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Henry War
6 décembre 2021

Le christianisme comme continuité

Plus je connais les hommes d’à présent, et notamment le bain « moral » où ils aiment à se conforter, moins je conçois le christianisme comme rupture, comme événement, ou comme audace – mais j’admets ignorer quel était au juste l’état moral antérieur au Christ et sous quelle domination de cruauté et de dureté les hommes avaient coutume de vivre. Il me faut donc au moins concéder qu’ils aient effectivement pu sentir un changement de paradigme éthique en leur faveur, une « opportunité » ou une « occasion », notamment une altération essentielle des critères de valeur qui, jusque-là probablement, se fondait sur l’acte objectif et sur la distinction de l’individu, conception sévère et exclusive, plutôt juive et peut-être romaine, et non pas, ainsi qu’il advint ensuite, sur la sensation seule d’accomplir le bien, un bien entièrement neuf puisque unanimement réparti et auquel il suffit désormais « d’ouvrir son cœur » pour en être pourvu et récompensé au lieu de réaliser quelque œuvre probatoire avant l’inspection de juges humains. Le christianisme en tant que religion d’élection des hommes parle toujours contre eux de la même façon, racontant la même histoire d’un engouffrement décadent dans la plus prochaine facilité : il apparaît la même interminable bêtise du fond de l’humanité immuable, continue et indifférenciée, la réponse à l’homogène tendance à l’abandon et à l’irresponsabilité, la doctrine de la passivité incarnée par Jésus, représentée comme grandeur pour la consolation de tous les misérables qui refusent de se secouer et d’agir, et symbolisée pour des êtres puérils par des attributs bizarres qu’il faut s’empresser d’approuver en doctrine sans les comprendre, par intérêt immédiat. S’il est vrai qu’en cela notre époque est chrétienne – moins la liturgie et le culte, bien entendu –, je ne parviens pas à me représenter où le christianisme aurait apporté une révolution humaine, une altération fondamentale en l’homme sous la forme d’un progrès positif, et encore moins un perfectionnement de sa personne particulière, si ce n’est dans la roublardise, quoique pas nouvelle non plus, à établir et à instituer des hiérarchies et des juridictions temporelles sur des prétextes spirituels : en somme, le génie du christianisme, c’est la simonie ; mais tout le reste était déjà en attente dans la paresse de l’homme, dans ses inclinations molles et mièvres, tout le reste figurait déjà la tendance humaine ; le christianisme ainsi ne fut pas un renouveau ontologique, ce fut une permission et un laxisme. Si l’on sait humer l’odeur foncière de notre espèce, si l’on ose franchement reconnaître la pente de l’homme et la façon dont il aspire depuis toujours à être couronné pour tous ses manquements d’effort, on trouvera que le dogme de la bonté intérieure doublée d’un fatalisme où l’action véritable devient vaine – le tout justifié par une superstition – est précisément ce à quoi l’humanité tend le plus facilement : le christianisme constitue une excuse à faire ce que l’homme a toujours voulu, c’est-à-dire pas grand-chose, tout en conservant sa bonne-conscience et son estime-de-soi. La preuve, c’est que du christianisme, nous avons gardé l’esprit et rejeté Dieu, ce qui démontre bien qu’on ne tenait à la foi que pour justifier ce que la tradition – l’usage, l’imprégnation, la morale ambiante et héréditaire – a établi depuis que ces transcendances divines nous paraissent des chimères rétrogrades : les hommes n’avaient pas fondamentalement besoin de Dieu, Dieu n’est qu’un accessoire du christianisme, un superflu qui, sitôt remplacé par la bien-pensée immanente, celle « ressentie intérieurement », n’enlève rien à l’idée de se comporter comme un chrétien, en se trouvant perpétuellement bon, en se sentant perpétuellement méritant pour l’équanimité de son âme pourtant inactive, et en s’accordant perpétuellement le pardon pour toutes sortes de faiblesses et de vices qu’une auto-confession (puisqu’on a aussi rejeté le prêtre, jugé trop intrusif) permet aussitôt d’oublier. Le christianisme n’a rien fabriqué en l’homme, en le fond de l’homme aspirant au repos ; il n’a contribué à aucune œuvre, ce n’est que par hasard et presque par antithèse qu’il a réalisé des efforts, mais sa doctrine peut se résumer en ceci : « Ne point résister, et être justifié et sauvé quand même ». Mais, sous l’égide initial d’une légende pas même tellement crédible et dont on s’est surtout dépêché de ne pas