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Henry War
2 octobre 2021

La Comédie de Charleroi, Pierre Drieu La Rochelle, 1934 ou La Complaisance précède l'Inexpérience

La comédie de Charleroi

Il serait faux de prétendre que l’expérience d’un événement conditionne la qualité ou la profondeur de celui qui le relate, comme si c’était nécessairement qu’à force d’expériences on gagnait en profondeur. En grande part, et je crois même en majorité, l’existence ne précède pas l’essence – Sartre était décidément trop superficiel. C’est plutôt la qualité d’une personne qui détermine si elle a bel et bien « vécu » l’événement, si elle l’a vécu complètement, en tirant de l’expérience un dense enseignement, n’en laissant rien perdre. Il ne suffit jamais de vivre pour penser bien personnellement le vécu. Beaucoup traversent l’existence avec quantité de préjugés qu’ils appliquent comme une grille de lecture uniforme et lénifiante sur tout ce qui leur arrive, comme un tamis qui en égrène les saillies et en déforme la réalité, sur toutes leurs perceptions et intellections, de sorte que non seulement ce qu’ils voient garde à jamais la saveur médiocre de ce préjugé initial, mais qu’ils ne peuvent voir que ce que les bornes de leurs préjugés leur permettent de trouver : ils sont ainsi affectés exactement comme ils sont censés l’être, et, sans avoir vécu leurs épreuves, on devine ce qu’ils vont en dire et qui correspond tout juste aux limites de ce qu’ils peuvent ressentir et comprendre sans qu’ils en soient davantage édifiés. On ne retient pas d’une expérience une philosophie ou même une pensée neuve si l’on n’est pas préparé ou apte à en extraire la leçon ; on ne parle avec justesse que de ce qu’on a vécu avec intégrité et avec singularité, à l’abri des influences et des paradigmes préconçus, de tout ce qui en altère à la fois la réception et le constat, et en atténue la teneur et la pertinence. Tout ce qu’on perçoit avec le regard de la banalité ne vaut à peu près rien comme expérience parce qu’on ne se l’approprie pas, parce qu’on l’assimile avec l’esprit commun d’autrui, avec une mentalité de foule, de n’importe qui, de celui qui ne l’a pas intériorisé ni même vraiment vécu, et l’on devient la morale en même temps que la vox populi, on ne fait que répéter des schémas de pensée et donc d’actions, on devient un homme-proverbe en pensées comme en actes. Il y a ainsi nombre d’expériences et probablement la plupart, peut-être toutes, qu’on recopie en soi-même comme on en a entendu parler ou très exactement comme il « faut » les vivre, et pas autrement ; on n’y intègre rien de sa propre personne, on les vit comme une répétition de théâtre, un numéro dont on est inextricablement imprégné, avec réactions et répliques toutes prêtes. On emprunte à des mœurs, parce qu’on les estime valables, des comportements issus de soi-disant « valeurs » en vérité impensées, puis on y appose des justifications au regard de cet ordre moral préétabli souvent socialement, et toutes nos raisons, toutes nos réflexions, on ne songe même pas qu’elles ne sont que des automatismes, que personne en nous n’a puisé des circonstances qu’une pâle imitation de ce qui est attendu ou vraisemblable, systématiquement sans surprise vu de quelque distance, et que nous nous plaisons parfois à appeler notre « devoir ». Non, les événements ne nous altèrent pas, ne nous enseignent pas, ils ne modifient rien en nous, ne font que confirmer nos tendances et nos soupçons où la facilité nous plonge, parce que ce que nous étions avant de les traverser était d’une nature telle que nous ne savions déjà que réagir et nullement être. Alors nous suivons ce courant qui nous emporte encore, mais c’est toujours la même eau et dans la même direction, le bain n’a pas changé, ni la position et l’indolence de notre corps sur l’onde : il est écrit depuis longtemps qu’à tel flux nous nous noierons ou flotterons de telle façon, ça ne devrait vraiment surprendre personne, la manière dont les gens prétendent s’être tournés sur le dos ou s’être mis à nager ; ils savaient nager ou faire la planche, ils n’ont fait que s’en souvenir ; ils ont créé de toute pièce la pensée qu’ils ne le savaient pas auparavant pour se donner de la fierté d’avoir « su réagir » ; de sorte que tout ce qu’ils appellent « événement » de leur vie est une continuité de mentalité paresseuse, une inertie, sans changement. Rien ne les rencontre ; ils ne sont soulevés par rien. Ils persévèrent. Ils persistent. On sera ce qu’on est déjà, même après ces « épreuves » ; on sait d’avance tout ce qu’ils feront et penseront, à très peu près. Un préjugé-routine nivèle tout accident de la route. Il n’y a pas d’accident : profondément, tout est égalisé ; il n’y a qu’en superficie qu’on croit distinguer des pics, des apparences de monts, de fausses montagnes, des rumeurs de vaux et de collines, des réputations de reliefs, des reconnaissances de topographie, mais la forme de ces données est tellement codifiée que leur théorie universelle s’oppose à la réalité particulière, et que c’est tout à fait la différence entre la carte et le territoire.

