l’inné et de son caractère prétendument incorrigible, les docteurs tendent à permettre à leurs patients, par toutes sortes de dispenses à valeur médicale, de cesser de s’efforcer en leurs difficultés, et d’abdiquer de façon définitive en telle matière la volonté d’être performant, au point qu’on obtient couramment que l’enfant qui peine à former ses lettres soit désormais muni en classe d’un ordinateur ou accompagné d’un adulte scripteur, moyen par lequel il perd évidemment tout espoir d’améliorer un jour son écriture. Notre siècle, au surplus, insiste pour justifier toute défaillance personnelle par une anti-prédisposition extrêmement précise, et l’on ne parle plus seulement de gènes qui entravent, mais de segments de gènes déterminant des attributs aussi inappréciables que, en gros, la faculté d’écouter avec plaisir un violon de type alto, ou, pour moins rire, d’une multiplicité de dyslexies aux variations presque illimitées. En vérité, le contemporain, en loin, feint seulement de s’en plaindre, mais comme il aspire chroniquement à l’irresponsabilité, il espère que correspond à sa paresse une pathologie innée qui le dédouane de la volonté et de l’effort de se corriger. Il ne désire pas être objectivement meilleur mais seulement présenter les apparences d’être méritant en dépit de ses failles, et, en contrepartie, il consent à trouver des excuses à son semblable pour toute insuffisance : c’est un bon marché pour lui, il nomme cela : solidarité. C’est un trafic de bonnes consciences, comme un échange de belles images, de blasons dans la cour de récréation de la société où il vit et n’a jamais évolué. Il réclame des soulagements, on lui en donne, il les rend à son tour : le siècle respire mieux ainsi. Qu’importe la vérité, cette idée aussi se façonne ; il suffit qu’une théorie soit largement admise et en son for, elle devient une vérité : aujourd’hui, le caractère d’une vérité, c’est son homogénéité sociale et son imprégnation intime, pas autre chose. On peut se tromper et se sentir raison, donc avoir raison : la vérité n’est plus que question de bonne foi, et le contemporain a trouvé les parades à tout ce qu’on peut lui rétorquer pour prouver à sa conscience qu’il fait manifestement erreur : l’absence d’examen, et l’oubli. Ce qu’on ne sait pas ou ne sait plus, on n’a pas à le réfuter. Absence d’examen et oubli… et donc, l’inné existe, parce que j’y ai intérêt et parce que je refuse de me rappeler cet article, si lointain et contradictoire, d’un certain Mr War.

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