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Henry War
29 janvier 2022

Le vice foncier de la musique

J’ai enfin réussi à déterminer ce qui m’embarrasse essentiellement dans la musique. Je pensais que c’était seulement l’espèce de fascination qu’exerce sur moi toute espèce de mélodie et de rythme, avec sa façon de m’obséder l’esprit pendant des jours et même des semaines. Car ce sont bien chez moi des semaines entières de ritournelles inlassables qui se perpétuent dans ma vigilance, qui se repassent et se multiplient en variations perpétuelles, qui occupent mon attention et emplissent une part secondaire de mon existence, part secondaire dont l’insistance cependant tend à effacer la première. Je ne me déprends pas facilement d’un air ; je puis même dire que la plupart des mélodies m’assiègent, par intervalles et par retours, des années entières, au point qu’une fois entrées en moi, je n’en suis jamais complètement défaussé.

Voici ce que j’ai trouvé et qui équivaut peut-être au sentiment que Nietzsche ne sut pas complètement expliquer (ou bien je ne me souviens pas qu’il l’ait fait) : la musique suborne et assujettit, altère et subvertit, distrait et détourne de son propre langage intérieur. Elle produit une humeur subreptice, adventice, qui n’est pas nôtre, qu’on n’a pas volontairement recherchée et qui peu à peu s’étend à toute notre demeure. Certes, elle prend une place dans l’imagination, définit et restreint de façon provisoire un univers, mais ce n’est pas son principal inconvénient : son vice plus manifeste et plus grave est qu’elle modifie nos perceptions et sentiments, elle pose sur tout ce qu’on voit et fait son tamis et son crible, elle frappe la réalité comme des pièces de monnaie à son effigie, et toute la vie prend la saveur et la forme de cette ligne. Même quand on croit quérir la mélodie qui correspond à son état d’âme, on ne parvient qu’à appliquer sur des impressions personnelles une approximation issue de l’extérieur à laquelle, peu à peu, on se conforme, sur laquelle on se moule et se fige. La musique aliène, c’est une simplification, une grossièreté de soi, parce qu’elle est toujours étrangère et qu’on s’y modèle insensiblement. La musique, fruit en principe d’un être particulier c’est-à-dire d’un art, dispose d’une telle faculté, si envahissante, de s’installer dans l’esprit et le corps, qu’elle parasite nos sensations intimes et impose le prisme d’autrui sur nos effusions qu’il nous faudrait, sans elle, trouver à exprimer de manière entièrement inédite et subjective. La musique, et particulièrement la musique de notre temps, est un art qui libère le musicien et qui emprisonne l’auditeur : elle en a plus que jamais cette intention pour motif, entrer en soi et n’en plus sortir, non parce qu’elle est plus haute et plus belle ainsi mais parce que c’est ainsi qu’elle fait de l’argent et qu’elle convertit et soumet. Pas étonnant que la musique d’à présent, et notamment les musiques populaires, soit un des tout premiers vecteurs d’uniformité sociale : l’amateur de rap, de métal ou de punk, qui s’est laissé envahir graduellement par la mentalité de sa musique, dont l’esprit fut investi pendant des années par les morceaux représentatifs de ce courant, qui a grandi et s’est insensiblement trouvé assiégé au sein de ce cadre homogénéisant, à force de partager les mœurs du genre qu’il a en commun avec un groupe – puisque la musique n’est au fond que mœurs intériorisées – finit nécessairement par ressembler de plus en plus aux membres de ce groupe, en quoi la musique est un média de la similitude et de la vulgarité, et probablement, consciemment ou non, un outil de la grégarité. Souvent, ses amateurs aiment se côtoyer et se frôler sans se parler, ils goûtent le bain et l’imprégnation d’une concordance qui n’a presque absolument plus rien de critique et de rationnel, ils apprécient d’appartenir à ce qu’ils nomment une « culture », plus encore ils adorent s’oublier : la musique est bel et bien de notre époque, en tant que moyen de se déprendre de soi et de ne pas considérer la teneur de son expression idiosyncratique. En quoi la musique contemporaine est foncièrement le soulagement d’une identité.

