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Henry War
9 mai 2022

Davantage que les cinq

Tout ce qu’on perçoit, pense et fait, procède rarement – jamais peut-être – d’une vision originale issue vraiment, principalement ou même partiellement de soi : le conditionnement de tout ce que nous croyons su dans notre société détermine en large part, ou même en totalité, les représentations qui dirigent nos regards, fondent nos pensées et motivent nos actions. Nous sommes des conformités voyant ce que nous devons voir, des justificateurs adhérant au modèle répandu et le perpétuant, de fidèles agents de préconceptions humaines installant et pérennisant ces visions à notre tour ; nous vivons l’existence parmi le peu que nous estimons possible et qui s’inscrit dans un système de valeurs donné, borné, d’assez faible étendue. Il faut entendre ceci davantage que comme le fruit normé d’une véritable « éducation intellectuelle », davantage que comme l’assimilation d’enseignements conscients et peut-être choisis : tous nos sentiments et perceptions dépendent presque exclusivement de la façon dont une sorte d’unanimité homogène émanée de notre environnement a induit en nous l’idée que rien d’autre n’était vraisemblable que ce que nous percevons, pensons et faisons, et l’idée surtout que l’expérience vécue ne peut échapper à ce cadre qu’on admet universel. C’est une représentation d’autrui, diffusée en nous, héritée, indiscutée ni décidée, qui a projeté notre mode de rapport au monde, je veux dire qu’on ne nous a pas vraiment enseigné à interpréter les choses, mais nous nous sommes imprégnés de la façon de les concevoir par imitation, de sorte que la teneur de ce qui nous apparaît, puisque nous n’appréhendons la vie que par préjugés préexistants, diffère essentiellement de ce qui est. Et même ce que nous appelons « les sciences » avec assez de fierté ne sont probablement qu’un biais, qu’un prisme, qu’une grille de lecture parmi beaucoup d’autres, ce dont on pourrait douter avec moquerie si par exemple il n’existait que la physique classique, mais il y a la physique quantique, et il n’est pas rare, si j’ai bien compris, que les deux se contredisent, démontrant si la quantique n’a pas tort que nombre de présupposés tenus jusqu’alors pour axiomes irréfutables et même inquestionnables du fait d’une lourde tradition scientifique unanime et close pouvaient être renversés – mais grâce à des esprits créatifs, solitaires ou incités, et ne redoutant pas le péril de la contradiction, ce qui ne se rencontre plus –, en un autre modèle de raisonnement applicable également à la réalité. En sorte que même la science n’est qu’un certain paradigme et procède d’une focalisation au moins relativement particulière, ou peut-être même tout à fait spécifique. La « science » n’est sans doute qu’un mode parcellaire de l’objectivité : la réalité n’appartient pas encore toute entière au domaine des sciences ; la science est, sans le savoir ou préférant ne pas se l’avouer, un certain point de vue sur l’univers.

Or, comme le rapport sous lequel nous considérons et examinons un objet en modifie considérablement la nature à notre portée, nos représentations ne constituent pas uniquement des modalités conscientes et interchangeables de délibérations sur le monde ni même de simples conséquences de notre conditionnement, mais elles établissent et elles causent en projetant et en confirmant le monde même sous la forme et les attributs que nous lui pourvoyons selon ce que nous le supposons imputable à telles qualités. Pour le dire un peu plus simplement, nous voyons et pensons toujours le monde à la stricte proportion de ce que nous sommes prêts à y inclure, alors c’est seulement ce que nous en admettons qui le définit tel qu’il nous apparaîtra – tout le reste n’existe pas ni n’existera à nos sensibilité et intelligence. L’expérience commune le prouve : un fait ne survient jamais dans notre univers personnel en opposition avec un ordre jugé sûr ou une règle estimée certaine, il n’existe pas la survenue d’une surprise pour tous les hommes. Il faut ainsi certainement que nous niions continûment quantité de réalités contenues dans l’ignorance de nos codes d’interprétations et de déchiffrages, que nous niions ce qui est sous le degré de perception où nous ne penchons pas nos tentatives en les estimant d’emblée superflues ou vaines (comme de plisser les yeux en espérant sentir la température), que nous niions un pan insoupçonné et possiblement vaste de nos environnements faute d’admettre et de rendre conscient le fait que nos regards sont biaisés à des usages qu’une habitude souterraine a imposés à nos volontés, que nous niions plus ou moins largement le monde faute de commencer par envisager très méthodiquement la multiplicité vertigineuse des angles sous lesquelles une observation est possible et foncièrement susceptible d’altération. Nous créons, en le fantasmant comme il doit être, l’univers qui nous accueille ; c’est rarement que nous essayons de l’explorer avec objectivité, car il n’existe pas encore de mode d’examen qui soit celui de l’absence de tous les modes préconçus. Il nous manque une science, même une science suprême, pour apprendre à ne pas seulement vérifier (une théorie), à ne pas voir avec un certain regard, c’est-à-dire pour ne plus seulement voir ce qu’on avait prévu.

