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Henry War
27 septembre 2021

L'art aux critères

Il n’existe pas d’art « populaire », l’expression est par trop un oxymore : toute « pop culture » se définit, hors complaisances pour France Inter, comme la somme de ce qui n’était pas jusqu’à présent considéré suffisamment soigné et valeureux pour intégrer le champ de l’art, ce que le Contemporain, faute d’effort, veut associer d’autorité à la méliorative Culture pour se sentir de la dignité en y introduisant ses hobbies. La culture populaire, en un mot, c’est quand le créateur rend un soin limité et que l’amateur n’a pas à fournir d’effort.

C’est donc bien exactement, la pop culture ainsi définie, le contraire de l’art.

C’est « l’art pour tous », l’art qui ne discrimine pas, l’art qui veut attirer le plus grand nombre, celui des idiots et des paresseux. C’est vrai qu’en notre civilisation presque tout est « pop », sinon comment les marchands de la culture vivraient-ils ? Il leur faut attirer le chaland majoritaire, c’est une question de marché ! C’est ainsi que toute société du best-seller sombre inévitablement dans la vulgarité et la roture. Je crois qu’on mesure chez nous la qualité d’une œuvre à son succès, les deux inversement proportionnels : le mauvais se vend bien parce qu’il s’adresse à des Contemporains, cette pauvre race d’hommes ! Considérer que si c’est connu, c’est disponible pour esprits grossiers, et passer son chemin – prévention défavorable rarement démentie. Il reste tant à admirer en art, tant de curiosités plus ou moins confidentielles, tant de vertus « de niche », qu’il est inutile d’accorder à une célébrité le bénéfice du doute : pourquoi perdre ce temps dans l’ordinaire quand on débusque encore des raretés ?

Nous savons tous ce que réclame le « peuple » : des histoires dépaysantes avec de l’émoi attendrissant. Les romanciers vendus savent faire ça. Un livre est facile, accessible, un produit pour une cible vaste, etc. ; il faut des ingrédients rassurants, entraînants, de quoi faire « tourner les pages », et l’on sait comme la difficulté rebute. Voilà pourquoi depuis un siècle la France n’a presque pas connu d’œuvres et de littérateurs, qu’elle n’en a pas même plébiscité, qu’elle a compté uniquement sur des vogues, sans génie, sans ambition de postérité, sans établissement d’héritage ou de patrimoine – le marché se fiche de cela, il ne vend que pour la synchronie. Jean d’Ormesson en Pléiade, c’est à quoi on est réduits. La France a perdu le rayonnement artistique ou culturel, elle n’en a plus les moyens intellectuels : le public admet que l’influence du livre au niveau mondial se situe chez des Stephenie Meyer, E.L. James, Anna Todd ou Jojo Moyes. J’imagine que leurs œuvres ont contribué à édifier leurs lecteurs·trices ! vraiment, c’est même peut-être encore un peu trop élaboré et subversif ! J’ironise ; il paraît pourtant qu’il faut y aller par degré avec ces audiences-là : seulement, en commençant si bas et avec de si lents progrès, il n’y a pas à parier qu’un tel lecteur réussira un jour à lire un demi-Flaubert, même un tiers-Zola, rien qu’un quart-Maupassant ! Le football à la télévision n’apprend pas non plus à aimer le cinéma d’art : pourquoi voudrait-on que le petit fût nécessairement un jalon du grand ?

Toute adhésion à « l’art » – j’abandonne décidément le terme de « culture » qui ne veut plus rien dire – demeurera une illusion tant que l’amateur n’aura pas convenu qu’il faut juger ses pièces selon des critères qui dépassent la confirmation de ses goûts conditionnels. L’art se situe au-dessus du « ressenti » ; un film « qui fait du bien » est une racole parce qu’il ne fait qu’asseoir le spectateur dans le confort de ce qu’il sait déjà, dans ses usages et ses attentes, dans sa sensation préférée, il le conserve à sa place, sans risque, sans innovation, même ses imprévus sont réglementés. L’art devient ainsi un proverbe réconfortant, avec ses fausses surprises toutes ponctuelles, préfabriquées et attendues aux intervalles recommandés par l’industrie. Le créateur n’a plus qu’à tâcher de se conformer aux sentiments de la majorité sans jamais déranger quoi que ce soit, sans jamais apprendre quelque chose, sur lui ou sur le monde, et sans jamais altérer ses manières, ses procédés, son style. L’absence de style qui se résume en la forme d’une œuvre la plus conventionnelle est aussi une habitude dont la dérogation crée un malaise provisoire au commun ; un livre en est venu à troubler non seulement parce que son sujet inquiète mais parce que sa façon même n’est pas coutumière – c’est pour cela qu’on n’importe guère les arts d’une civilisation à une autre. La pop culture, c’est l’art à disposition universelle, l’art sans individu, c’est l’identité rendue la plus cosmopolite. La culture populaire ne bouscule rien, ne bouleverse personne, ne révolutionne jamais, et elle n’est profonde qu’en apparence, mais tout était déjà adapté, accepté d’avance ; l’œuvre avait sa place faite ; l’adhésion de masse était définie ; on fut toujours trop naïvement surpris par son triomphe. Le marché était prêt.

