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Henry War
24 janvier 2022

Interdire l'atténuation d'un mal

Qu’est-ce que la fessée ? C’est l’atténuation d’un vrai coup, un simulacre. Il faut songer qu’à un moment de notre histoire, non seulement on a choisi d’atteindre l’endroit du corps le moins susceptible de dommage (on ne me fera pas croire qu’on a élu les fesses par assimilation avec la sexualité, je laisse ces extravagances-là aux absurdes et spécieux psychanalystes), mais on a ouvert la main pour frapper – quand déjà la gifle était l’imitation diminuée d’un coup de poing. La fessée ainsi faite ne réalise presque aucun risque de blessure physique : on ne connaît guère, je pense, d’enfants hospitalisés uniquement par fessée, et l’on imagine mal par quel moyen on produirait avec cela plus qu’une ecchymose, encore qu’en s’acharnant. On oublie volontiers que la fessée est à peu près le contraire d’une brutalité, une parade à la souffrance effective, un procédé de contournement d’une violence vraiment conséquente, et, au même titre que la prison est à peu près une figuration de bannissement, la fessée est un symbole de coup – on voit qu’une société a institué, en somme, un succédané pour ne pas infliger durablement une marque. Mais même cette pratique somatiquement inoffensive est devenue intolérable à notre contemporanéité qui a effacé de sa mémoire qu’elle consiste en un semblant et en une feinte, c’est-à-dire en l’opposé d’un heurt, société qui, restée longtemps à l’abri de toute violence au point de transformer la définition et la réalité de la violence au sens historique, en est venue à se figurer qu’une fessée et bel et bien un coup puisqu’elle inflige une humiliation, ce qui est quand même, reconnaissons-le, assez loin de l’intention de qui projette, principalement ou au surplus de la terreur, de briser un corps. Mais dans notre monde puéril, la faiblesse générale et l’absence de résistance ont contribué à substituer au mal tangible une douleur fictive, et cette souffrance imaginaire – imaginaire parce qu’au propre elle se réalise mentalement –, quoique confuse, est devenue plus vive, et en cela on la pourchasse et l’estime une abomination sous le nom de « violence psychologique » ou même de « torture morale ». Cette poursuite acharnée tient pour beaucoup de ce que cette fiction exacerbée est la seule douleur que le contemporain puisse se targuer d’avoir expérimenté, de ce qu’ainsi il en a besoin comme de prouver qu’il est en effet « quelqu’un dans la vie » parce qu’il porte lui aussi quelque cicatrice, ce qui est certes plus aisé dès lors qu’il suffit de clamer comme on souffre indémontrablement, sans jamais être en mesure d’indiquer la moindre trace de violence. Toujours, le « traumatisme », terme venu à s’appliquer par exemple aux élèves qui éprouvent du désagrément à se rendre à l’école – c’est dire l’abaissement opportuniste du vocabulaire et sa dramatisation sentimentale à l’usage des nantis du confort –, renvoie à l’idée de domination représentée comme nécessairement injuste et tyrannique : délinquant comme enfant sont « rabaissés » par la punition, et le contemporain trouve la prison comme la fessée rétrogrades et « incompatibles avec la civilisation », que toute sanction est victimation du coupable, et que c’est seulement l’ascendance et l’autorité enfin qui confèrent à l’actant la dimension automatique du malfaisant ; et ainsi dès qu’une personne reçoit un détriment sous ce rapport, mérité ou non, elle suscite aussitôt la compassion et devient une sorte de martyr : les importunités du « pauvre réprimandé » disparaissent quand il subit un mal-retour pathétique, on ne s’en souvient plus à moins qu’il s’agisse d’importunités moralement ostensibles et répertoriées, et l’on voit bientôt le criminel se plaindre des traitements reçus en prison parce qu’ils « manquent d’humanité ». Que la justice soit une administration de douleur rendue, c’est ce que notre époque refuse de concevoir, et la seule façon « juste » d’éduquer les enfants, à ce qu’on s’imagine, devrait passer de plus en plus par une inexpugnable douceur et toute la douleur appartenir aux parents : déjà, des voix s’élèvent contre l’idée d’élever la voix, et l’on admet communément qu’un enfant ayant « peur » de l’école soit dispensé de s’y rendre. On n’a toujours pas compris que pour induire la