examiner la vérité – il est en cela à la fois curieux et tout à fait logique qu’on crut aux Évangiles surtout après qu’il n’y eut plus de moyen de vérifier leur authenticité, car on voulut y croire plus qu’on n’y crut par l’argument et la raison, et plus on s’éloigna des sources, plus on se débarrassa du besoin de la preuve parce qu’on ne désirait pas prouver, on ne désirait qu’adhérer par intérêt, on n’avait pas besoin de la réalité, on avait mille fois plus besoin d’instaurer, même sur du mensonge, un usage consolant de la faiblesse et de la médiocrité universelles –, il a permis et facilité la réalisation assumée, apaisée et décomplexée, de ce qu’il y avait peut-être de moins romain et de moins juif en l’homme, à savoir le refus de toute sélection ainsi que l’égale et rassurante universalité des mérites. Le récit du christianisme est celui de la surrection des mauvais penchants obscurs, tout particulièrement de la veulerie jusqu’alors probablement dénigrée avec justesse, au soleil non même de la rédemption mais de l’assomption – le christianisme, c’est seulement la renaissance de la faiblesse et de la passivité comme morale vantée et dominante. Le christianisme a offert aux peuples la chance inespérée, tant désirée, incroyable, une occasion énorme dont ils se sont aussitôt emparés, de « faire mal » et de ne « rien faire » comme tout le monde. Ainsi, il a soulagé l’homme de la culpabilité de son insignifiance, l’a soulagé des peines du jugement et de l’exercice fastidieux du discernement au moyen de la « tolérance » et de « l’humilité », l’a soulagé des difficultés de la nuance en vantant l’acceptation de toutes défaillances et le refus de toute préférence, l’a soulagé de ses inquiétudes et angoisses sur sa valeur, l’a soulagé du devoir actif d’élévation et de toute forge vigoureuse de son état. Il l’a défaussé de l’effort appliqué à la réalité, l’a libéré du malaise de n’être rien, de n’accomplir aucun effet et de ne produire aucune conséquence, l’a conforté dans l’infondé de ses « vertus-d’emblée », de ses vertus « innées », de ses vertus a priori, de ses vertus en tant qu’homme et comme volontés strictement limitées de ne pas faire le mal ; il est le précurseur de toutes les diversions et de toutes les consolations bon marché. Il situe essentiellement le bien dans la prière et dans l’intention, le mal dans l’acte, acte désigné par les acceptions péjoratives d’« ambition » et d’« orgueil », de sorte qu’il s’est établi une grande suspicion au mouvement volontaire plutôt qu’à la résignation immobile. Une présomption de condamnation a commencé à régner sur le désir de supplanter, et toute pensée d’une supériorité s’est vu opposer l’image sainte de l’innocence et de la candeur : coupables d’office, tous ceux qui aspirent à entreprendre et à dépasser : on a convenu qu’il fallait attendre plutôt une révélation, une volonté extérieure, et, patientantespérant cette élection divine dans l’ombre des humbles, ne faire que s’adonner à des activités normales, en père de famille c’est-à-dire sans distinction particulière, sans éclat notable, sans vitalité forte. Et il faut reconnaître en cela que le christianisme n’est point une abruption, une interruption, une révélation comme un éveil ou un sursaut dans l’histoire : c’est un retour aux sources de la superfluité, une régression vers l’instinct d’agrément du Civilisé, vers son idéal intime, vers ce qu’il a toujours souhaité sans l’avouer jusqu’alors, cet infime de la tranquillité, du repos et de la paisible jouissance, ce ridicule de la soumission, ce minuscule honteux de la satisfaction pour rien, qu’on nomme d’un coup « béatitude » et qu’on prétend soudain aider à servir Dieu – infâme prétexte ! Il n’y a pas lieu de considérer le christianisme comme un événement, avec une naissance, un apogée et un déclin, il n’a fait que confirmer et conserver les bas désirs de l’homme d’obtenir le salut sans autre démonstration ni élaboration d’effort que le fait d’y penser de temps à autre et de le vouloir ; le christianisme ne saurait être considéré logiquement comme un point de départ mais il constitue, au regard de l’individu au grand recul, au regard profond de l’analyste des vastes perspectives, au regard du meilleur psychohistorien de l’humanité, une continuation en forme de justification instituée de ce qui était jusqu’alors admis comme vice, comme défaut ou insuffisance, je veux parler du plaisir du laisser-aller, du plaisir de se sentir bon uniquement par la contemplation de ses prétendues potentialités, du plaisir de s’abandonner