Le monde ainsi nous est essentiellement donné à constater par le truchement d’autrui, par la conformation d’une vision restreinte d’une certaine vraisemblance, par l’effet de quelque attente immanente plutôt que d’une cause extérieure, sous des lumières partiales et partielles, à de certaines distances, par certaines dimensions, et à certaines « heures » seulement. Comme nous négligeons de dresser un recensement des axes de nos observations, nous ne voyons point le monde en soi parce que nous n’imaginons pas telles révolutions de la direction qu’il nous faudrait même inventer plutôt que suivre, et nous ne découvrons de territoires neufs qu’au point précis de la nuit où nous lançons nos fusées éclairantes, sans jamais être foncièrement surpris d’y trouver ce pour quoi nous les avons exactement dirigées : on ne jette déjà pas de tels appels au hasard dans la terre, sous la mer ou à travers l’espace, compte tenu du prix que ça coûte, le test découle d’une supposition qui est déjà un aperçu anticipé. Nous savons qu’une chose est possible, alors seulement elle peut être, alors seulement elle est susceptible de se réaliser, alors seulement elle est (le contraire ne se produit jamais, ne s’est sans doute jamais produit) ; je sais parce que j’étais proche de savoir ; je n’ai pas trouvéradicalement, la chose n’est pas apparue, il n’y a pas eu révélation du néant, j’ai seulement découvert en ayant retiré le peu de couverture que je soupçonnais par avance sur le dessus de l’objet ou du phénomène. La sérendipité est un mythe ; un homme part toujours de ce qu’il est et même davantage que de ce qu’il a, autrement dit on cherche toujours quelque chose avant de trouver et selon un certain esprit de continuité où la nouveauté reste faible, où nous nous méfions de la véritable et bouleversante nouveauté : toute nouveauté, si l’on y pense, n’est que variation d’une réalité antérieure, avec aspect d’une vague différence. Tous nos constats sont ainsi quasi héréditaires, y compris, pour ne pas parler que des innovations, pour les vues les plus courantes de la vie quotidienne, pour ce qui tombe continûment sous nos regards négligents et nos pensées réflexes, parce que nous ne portons sur la réalité que des regards appréhensifs que, sans résolution ni réel examen de nos motifs, nous imitons de nos prédécesseurs et du bain ambiant de « vraisemblance » exhalée de la société où nous sommes. Nous ne voyons pas ce qui est hors d’attente, nous ne pensons pas ce qui nous semble absurde, nous ne faisons pas ce que nous n’avons jamais appris à faire, en quoi il y a rarement de grandes différences entre des générations successives.