C’est bien ainsi que tout ce qui nous arrive n’est qu’un stimulus qui avait déjà en nous sa réponse : nous ne songeons pas en propre, ni à ce que nous faisons, ni à ce que nous pensons, parce qu’un foncier réflexe de routine et d’irréflexion conditionne nos conclusions, de sorte que nos « événements » n’ont pas d’influence, n’occasionnent aucune inflexion sur le cours de nos existences ; mais ces conclusions en réalité n’ont pas changé du fait de l’événement, elles n’ont été que révélées par lui, en germes plus ou moins inconscients l’événement les a exprimées, et rien de plus ; voilà en quoi nous sommes et demeurons identiques et inauthentiques. Il faut profondément être, en identités autonomes et intègres, disposant d’un fond propre de sensations et d’analyses, pour compter dans l’espace et le temps, pour exister et pour voir, pour pouvoir s’empêcher de seulement réagir en se conformant perpétuellement à des préjugés antérieurs. C’est en cela que l’essence, largement, précède l’existence : tout ce qu’on croit déduire de la vie est ce qu’on est disposé au préalable à en penser, et c’est la limite même de nos perceptions. On ne voit que ce qui nous est plausible, que les informations que nous sommes aptes et prêts à considérer et à intellectuellement traiter, et le reste disparaît de notre phénoménologie ; toutes nos réflexions sur des faits sont contenues en théories en nous avant la survenue des faits, nul n’est vraiment modifié, altéré ou bouleversé par un fait imprévu en ce que la conclusion de ce fait était déjà inscrite en nous dans notre compréhension relative et obtuse de la réalité, en ce que nous avions pour principe ou pour dogme d’admettre tel ordre ou telle catégorie de fait de telle manière, avec telle interprétation ou tel crible c’est-à-dire avec telle « morale ». Pour le psychopathologue du Contemporain qui souhaiterait établir un classement systématique de ces événements et de ces réactions, il ne s’agirait que de savoir les anticiper avec un certain esprit d’épiderme pour en déceler le sentiment expédient, le sentiment standard, le sentiment-type ; chacun n’expérimente la vie qu’avec le prisme réducteur d’une mentalité formatée, au point que tout ce qu’on perçoit consiste uniquement, sauf chez de rares individus, en ce que notre plus ou moins grande fermeture d’esprit permet de distinguer.