en sentimentalités improductives et pitoyables, et du plaisir d’aimer stupidement et de prétendre l’amour senti une raison suffisante à recevoir des amours transcendantes et durables, en quelque flatteuse et dégoûtante disproportion du don et de la récompense. Et voilà pourquoi celui qui prétendra que de pareils plaisirs furent créés par le christianisme est un affabulateur : ces plaisirs sont si accessibles et aisés que c’est sans aucun doute qu’ils lui préexistèrent et ne demandèrent ardemment que le prétexte d’un malentendu – le Messie tant attendu – pour s’exacerber sans réprobation ni souci. Le christianisme d’alors, c’est à très peu près l’humanisme d’après, puis l’existentialisme, puis le pacifisme, puis le féminisme, puis l’écologisme etc., tout ce qui, à présent dénué de dieux mais pas de mysticisme, exalte des luttes sans vraie résistance, des idéaux sans combat manifeste et des valeurs sans réflexion que des morales admises et inconsidérées. Tout semblablement, nous avons fabriqué nos religions de la liberté des peuples, de l’égalité des sexes et du réchauffement climatique, sans les prétendre des fondations miraculeuses : il n’y a pas de miracle, il n’y en a jamais eu, la religion, au sens classique, n’est qu’un désir universel d’abandon à la paresse, à la fois si patent et révoltant qu’il lui fallait, pour la soutenir, le recours de la magie et du surnaturel : cet étayage est dépassé et obsolète, il ne suffit plus que d’y maintenir un impensé et avantageux en-dehors du prodige, dont la contestation même sera rendue malveillante ou, disons, « complotiste », comme l’idée que le peuple est grand par défaut, que toute femme vaut tout homme, et que la hausse des températures terrestres est indéniablement la conséquence de l’activité humaine – impossible de revenir sur ses présupposés sans provoquer la même réaction qu’un chrétien face au « démon ». Cela fait bien des siècles, en somme, que la France et le monde ont connu des dizaines d’autres christianismes sans annoncer chacun d’eux, chacun de ces prétextes à asseoir sa torpeur tant enviée, comme un avènement et même comme le avènement ! Et c’est pourquoi il n’est même pas vraisemblable que le christianisme ait bâti des valeurs : il s’est contenté de retourner des faiblesses en vertus, comme tous les autres christianismes après lui ; il a incité à ce que la paresse universelle en l’homme réclamait, à savoir : le droit à exister sans honte, à demeurer sans honte, où se reconnaissent tous les christianismes contemporains, toutes valeurs qui naissent régulièrement sur le socle de l’irréflexion et de l’inexamen, tout ce qui s’établit et s’institue en dogme sur une pratique défaillante de la raison froide et pure. Le christianisme n’a pas fini : nous y sommes à plein, quoique sans Dieu, beaucoup d’autres exactement similaires ont pris sa place, partiellement ou en totalité, depuis deux mille ans. D’où ce constat terrible : l’homme n’a pas changé, n’a pas changé, pas du tout ! Sa morale contemporaine est exactement un christianisme en un peu moins magique et tragique, et il trouve toujours, depuis ce temps, quelque invention nouvelle pour se satisfaire de ne pas faire et d’être ce qui lui plaît – en quoi Jésus-Christ, si l’on est psychologue et sincère, si l’on est même philologue de la Bible, est bien davantage, malgré le Calvaire, le modèle d’une grande facilité, notamment d’une absolue non-résistance, qu’on ne l’a jamais pensé jusqu’à présent, exception faite de Nietzsche. Et ce dernier se désespèrerait sans doute, s’il vivait de nos jours, après avoir écrit et prédit la mort de Dieu, de constater qu’il s’était trompé : pas de lumière, pas d’esprit rationnel, et nul reconnaissance ou renaissance de la supériorité de l’esprit. Dieu n’était pas mort, Dieu n’avait jamais existé pour l’homme, Dieu était ce qu’il y avait de moins nécessaire dans l’instauration d’une religion, et la preuve, c’est que, depuis la fin de Dieu, Dieu a été remplacé par d’autres dieux, par d’autres mystiques, par d’autres illusions non incarnées, toujours aussi irrationnelles. Le fondement de toute religion, ce n’est pas Dieu, non, mon pauvre ami Nietzsche, mais c’est le souhait universel d’être conforté.

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Commentaires
S
Classique critique Nietzschéenne du christianisme qui mécomprend le spécifique chrétien, la théantropie et la très difficile tache d'éprouver le caractère paradoxal du désir ou l'individu rené de sa propre négation.
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