L’individu ne fait pas son office : voilà le problème de notre espèce, l’individu au sens d’être indépendant, solitaire, apte et désireux à s’ouvrir immensément. Nous sommes restés des conservateurs de paradigmes, des perpétuateurs de représentations, nous craignons l’alternative que nous chassons vite de nos conceptions, nos paradigmes confortables nous rassurent en jetant toute nouveauté véritable au champ des folies sans solidarité, nous ignorons que nous pouvons poser sur le monde un regard à tel point différent que le monde même en serait changé, vraiment altéré, factuellement modifié, au même titre que l’arbre diffère selon qu’on se le représente un minéral, un végétal, une sensibilité respectable ou une essence divine ; et nous demeurerons tel tant qu’il n’existera pas d’école systématique du « déplacement » du regard, valorisant toutes formes de relativisations et de décalages, incitant à de profonds questionnements au-delà des respects et conformités d’habitude et de consentement. Pour l’heure, nos conceptions précèdent nos perceptions : c’est par nos intentions que nous portons nos sens et nos idées à la découverte du réel, nos expériences ne sont qu’hypothèses relevées ou déçues, mais ce sont ainsi de fausses découvertes et bien plutôt des confirmations ; il n’existe guère d’esprit si ouvert qu’il puisse pratiquer un rapport et une interaction au monde sans procéder à partir d’une problématique, démarche qui traduit une restriction et qui limite considérablement le champ heuristique et toute perspective de trouvaille. Nous en restons à nos antécédents, nous ne sommes perpétuellement que des successeurs, tous nos accès sont des visions qui nous introduisent, nous accompagnent et nous inondent – et qui nous mentent par commission ou par omission : qui sait si en cela un nourrisson n’est pas beaucoup plus propre à apprendre sur la vérité pure de son environnement parce qu’il le perçoit avec un regard moins travesti, influencé et stylé que celui de n’importe quel « sage » plus âgé ? Certes, ceux qui nous préexistent nous donnent des clés pour ouvrir les portes de l’univers, et nous pouvons les en remercier, cependant à cause d’eux nous n’essayons jamais d’autres clés puisque, au moins en partie, l’univers nous semble s’ouvrir entier à ces exemples, un univers qui nous est suffisant, et puisqu’ainsi nous ne trouvons nulle nécessité à imaginer d’autres portes : voilà comme nous dédaignons éhontément les innombrables seuils invisibles de l’univers tout comme s’ils étaient absents, parce que ceux que nous percevons et entendons parviennent à expliquer tout ce que nous pouvons vouloir en voir et en comprendre.

Et je crois qu’ainsi nous pourrions même nier longtemps ce qu’on ne nous a pas appris à trouver possible, à croire vraisemblable, à imaginer, y compris si la chose était patente quoique illicite en quelque sorte pour la seule raison que nous ne devrions pas remarquer qu’elle existe et que l’idée de sa réalité heurterait ce qui nous apparaît, au sein du paradigme plutôt étroit où nous formons nos pensées, la cohérence de l’univers défini par ses frontières conceptuelles. Un objet par exemple serait là, à portée de nos sens, et cependant hors de portée de nos perceptions parce que la conclusion de nos intellections immédiates, fruit de nos modes ancrés et devenus presque des instincts de notre considération du réel, aurait presque immédiatement transformé l’objet en impossibilité matérielle et sensible, et c’est par pans entiers que nous ne lirions pas le livre de la réalité, faute de le comprendre et de l’assimiler à l’exception d’un simpliste schéma entendable, faute (pour le dire simplement) d’en admettre l’alphabet complexe et