Pour inclure un exemple éloquent à cette réflexion, je dirais que le Contemporain, en toutes ses expériences, est pareil à l’étranger des Inuits qui ne regarde la neige globalement que comme une masse friable, froide et blanche : pour son hôte, c’est toute une complexité, une perplexité, une somme de connotations capitales non simplement selon les sensations qu’elle suggère mais selon les conceptions, nombreuses et variées, antérieures même à la pensée, de la notion et du vocable, de ces inférences préétablies (pour un Inuit, la neige, selon son état, est un risque de péril mortel ou de faveur naturelle) ; autrement dit, pour éprouver la subtilité pleine et profonde de l’expérience « neige », il ne suffit pas de la voir ou toucher, il faut l’appréhender en-dehors des préconceptions les plus typiques et grossières, en-dehors des simplifications les plus stériles et catégoriques, et la sonder suivant des modes d’analyse d’une grande diversité de distance et de points de vue, mais aussi l’intérioriser selon le mode le plus subjectif c’est-à-dire en s’extrayant de toutes les objectivités référencées et en y recherchant ce qu’elle décèle en soi de plus vierge, de plus intrinsèque et inaltéré, de plus idiosyncratique et dissemblable. À ces conditions seulement la neige, ou toute autre expérience, cesse d’être la copie d’une morale acquise et recopiée, jusqu’à sa teneur sensorielle c’est-à-dire jusqu’à son état : il est indéniable que l’Inuit perçoit la neige autrement que nous, et, pour appréhender la neige, s’il applique lui aussi une grille de lecture, cette grille est presque infiniment plus élaborée que la nôtre, de sorte que quand il doit inférer ou déduire à partir de la neige, il agit et pense nécessairement avec une supérieure complexité, presque infiniment – où je démontre que non seulement ce qu’on conclut d’un fait mais sa réalité dépend intrinsèquement des préconceptions notamment morales dont on fonde son jugement, jugement qu’on ne construit généralement que par imitation issue d’un environnement proche et par suite d’une éducation de conformité. Comment donc serions-nous chamboulés, comment pourrions-nous être révolutionnés d’un événement dont nous sommes incapables de rien que sentir la nouveauté ? Même la maladie et la mort – surtout la maladie et la mort – se conçoivent avec une somme faramineuse de préjugés et d’inculcations entravant leur exacte considération en tant que faits, de sorte que, non, nous n’en vivons pas l’expression inaltérée : nous ne faisons peu ou prou que reconduire les sentiments et pensées sur la maladie et sur la mort tels que notre société nous les dicte ; nous sommes trop sociaux avant que d’être, d’être vraiment par soi-même, et ainsi toutes nos expériences en sortent lénifiées et égalisées, nous ne vivons pas ce que nous prétendons vivre, nous conformons nos sens à une interprétation unanime des phénomènes qu’on rencontre et dont nous ne percevons que des parcelles validées. Toute notre réalité est une fragmentation et une réduction

Ce qui suit en est la démonstration dure : la plupart des lettres authentiques de poilus ne font que répéter les mêmes visions détournées de préconceptions semblables ; je veux dire, et c’est terrible, que n’importe qui d’un peu imaginatif et rigoureux parlerait pareillement de ce conflit sans l’avoir expérimenté, rien qu’après avoir suivi une synthèse historique ; on croirait lire une imagerie uniforme où ne s’investit pas d’individu, imagerie dont la raison ne tient pas du tout aux faits identiques dont le rapport peut fort bien ne pas différer beaucoup, mais à une attention portée aux mêmes impressions manifestement recopiées, aux mêmes espérances et rancunes nettement imbibés, aux mêmes intentions de rumeurs et de plaintes ayant préexisté à la guerre ou s’étant transmises au sein des soldats à l’arrière ou sur le front, aux mêmes éléments dont l’analyse révèle qu’ils ne sont pas plus évidents qu’universels mais bel et bien élus selon leur complaisante et rassurant unanimité, toutes représentations, en somme, à l’exclusion d’une version personnelle et unique du fait vécu, à l’exclusion d’un regard profond porté sur son environnement en relation avec soi, à l’exclusion d’un sentiment et d’une réflexion plus qu’automatiques et superficiels qui diffèreraient des autres et tâcheraient à quêter, notamment, quelque essence de la guerre en rapport avec une singularité. Je ne reproche évidemment pas aux combattants d’avoir relaté les mêmes réalités puisqu’ils en furent témoins, mais je constate avec objectivité et comme philologue qu’ils n’ont accordé d’importance qu’à des faits auxquels ils étaient intellectuellement préparés, qu’ils ont automatiquement exclu de leurs observations tout ce qui échappait au bain connu des consensus, qu’ils ont ainsi rapporté ce qu’il convenait de remarquer plutôt que ce qu’en tant qu’individu ils auraient pu vouloir remarquer, de sorte qu’ils n’ont même vu au cœur de la tourmente que ce qu’ils étaient disposés à voir, que ce que leur esprit se croyait autorisé à penser, et bien souvent ce n’est qu’après avoir lu un témoignage différent du leur qu’ils se sont permis de relater eux aussi ce fait, sans pourtant la conscience de cette influence, si bien que ce n’est que par somme d’inspirations, pour ainsi dire, que le fait s’est mis à exister, c’est-à-dire à exister comme considérable dans le champ des perceptions : c’est cette sélection qui constitue la preuve même que ces soldats n’ont vécu la bataille qu’avec un esprit commun, autrement dit qu’avec le tamis de la grégarité et du consensus au point qu’il serait relativement facile de produire des faux où les mêmes tropismes se rencontreraient et où, hormis certains noms et dates pour lesquels il faudrait minutieusement se renseigner, on serait sans grande peine à traduire la pensée médiocrement majoritaire d’un poilu selon son niveau social (j’ai d’ailleurs eu l’occasion, à ce que je crois, de confondre une de ces mystifications, mais le faux témoignage dont il s’agit s’inscrit dans une telle société d’adulation qu’il ne m’a pas été loisible de convaincre ses lecteurs de la falsification et que j’ai préféré abandonner dès l’abord toute démonstration qui, pour exacte et concordante d’un point de vue philologique, aurait été fâcheuse à de nombreux idolâtres).