On ne peut pourtant pas encore dire, après ces mots, que je suis sectaire et élitiste : je ne proclame pas pour l’art des codes abscons et des thèmes sibyllins, je souhaite seulement qu’on juge une œuvre à autre chose qu’au plaisir immédiat, qu’à la sensation qu’elle est pour nous, qu’elle s’adapte à nos envies et à nos humeurs temporaires, au point presque qu’on aurait pu la fabriquer soi-même. Je demande qu’on réfléchisse à d’autres critères qu’à ceux de la grande consommation, pour autant qu’on pense comme moi que l’art vaut mieux qu’un plat pour enfant gâté et qu’on peut tirer d’une œuvre davantage qu’un « j’aime » ou « j’aime pas » pour ce que même l’appréciation d’un plat suppose, par égard pour le cuisinier, qu’on lui explique un peu sur quelle sélection on fonde son goût. Personnellement, j’apprécie davantage l’œuvre que je n’aurais pas pu réaliser ou difficilement ; par conséquent, je m’efforce toujours d’évaluer la faisabilité d’une œuvre à l’aune de mes propres capacités, ce qui implique toujours d’en mesurer les aspects techniques. Mais je veux bien admettre que de tels critères sont personnels – j’écris « admettre » parce que je les considère en fait essentiels –, seulement chacun peut conscientiser, pour échapper au jugement spontané et puéril, sur quels effets il considère une œuvre aboutie ; je crois qu’au terme d’une telle démarche il trouvera toujours que le fait qu’une œuvre « raconte quelque chose d’agréable » ne suffit pas à la classer au sommet d’une hiérarchie : ce critère peut compter, mais il est trop pauvre à lui seul, n’importe quel livre peut y répondre, et même cet « agrément » ne signifie rien, ainsi dit il est trop court pour servir, il faut préalablement s’interroger au moins en superficie sur les raisons qu’on a, dans cet art, de trouver une œuvre « agréable », et ce qui caractérise cet agréable en particulier. On devine qu’à ce train on devient une sorte de critique, et ce n’est pas tant un désagrément de définir ce qui nous est agréable, car c’est avec plus d’efficacité qu’ensuite on cherchera des œuvres qui nous procurent l’agrément ; du reste, une telle réflexion n’est pas tant désespérante qu’on ne puisse également trouver un intérêt à l’entreprendre. On trouve surtout que c’est à condition que l’amateur motive ses choix que l’art perdra sa dimension industrielle et anonyme, parce qu’en confrontant l’œuvre à son individu, le public fera nécessairement comprendre aux marchands d’art, qui pensent surtout à leurs profits, qu’ils doivent plutôt tâcher de conformer leurs productions à des êtres éclairés et devenus progressivement majoritaires qu’à des masses dépersonnalisées qui ne font que réagir à des stimuli élémentaires au lieu de vraiment réfléchir ; ainsi par degrés verront-ils le besoin d’améliorer leur « production », et je prétends que ce doit être vers plus d’exigence et d’altérité, particulièrement quant au fond et au style, et non vers plus de facilité qui abaisse l’amateur par habitude vers des réalisations édulcorées et aussi médiocres que lui – ce qui, on en conviendra, est plus aisé que de lui proposer des œuvres de qualité supérieure qui le pourraient humilier. Pour l’heure, l’Art reste au prix d’un certain risque, et l’éditeur y résiste : il n’a nulle raison en effet, tant le succès est facile par le moyen de la racole ordinaire, de souscrire à un tel péril, il sait bien que pour l’œuvre formatée au public majoritaire, une campagne de promotion suffit à assurer une rentabilité – ce public ne sait pas même s’abstenir de la pulsion qu’on lui suscite. Mais qu’on fasse enfin voir qu’il existe un lecteur instruit que dégoûtent les fables élastiques, un lecteur nombreux, consciencieux, attentif et critique : alors seulement l’Art pourra reprendre où il s’était arrêté, qui est demeuré en pause et en décadence chez nous depuis si longtemps.

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