étendu, faute de l’intégrer à ce que nous avons établi la réalité simple et incontestable constituant le support et l’attache à la totalité de ce que nous sommes capables d’admettre par adjonction de faits et de phénomènes. Autrement dit, il y a les susd’abord, et après seulement viennent s’y ajouter les imprévus, mais ce n’arrive que dans la mesure seule où ils peuvent s’y adapter, s’y mouler, s’y greffer, les compléter sans les révolutionner ou les altérer : ce qui ne s’adjoint pas est très probablement nié sans que nous nous en apercevions. J’y songeais hier soir dans mon lit, tandis que dans l’obscurité je percevais à peine dans l’espace les « points de nuit », sortes de monades qui font les nuances de gris, ainsi que, indistinctement aussi, le drôle de sifflement que semblent produire ces pixels en parcourant l’air (on oublie pareillement que toute ligne que nous voyons, à cause de la « parallaxe » de nos yeux, est en fait un double trait : mais on voit le petit halo spectral de ce décalage si l’on y fait attention comme un enfant) ; or, je m’interrogeais bien si la négligence de ces sensations, atténuées au point qu’elles ont presque disparu à la conscience ordinaire et qu’on ne les retrouve qu’en y appliquant une concentration inusitée, ne provient pas de ce qu’on nous a accoutumés à les expliquer hâtivement par la physiologie comme une anomalie des sens, nous débarrassant de leur curiosité, de leur considération, et même de leur réalité puisqu’à nos centres d’intérêt ils n’existent plus, et c’est au point qu’on a du mal à les percevoir à nouveau quand on se souvient qu’on les a autrefois perçus : c’est qu’on a longtemps inextricablement admis qu’on ne devait pas les percevoir. Il en va de même pour toutes sortes de faits et de phénomènes qui ne se réalisent à notre esprit qu’à condition de s’accorder avec un ensemble de réalités que nous avons déjà reconnues, ensemble dont nous nous formons une idée générale de vraisemblance et que nous substituons, pour l’exclure d’emblée, à tout fait et phénomène contredisant ce « paradigme logique » : c’est le principe de la négation, si commun en dialectique, par lequel un penseur annihile tout bonnement par l’oubli un argument qui réfute efficacement sa thèse et auquel il ne sait répondre ; ce mot redoutable est pourtant bien « passé » dans les perceptions et dans l’intellection de l’opposant, pourtant il en est aussitôt sorti, comme immédiatement et avec une telle « netteté » que l’homme affirme, même de bonne foi, ne pas l’avoir reçu ; eh bien ! de la même façon une chose pourrait se trouver à portée des sens et de l’entendement en théorie, et, parce qu’elle ne s’inscrit pas dans l’ordre des convictions, rester si constamment ignorée que ce serait pour chacun, et pour toute foule semblable à ce soi-même, comme si elle n’existait pas du tout, au point qu’en la touchant – au même titre que l’argument du contradicteur fut véritablement entendu –, on pourrait encore la nier en se persuadant dans l’instant même de son contact qu’elle est intruse et indésirable. Et ainsi, je veux faire concevoir comme il est parfaitement plausible que la réalité à laquelle nos présupposés nous donnent accès ne constitue qu’une fraction plus ou moins minuscule de ce qu’elle est objectivement, c’est-à-dire juste une sélection humaine parmi ce que la faculté intellectuelle de mêler des nouveautés incompatibles à notre monde su estime admissible ou souhaitable. En ce sens, la réalité humaine n’est que le continuel Miscible des observations et des connaissances, et plus on est apte à se détacher de certitudes passées, plus on est en mesure de consentir et d’accéder à une multitude supérieure de réalités présentes et effectives. 