Ainsi, un être imaginatif n’a pas besoin d’expérimenter les tranchées pour en retranscrire l’horreur de façon persuasive, et je prétends qu’il n’en avait guère besoin non plus à l’époque, puisque c’est toujours la même description dans les témoignages, grossièrement rendue, très uniforme, et donc à la fois grossièrement et uniformément vécue, sans recherche de particularité et sans nette altération imputable au point de vue – c’est sans parler encore de l’Histoire comme propagande et opportunité qui défend « moralement » qu’on attaque des discours officiels. Si l’on y regarde bien, c’est à croire qu’en la rédaction de ces lettres a dominé inconsciemment un principe de conformité, une volonté de typicité, un désir d’accumulation et d’insistance pour l’édification, comme cela se rencontre dans les sondages lorsque les Français expriment tous la même opinion de façon presque délibérée pour indiquer massivement une défiance, ou comme dans la pétition où l’on feint de s’accorder parfaitement avec le manifeste en dépit des nuances pour faire valoir un gros contentieux. On force la réalité à l’identique parce qu’on ne la regarde qu’en usant des outils du général, et l’on en ignore et abstrait la réalité intérieure, on annihile l’individu en s’en épargnant la recherche, parce que l’identité est plus difficile à saisir que la conformité, et pourtant c’est bien cette réalité-ci qui finirait par constituer le témoignage général si elle était suffisamment communiquée jusqu’à imprégner les mœurs. Comme chacun adapte son discours à ce que l’interlocuteur ou le lecteur est disposé à entendre, on vérifie toujours au préalable que son propos a déjà été accepté ailleurs, nos perceptions même relèvent aussitôt si cette réalité qu’on est tenté d’atteindre est convenable avant de la considérer et de l’assimiler, et l’on se fie, avant de relater un fait, avant même que sa sensation s’intègre à soi, à ce qu’un grand nombre de gens ont pu en communiquer avec acceptabilité, tel grand nombre qui toujours ne se fonda que sur les témoignages d’un petit nombre, les rares à avoir véritablement vécu et rapporté l’événement les premiers, en quoi chez l’homme la perception d’un phénomène enfle ni plus ni moins comme une rumeur et presque indépendamment de la réalité, ou disons de la profondeur, de ce phénomène. On adhère d’abord à une version de telle expérience, après quoi seulement on vit l’expérience en adéquation avec cette version : mais rares sont les personnes capables de se détacher virginalement de toute antériorité convenable d’un phénomène auquel ils sont mêlés pour le vivre pleinement et tel qu’il est.