correction d’un déportement, en quoi consiste toute éducation, il faut que le réfractaire se repente, et qu’un vrai repentir se caractérise par une contrariété, causant une variété de souffrance qu’on appelle « regret » ou « remords », ce qui est toujours d’une certaine affliction, d’une certaine peine, d’une certaine solitude et donc d’une certaine souffrance – solitude, peine et affliction qu’on traque et chasse comme inhumanités contraires aux droits fondamentaux. Nos enfants n’auront jamais à se souvenir d’un coup peut-être, ni leurs fesses à rougir d’une tape, ni leurs oreilles à recevoir les incommodités d’une forte réprimande, ni leur corps à se forcer de se diriger en un lieu où ils n’ont pas de plaisir immédiat : d’aucuns jugent cela heureux qu’on n’oblige personne et que chacun jouisse d’une absolue liberté : qu’on voie combien le travail paraît déjà facultatif à ceux qui marchent après nous – et le travail ne consistait presque qu’en un mal nécessaire, qu’en une contrainte ! Ils sont contents, nul ne les oblige plus à se lever du lit pour assister à une leçon qui ne les intéressera que si elle est présentée de façon ludique, si elle dure moins de quinze minutes et se trouve à telle heure du jour qu’ils auront décidée ; de surcroît, cela rend l’illusion d’une extrême tolérance, d’une société débarrassée de toute infliction de violence où chacun est libre de végéter, de croupir et de se désagréger sans la plus petite imposition de difficulté ou de souffrance ; c’est certes, pour l’image, très opportun qu’on abandonne l’humanité à l’animalité dont le caractère essentiel est de ne s’imposer qu’en fonction de l’instinct, des envies et du plaisir ; on prouve ainsi qu’on n’a d’égard que pour sa propre tranquillité d’esprit, que pour sa bonne conscience et son assurance d’impunité, en délaissant sa responsabilité d’édifier après nous, en délaissant une génération dont si manifestement on se désintéresse, en délaissant tout sentiment désagréable par le fait de ne se sentir imposer nul sentiment désagréable. Le mal qu’on infligeait naguère en assumant d’imposer des règles et de les faire durement respecter, c’était le signe qu’on se souciait du bien de nos enfants, qu’on éduquait rien qu’un peu, qu’on transmettait du moins quelque chose ; or, on s’est aperçu depuis, dans cette traque de la violence, que l’éducation blesse toujours ! N’est-il pas devenu clair que quand plus personne ne donne du mal, ne serait-ce qu’un certain mal, alors plus personne ne se donne du mal ! Fuir et proscrire le mal, fuir et proscrire le mal atténué, fuir et proscrire même la crainte du mal atténué, voilà qui est propre à faire fuir et proscrire le travail, fuir et proscrire le travail réel, fuir et proscrire le goût du travail réel. Rien ne corrige plus ; le désagrément rendu contre un désagrément est un scandale : pour une désobéissance même grave, on ne doit pas frapper, on ne doit pas gifler, on ne doit pas fesser, on ne doit pas crier, on ne doit pas punir, et bientôt on jugera, après avoir longtemps claqué des doigts et indiqué par des mines comme on est mécontent, que c’est l’interdit même qui constitue la plus inacceptable violence et qui doit disparaître : n’est-ce pas déjà ce qu’on constate en présence d’enfants de Contemporains ? Ils gênent, embarrassent et dérangent, mais c’est toléré : le parent s’enorgueillit de sa patience et de sa mansuétude, après n’avoir pas passé depuis cinq ans une nuit de sommeil complète sans avoir été appelé au lit ; c’est un être d’abnégation qui n’a que le recours du stupide christianisme pour se prétendre « bon » et qui n’a plus que l’espoir du départ de son fils qu’il s’est attaché comme un fardeau pour ne plus se l’infliger : il ne fait pas le mal, non, mais il en reçoit beaucoup, en une variété d’anarchie qui flatte son esprit « libéral ». Il est généreux pour ce qu’il ne suscite nulle entrave : la génération après lui est certes une bestialité et une jouissance, une sorte de rut, mais il se contente de se trouver magnanime de l’avoir laissée librement choisir, sans nulle blessure physique ou mentale, le mode de vie le plus inconséquent et passif dont elle a eu envie – triste engeance d’un piètre jardin d’Éden où rien ne pousse que, précisément, l’obsessionnel évitement induit du moindre mal.

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