Pour rendre plus concrète cette conception, plus praticable en quelque sorte, il faudrait déconstruire et rebâtir quantité de réalités qui nous paraissent aujourd’hui naturelles et banales, et montrer généalogiquement comme, par ajouts progressifs de connexions, la réalité même a changé à mesure que nous l’avons implémentée, et surtouttangiblement changé au lieu qu’on dirait conventionnellement que c’est sa représentation seule qui s’est affinée. Et qu’on prenne pour exemple un épais rocher, soi-même nu apparemment de toute espèce de prévention : on en conçoit pour l’instant l’idée simple d’une matière inamovible, admettons. Mais si l’on se fie à Aristote selon qui, en gros, ce rocher est une somme des quatre éléments – air, feu, terre et eau –, je dirais qu’on ne croit plus voir tout à fait le même objet. Si l’on connait le principe du levier ou une autre action mécanique en capacité de mouvoir facilement ce rocher, on jurerait qu’il n’est pas du tout le même à la conscience, et même qu’en réalité il n’est pas lourd. Si l’on y associe l’idée de gravitation, par son imposante masse le rocher fait alors l’effet d’une capacité d’attraction et ne paraît plus si inactif. Si l’on n’ignore pas les propriétés de la radioactivité, et si l’on sait qu’il s’agit là d’un énorme bloc d’uranium, on devine aussitôt le redoutable de cette pierre, et on ne la conçoit plus inerte ou indolente. Si enfin une science longtemps infusée nous fait savoir que sa matière s’accompagne d’une masse d’antimatière équivalente, on cherche en pensée, en voyant ce rocher, le terme manquant du couple rattaché invisiblement à une autre quantité par-delà l’univers, et notre regard partiellement se détourne de la chose qu’on voit pour se pencher sur la chose qu’on conçoit. Dans chacun des cas, il faut reconnaître que ce n’est pas le même rocher, et peut-être même qu’on ne sent plus alors qu’on doive l’appeler : un rocher. Certes, on pourrait tenter de nier cette assertion en prétendant que ce n’est que l’acception qu’on attribue au rocher qui diffère, de sorte que c’est seulement notre impression du rocher qui en est modifiée, il n’empêche que cette acception est si forte que la perception physique de cette chose, même in petto si l’on préfère, même « en notre conscience », en fait tout à fait un objet distinct. Et notamment, parce que souvent un rocher ne se présente à notre attention que sous la pensée d’une utilité, on aurait dès l’abord par exemple appelé ce rocher un « banc » avant de savoir sa radioactivité, ou on l’aurait pris pour une « borne » d’un domaine avant la maîtrise d’une tractopelle. Le rocher et sa fonction ne se matérialisent qu’en concordance avec l’idée qu’on s’en représente ; ce n’est même un « rocher » à notre conscience que pour autant qu’on en reconnaisse et accepte les propriétés afférentes à ce que nous admettons tel, un « rocher », et c’est au point qu’on doit pouvoir admettre que s’il ne se présentait à notre attention ni comme contrainte physique ou spatiale ni comme sujet d’intérêt pratique ou esthétique, il tendrait à disparaître tout net de la réalité où nous existons, au même titre peut-être que nous redouterions d’appeler et de considérer comme rocher un ensemble entièrement identique hormis sa teinte jaune, par exemple. Une expérience similaire, menée sur des sorbets de couleurs aberrantes, a confondu des goûteurs qui n’en savaient plus même identifier la saveur : ceci tend à indiquer que partout où l’on ne reconnaît pas en cohérence tous les attributs d’un objet, cet objet tend pour nous à disparaître, et peut-être à littéralement disparaître (mais pas dans cette expérience puisque les scientifiques responsables de l’expérimentation, eux, savaient qu’il fallait que la glace existât). 

Et je crois que logiquement la réciproque est juste, ou ce que je me figure le corollaire généalogique de ce théorème, je veux dire qu’au jour où notre esprit accède à la curiosité d’une chose ou d’un phénomène, cette chose ou ce phénomène nous apparaît et se réalise, simplement parce que son système nous semble à présent devenu logique et même pertinent, le temps de sa considération ou de sa vraisemblance étant advenu ; pour périphraser et contredire Boileau, en ce sens, le vrai des hommes n’est que le vraisemblable humain. Sans fort exagérer, je dirais par exemple qu’avant la « découverte » des principes de psychologie, les hommes se comportaient avec assez peu de finesse, ce dont témoignent les faits historiques et les romans du moyen âge où les motifs intérieurs sont très simples et tiennent peu de place – ces exemples me seront sans doute contestés, mais je trouve qu’avec