Et puis, quand un jour un individu véritable prend la parole pour chercher une vérité au mépris de ce qui est unanime et admis, et par exemple sur la guerre, cela donne quelque Marc Bloch et L’étrange défaite où chacun s’étonne d’avoir vécu les mêmes faits sans avoir songé à les raconter, parce que l’unique et le profond étaient inaccessibles à des esprits désireux surtout de ne pas se distinguer, sans doute pour être aisément crus, cependant que surgit une impression d’évidence. Tout à coup, le fait diffère et l’histoire change, tout se complète d’une vision qui donne corps à une réalité ignorée c’est-à-dire méprisée, on découvre qu’il existe quelque vérité universelle que tout l’univers a tu faute d’oser y toucher, et l’histoire se trouve augmentée qui n’était composée que d’une collection de rapports convergents, dont la convergence était une condition de recevabilité, la voici soudain subitement altérée d’un seul témoignage qui explique ce qu’on n’avait pas réussi à démêler, il n’a fallu qu’une sensibilité intacte et approfondie pour exhumer un fait qui s’avère plus vraisemblable et systématique dans l’ensemble d’une période que ce que peut-être dix mille hommes ou même davantage ont communiqué en ne recourant justement qu’à un commun esprit-de-vraisemblance c’est-à-dire en ne faisant que voir et dire ce qu’ils se supposaient tenus ou condamnés de voir et de dire. Cette manie presque instinctive, sociale, d’abonder les versions répandues pour se couler une place au sein d’un environnement médiocre est ce qui nuit le plus au monde, à l’innovation et à la grandeur : personne ne tente d’audace, chacun envisage le moindre écart à la doxa avec scepticisme et crainte, on est envahi d’un immense doute de soi à l’impression de la plus petite différence qu’on se retient alors d’exprimer au point de la bannir de ses sens, et ainsi tout demeure ou est considérablement ralenti, l’humanité se fige qui tient surtout à ressembler, au point que même la réalité ne peut plus être examinée que suivant un angle très répandu, cette réalité qui se confond avec le banal et s’y enracine, qui ne tire sa substance que de l’idée vague de sa vraisemblance. En cela, une véritable éducation devrait être une école de la sensibilisation au péril de l’uniforme qui devient aveuglement et même mensonge bienséant, et pas du tout consister en ces établissements on l’on n’enseigne au contraire qu’à respecter des procédures et des paroles sur des fondements aussi fragiles que l’autorité des professeurs et des diplômes. On n’y devrait pas se contenter de lire des textes et de consulter des documents, mais lire en soi et y consulter plutôt la superbe plausibilité de tout ce qui n’a pas été documenté jusqu’alors. Quelle grandiose avancée ce serait alors dans tous les domaines de la connaissance : ne pas se limiter à des codes ou à des dogmes extérieurs et préétablis ni pour déduire ni pour percevoir ! Admettre en n’importe quelle science l’éventualité par défaut d’une incomplétude ou d’une insuffisance, y supposer la lacune par principe ! Il y aurait le moyen de ne pas se résoudre aux experts et aux expertises comme notre époque basse tend à le faire par paresse et donc par « confiance ». On trouverait peut-être, assez soudain, que la plupart de nos certitudes ne sont fondées que sur le souci homogène de ne pas les réfuter.