C’est pourtant vrai que tout art contamine, et la littérature n’est pas non plus exempte de ce pouvoir de fascination. Un livre peut certes exercer une influence, infléchir son centre de gravité, induire des préoccupations et des relativisations, et même certainement corrompre la pensée, seulement il ne force pas les portes de la conscience par un caractère d’effraction, par séquences courtes et répétitives, par cette manière de harcèlement que traduit le refrain ou la rengaine ; le livre n’entrave pas fondamentalement la marche de l’esprit mais il l’accompagne plutôt à la mesure seule de ce que l’esprit est désireux d’en recevoir, et c’est la raison pourquoi les gens sont rarement changés par la littérature, dès qu’ils lui défendent l’accès à leur intimité. Un livre n’a pas tant les moyens d’instruire une obsession superficielle que la musique, c’est pourquoi il ne plaque pas, pendant une vie, son épidermique présence sur toute perception et sensation, instant après instant, comme peut sans mal le faire la musique. Or, c’est justement parce que le livre n’a pas sur l’esprit cette entrée superficielle qu’il est empêché d’effraction : il n’étourdit pas, ne dissimule point, il est moins insidieux, ne convertit qu’après l’ouverture de la pensée et non en la surprenant par diversion ; si la porte n’est ouverte, le livre ne s’introduit point. Un livre peut sans doute rendre joyeux ou triste, mais alors il ne cache pas ses effets sous l’inconscience, car ce ne sont ni les oreilles qui les insinuent inexpugnablement dans l’esprit, ni les yeux qui par le choc les y font ardemment rentrer, mais l’intellection qui est un mode plus évolué, moins instinctif, moins captieux de rapport au monde. La musique peut induire toute la puissance d’un cri, le cinéma aussi, parce que leur immédiateté sur les sens induit une réaction, comme en n’importe quelle circonstance un stimulus précipité sous les strates de l’attention invoque un geste ou utilise la volonté, mais c’est excès rhétorique de prétendre que la littérature peut réaliser l’effet d’un cri : on ne sursaute pas en lisant un roman d’horreur, du moins ne sursaute-t-on pas à cause des mots qui sont écrits. Pour se souvenir d’un livre au-delà d’une vague couleur, il faut réfléchir, et cette réflexion implique une variété d’effort, une profondeur de la mémoire, une trajectoire infra, un commandement dirigé de la volonté, une détermination ou une décision : on fait plutôt au contraire des efforts non pour se souvenir d’une musique ou pour se rappeler une image d’un film, mais pour s’en débarrasser.

La musique est un envahissement de l’âme ou, si l’on n’aime pas ce dernier terme, de la volonté et de la conscience. Elle tire l’individu vers le commun, vers l’altérité, auxquels elle insinue une espèce d’imitation : c’est ainsi qu’on fredonne, c’est ainsi aussi qu’on reproduit les répliques d’un film, souvent sans le désirer, parce que ces arts s’imposent à la conscience dans leurs attributs les plus spécifiquement aliénants et stupides. La musique est l’occupation de soi par autrui, nuisant à l’intégrité : sans s’en rendre compte, on devient non ce qu’on voudrait être, mais ce qu’un étranger a fixé comme de force en soi, notamment pour vous obliger à consommer – maints chanteurs savent qu’il faut fasciner pour vendre et ne conduisent leurs créations que dans le sens de l’entêtement bête, de sorte que, s’ils ont réussi, c’est souvent avant d’avoir intentionné de vous en nourrir que vous les dgérez et ruminez longtemps et à regret. Tout ce qu’on sent et infère devient alors plus ou moins le fruit altéré de cette obsession, selon le rythme, la mélodie et les paroles : on est au moins partiellement dépossédé de soi, dominé et désincarné par ce courant manipulateur, on devient le pantin existentiel d’une marotte, l’humeur vous saisit et vous divertit de vous-même, vous ne sauriez bientôt plus dire ou sentir ce que vous étiez, sentiez ou pensiez avant cette intrusion. C’est toujours un vilain tic que de siffler continuellement, au même titre que c’est une sale manie que de redire des paroles de cinéma à tout bout de champ : on y perd sa vertu, on y perd sa propreté, on y perd la manière d’être soi à travers la manière de dire le soi. On finit par ne plus s’apercevoir qu’on n’est qu’une copie plus ou moins verbalisée d’une comptine ou d’un répons et que, ce que l’on ressent soi-même, on n’est plus capable de l’exprimer qu’avec les expressions des autres. Alors même, en rapportant ces expressions à soi, c’est soi-même qu’on altère pour y correspondre – et déjà on disparaît dans le banal et l’évident, on perd toute chance d’atteindre à une portion intacte et pure de soi. Ce vent nous envahit, nous aspire, nous comble, on se change en le vent, en la vogue, on ne parvient plus à trouver par quel souffle on aurait pu traduire, soi, le vent qui émane de nous. Et ça y est, on est commun, c’est fini, on est annihilé, annulé par cet autre. On n’ose bientôt plus écouter la voix du vent intérieur : on redoute les silences. On appartient à la Contemporanéité qui, comme l’écrivait tel chanteur conscient de ses effets, se « soûle avec le bruit ». C’est qu’alors on a fondamentalement acquis la grand-peur de soi, parce que soi, devine-t-on, résonne au fond comme l’appréhension d’un inouï et d’un vide.

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