Drieu La Rochelle compte parmi ceux qui, après toutes les unanimités concordantes sur la relation de la première guerre mondiale, a su explorer l’inconnu avec assez d’identité pour en relever des réalités qui ne furent jamais si nettement dévoilées ailleurs : dans ce recueil de récits inspirés de l’expérience de son auteur, récits qui se complètent et se prennent discrètement et astucieusement pour références, ce conflit prend une autre mesure, il se gonfle de vérités plus profondes, il acquiert une dimension d’intimité qui manque le plus souvent dans la peinture soi-disant « objective » des tranchées. Tout ce qui est commun importe peu tout à coup, la boue, les poux, les assauts, les morts, le bruit, le manque de vivres et la bêtise des officiers, tous ces éléments aisément constatables et alors inlassablement ressassés comptent aussi peu que le tissu du pantalon que vous portez, c’est manifestement du cliché pour l’auteur et ça l’ennuie assez, il refuse à peu près de s’y soumettre et d’y perdre son temps – est-ce qu’un jour de beau temps, il vous viendrait à l’esprit d’écrire au surplus que le ciel est bleu ? Toute cette universaline de la Grande Guerre témoigne plutôt d’une absence d’intellection, de sa faiblesse en tous cas, d’une uniformité de mœurs qui n’est pas propre aux géniales Révélations et que Drieu, sans la réfuter, préfère ignorer. C’est son grand avantage et son bienfait le plus fécond : prouver sans volonté d’épate qu’un fait ne se recopie pas et que la littérature, en la mettant au jour, fabrique la réalité. Et ainsi, ce qu’il exprime dans ce livre me semble infiniment plus vraisemblable que les méthodiques resucées superficielles, que les surabondants lieux communs de vertus, de vices ou surtout d’absurdes et d’insensés c’est-à-dire de non-dits ou plus exactement de non-pensés que, comme par anticipation de culpabilité de ne les pas faire figurer dans les annales, les soldats ont préféré patiemment retranscrire, avec les récits énumératifs de toutes les actions entreprises au combat où des hommes tombent, où des balles fusent, où la boucherie s’exalte – qu’on note (j’y pense à l’instant) que même chez Drieu (c’est sa limite) on ne parle jamais des morts qu’on cause, des morts ennemis en tant qu’individus, on ne se distancie jamais quand même jusque-là, l’esprit ne franchit pas cet espace, ce demeure une sorte de tabou, une de ces préconceptions indépassables qui oblitèrent ou offusquent la totalité de l’expérience. Et c’est manifeste, dans cet ouvrage, que les actions même des hommes ne veulent généralement rien dire, qu’elles ne procèdent que d’un esprit résolu à ne pas réfléchir, que les soldats n’agissent en somme qu’en conformité avec une mentalité de groupe, de sorte qu’il n’y a vraiment aucun intérêt à détailler ce qui n’est que l’expression d’une machine, à savoir l’action irréfléchie – eh quoi ! s’épancher sur la peinture d’une réalité qu’on s’est justement attelé à provoquer par goût des similitudes ? Ces « Il fallait » et « Je devais » ne sont, à bien regarder, que des prétextes à ne rien intérioriser, à ne rien décider, à ne rien voir, et il faudrait se passionner pour des observations d’aveugles ? Précisément, Drieu constate cette uniformité et il ne tarde pas, comme individu, à la condamner et vouloir fuir : les régiments ne lui paraissent pas seulement humains, il ressent de la honte d’y être associé, comme une poignée de véritables professionnels se fédèrent mal au reste de leur collègues ; il répète cette honte qui contient une lourde accusation ; ce qui lui paraît absurde ne consiste pas tant en la barbarie des combats qu’en la façon dont chacun s’y soumet sans réfléchir avec avilissement, avec une passivité qui est une négation de toute volonté individuelle, qui est une faute personnelle plutôt qu’une fatalité ; il ne leur est pas du tout solidaire, il les voit, les comprend, et aussitôt n’aspire qu’à les dédaigner ; il découvre en majorité des hommes sans intériorité, des hommes-bêtes en tous sens, et y compris loin des combats une grande multitude d’hommes qui ne savent ni penser ni vivre, des hommes d’automatisme, des hommes-clichés et veules, des hommes-de-grand-mépris, des anti-hommes. Drieu ne s’abandonne pas à l’inertie de la guerre qui est encore pour le quidam bien davantage une excuse d’irresponsabilité et de confort qu’une obligation portée par un ordre, il demeure un élan, lui, l’ennui l’accule plutôt au suicide, le dégoût à la désertion, la paralysie du front à des sursauts qui sauvent parfois des compagnies : il a su rester individu au milieu du bétail consentant, sans particulière vantardise puisque même ses galvanisations batailleuses ne lui semblent pas plus glorieuses que des humeurs spontanées, involontaires et bientôt retombées en désirs d’autre chose : « Je m’élançai à travers les balles, avec une étrange allégresse. Allégresse d’être seul et de me séparer, autant que de me distinguer des autres, par un acte surprenant. Et, sans doute, avais-je besoin d’agir pour ne pas tomber dans le marasme. Au fond, j’avais senti autour de moi l’accablement de toute cette médiocrité qui fut pour moi le plus grand supplice de la guerre, cette médiocrité qui avait trop peur pour fuir et trop peur aussi pour vaincre et qui resta là pendant quatre ans, entres les deux solutions. » (page 46). Il analyse la situation en homme au milieu de ses dissemblables, de piètres pièces de foule ; il est seul à percevoir largement et à vivre avec ouverture ; son style même traduit l’individu, quêtant singularités et profondeurs, aspirant aux vitalités intérieures, quêtant en lui la vertu aristocratique de la distinction qui est le nom qu’on refuse hautement de prêter à la découverte – tout individu, toute singularité, tout paria est foncièrement heuristique. On n’a pas littéralement assumé la première guerre mondiale, ni complètement comprise, si l’on n’a pas lu des auteurs comme Drieu La Rochelle, parce qu’à tous les rapports impersonnels et unanimes il manque de sum qui rendrait opportun le cum, on n’en garde uniquement l’idée dominante qui est, dans tout phénomène, la pensée vraiment la moins fertile, le consensus le plus automatique, environ ce que le proverbe est à la poésie. Et comment, d’ailleurs, un individu un tant soit peu éclairé de notre société, de la société française telle que nous la connaissons et telle qu’elle se caractérise depuis au moins cent cinquante ans, comment cet homme vivant au milieu de Français et dans leur promiscuité la plus étroite, pourrait-il arguer d’idéologies aussi naïvement répugnantes que cet « esprit de corps » et cette « solidarité dans la lutte », si typiques, tellement forcées, des caricatures sans même parler de propagande, d’une conception si mièvre et contestable, et dont d’aucuns nous ont tant rebattu les oreilles et presque obligés d’y croire légalement, juridiquement ? Comment, même à l’occasion d’une guerre, peut-on déchoir en pensée et en idéal, en propreté, au point de se croire « fraterniser » avec « le Français » ? Qu’on voie comme ces stéréotypes servent des préjugés, n’intéressant que le besoin de ne pas se sentir seul à affronter des douleurs, comme s’il suffisait de traverser ensemble une souffrance pour se sentir complété dans le sentiment du mal ! C’est poisseux comme tout et jamais expérimenté, ce « partage », cette « compassion », cette « union » ; un truc de patriote, de bon chauvin à tête réduite, c’est de l’adage à l’emporte-pièce et tiré à soi pour se figurer l’atténuation d’un mal, encore de l’offuscation de réflexion au profit du confort de la bonne-conscience. Tandis que : « Il me fallait partager avec des inconnus médiocres une aventure dont une minute j’avais tout attendu et qui du fait de ce partage devenait insipide. » (page 62) – voilà qui sonne le vrai plutôt que l’illusion ! Ou bien : « Ma mort particulière, dans un coin perdu, me paraît inutile et vaine. Et puis, elle se présente sous les espèces par trop infimes et divisées, et ridicules et haïssables, des individus avec lesquels je me trouve agrégé. » (page 73) – voici qui contredit véracement du John Donne et son sentiment mièvre du « Nul homme n’est une île » ! Si mener une guerre c’est être seulement soudé à des camarades, alors à quoi bon y abandonner sa destinée propre dans le destin commun d’une bande d’êtres assez irréfléchis et devenus soumis ? On ne risque pas sa vie particulière pour un motif général ! Drieu, lui, eut manifestement le « défaut » d’avoir souhaité l’expérience entière de la guerre plutôt que de s’y être juste « laissé prendre » ; il n’a pas joué le jeu dont parle Bernanos dans La France contre les robots, celui du fonctionnaire enrôlé et mou qui se contente à peu près d’être nonchalamment commandé en rechignant autant que possible aux actes individuels par apathie pour la survie : il fut d’une race de conquérants, il aspirait aux combats, le sacrifice ne l’inquiétait pas pourvu qu’il pût avoir l’honneur de mourir héroïquement, c’est-à-dire en homme, ce dont ce conflit le privait et le dépossédait. On trouvera rien que dans cette idée quelque chose qu’on a rarement lu ailleurs, une caractérisation même de cette guerre, une indignité humaine, une dégradation de l’être, une ignominie de la personne, très largement inédite dans sa dimension systématique et plus terrifiante peut-être que dans nul autre conflit antérieur ; et ce n’est pas la boue, ni les poux, ni les assauts, ni la bêtise des officiers qui en sont à l’origine, mais c’est le fait de se livrer à une guerre en position honteuse et couchée, sans voir l’ennemi, sans aller au combat, d’y demeurer passif jusqu’à l’engourdissement de tout bel éclat en soi, dans un continu et aléatoire écrasement de ferraille, et d’être blessé ou tué sans avoir su comment, une guerre sans fierté, une guerre sans homme, une guerre de pures patience et fatalité, une guerre sans bataille ni soldat. Or, pour produire cela, cette synthèse difficilement concevable à moins d’échapper au préjugé qui n’est toujours que la somme des constatations d’avant soi, pour écrire ce constat inédit qui ne dépend que d’un mode original d’observation du réel, il faut une véritable conscience, et une conscience aussi pour l’inimaginable et l’inouï, en quoi il est confirmé que la réalité, aussi, est une sorte d’invention.

 

À suivre : L’art d’avoir toujours raison, Schopenhauer.

 

***

 

« N’avez-vous jamais rêvé à l’étrangeté d’un endroit où il n’y a personne, pas un homme, un endroit que personne ne regarde ? Étrange veuvage de la terre sans l’homme, sans l’œil. Et si, en plus de cela, cette terre est dépouillée, nue. Si on a soufflé ses maisons, si on a arraché ses arbres et ses herbes, chassé au loin ses animaux, alors quelle chose inimaginable, inhumaine. Avez-vous vu des terrains vagues aux portes d’une ville ? La désolation de ce qui n’est ni la ville ni la campagne. Mille yeux secrets étaient braqués de tous les côtés, mais moi je ne les sentais pas. Je ne sentais pas la chaleur de tous ces hommes dissimulés. Dans tout ce pays il n’y avait personne. Qui n’a vu le vide d’un champ de bataille moderne ne peut rien soupçonner du malheur perfide qui est tombé sur les hommes et qui anéantira l’Europe. Il y a là des milliers d’hommes, des centaines de milliers d’hommes. Et on ne les voit pas. Où sont-ils ? Cachés, ensevelis dans la terre, déjà ensevelis. Et ils ne remuent pas, ils ne remueront pas pendant des jours. S’ils remuaient, on les verrait. La terre cache les hommes. Et pourtant la terre est réduite à rien. Ce n’est pas un pays plat, il y avait partout des ondulations ; mais tout cela, pioché, était uniforme. C’était devenu un pays lunaire, où les volcans pressaient leurs gueules béantes les unes contre les autres comme une foule figée dans un dernier hurlement. Plus de maisons, plus d’arbres, plus d’herbes. Plus d’animaux sur plusieurs lieues.

C’est tout ce que je me rappelle : la solitude, la solitude immobile. » (page 181)

 

« Ce jour-là, je me suis juré que tout cela était une honte, une abomination et que cela n’avait rien à faire avec moi, un soldat. Un soldat, c’est un homme. Un homme, c’est un corps. Or qu’advenait-il de mon corps ? Je n’avais pas à m’en servir. Il était voué à une lourde et sournoise et continue blessure hideuse et lente comme une maladie. Je n’avais ni à courir ni à sauter. Je n’avais à remuer ni mes bras, ni mes jambes. Mes muscles ne me servaient à rien. Quant au commandement, cette partie puissante de mon être entre mon corps et mon âme n’avait pas à remuer non plus. Mes hommes étaient assis et attendaient. S’il avait fallu susciter quelque chose en eux, c’eût été une peur active. Et cette absence de l’ennemi, qui causait une désorientation perpétuelle de tout l’être humain en moi – c’est-à-dire l’impossibilité de donner un sens à mon courage, l’inutilité de toute précision, de toute articulation, la paralysie en moi de l’action, de la liberté.

Qu’est-ce que je fais là ? Je suis un homme. J’ai été promis à un monde d’hommes et d’animaux. Mes ancêtres n’ont pas travaillé à une civilisation pour que soudain nous n’y puissions plus rien et que le mouvement se perde machinal, aveugle, absurde ? Une machine, un canon qui tire sans arrête, tout seul. Qu’est-ce que cela ? Ce n’est ni un homme, ni un animal, ni un dieu. C’est un calcul oublié qui poursuit seul sa trajectoire à travers le monde, c’est un résidu incroyable. Quelle est cette reprise étrange de la matière sur la vie ? Quel est ce déroulement mécanique de la matière ? Des mots absurdes deviennent vrais : mécanisme, matérialisme.

C’était un déchaînement inattendu, épouvantable. L’homme au moment d’inventer les premières machines avait vendu son âme au diable et maintenant le diable le faisait payer. Je regarde, je n’ai rien à faire. Cela se passe entre deux usines, ces deux artilleries. L’infanterie, pauvre humanité mourante, entre l’industrie, le commerce, la science. Les hommes qui ne savent plus créer des statues, des opéras, ne sont bons qu’à découper du fer en petits morceaux. Ils se jettent des orages et des tremblements de terre à la tête, mais ils ne deviennent pas des dieux. Et ils ne sont plus des hommes.

Je me rappelle Marathon. J’en appelle à Marathon.

Je m’ennuie. Je ne puis déployer ni mon intelligence ni mon courage.

(Mais si tu étais aviateur !) » (pages 185-186)

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