une certaine distance il est patent qu’aussi bien les rois de France qu’un chevalier de Chrétien de Troyes ou que Rutebeuf en complainte n’expriment qu’une sentimentalité limitée à une poignée de thèmes plutôt manichéens. De sorte que c’est peut-être parce que à un moment précis de notre histoire nous nous sommes conçus comme complexes que nous avons commencé à le devenir, non l’inverse – idée qui révolutionne toute l’épistémologie. Une proposition à la fois troublante et extrêmement fertile consisterait à poser pour hypothèse scientifique (scientifique et pas mystique, sauf à considérer que le quantisme est un mysticisme) que la réalité n’est pour l’homme qu’une projection mentale de ce qu’il croit déjà savoir sur la réalité et aussi de ce qu’il est prêt à en percevoir de nouveau… et peut-être plus que mentale, une projection concrète, matérielle et qui donne sa matière à la réalité même, mais laissons pour l’heure cette extension probablement inquiétante laissant planer le doute sur les facultés de notre intellection. Ainsi, croire en une chose, avoir une foi absolue en elle, serait au moins la confirmer dans sa réalité psychique (à défaut de physique si l’on ne veut pas encore l’admettre) ; or, pour peu qu’une telle croyance soit multipliée par des générations de foules, elle acquiert dans les esprits la dimension de conviction tangible d’une hallucination collective, en quoi je veux dire que si tout le monde est certain de percevoir la même illusion, à défaut de soupçonner qu’il s’agit d’une illusion cette fausseté acquiert pour chacun la valeur même d’une effectivité universelle, idem si l’illusion consiste à ignorer l’existence d’une chose : alors la chose, comme de faitpuisqu’elle ne rencontre pas un esprit pour se la représenter, n’existe pas, pas encore. Je sais qu’on pourrait me rétorquer de nouveau que c’est seulement pour l’homme qu’elle n’existe pas, mais comment supposer que ce qui n’est pas découvert existe pourtant bel et bien tant qu’on l’ignore ? Ne peut-on affirmer – et je crois avec le quanticien – qu’à défaut d’être observé aucun phénomène n’existe ? Qui peut alors en attester ? c’est une pure vision de l’esprit de s’imaginer qu’une chose où ne se porte aucun regard, pas même le sien propre, le « regard » de cette chose, prend quelque place dans l’univers ; c’est, à y songer nettement, aussi absurde, tout du moins aussi arbitraire, que la proposition inverse qui consiste à croire qu’il faut un témoin de la chose pour, plus qu’entériner son existence : la réaliser, pour la rendre réelle. Selon une telle acception également plausible, qui pourrait réfuter qu’un fait qui apparaît à notre conscience ne s’est pas tout bonnement mis à exister au même instant ? Il n’y a qu’un principe de chronologie pour s’y opposer, mais il est enraciné en nous, comme tout système inconsidéré de cohérence à un niveau paradigmatique, pour nous inciter à croire que l’existence précède l’observation, donc que les choses préexistent au regard, mais aussi, si l’on y regarde bien, on trouvera justement que c’est l’obstination déraisonnable, absolue, qu’on fait toujours en faveur de ce système qui souvent nous empêche et a souvent empêché nos sciences de reconsidérer que des faits anciens ne sont pas les causes logiques de faits ultérieurs, a contrario de ce que, pour suivre cette cohérence, on préfère penser, et par exemple c’est cette opiniâtreté qui réfute, je veux dire même « qui tient principiellement à réfuter », que l’homme du moyen âge était en sa psychologie beaucoup moins fin qu’avant l’énoncé des principes subtils de la psychologie : alors, le « il faut », ce « nécessaire », est posé avant l’examen et induit presque immédiatement la thèse et la vérification automatique d’une existence. On pressent là comme la croyance en la succession et en la causalité induit un préjugé et une négation, au point qu’il est difficile de se figurer comment une science comme la physique quantique a pu commencer à exister ; et je ne veux même pas signifier qu’il faut se défaire de l’idée de chronologie pour accéder à des vérités, mais démontrer combien ce qui paraît contredire une donnée du paradigme de nos mentalités est automatiquement nié avant que d’être seulement examiné, ce qui confirme qu’on n’est prêt à accepter une théorie qu’à condition qu’elle s’accorde avec la cohérence serrée, dont la morale, de tout le reste qu’on est sûr de « savoir ». Et ainsi ce qui existe est aussi ce qui corrobore notre paradigme « classique » (de la chronologie en l’occurrence), et rien d’autre ne peut ni ne doit exister hors cela, rien ne s’est pour ainsi dire jamais « trouvé » en opposition radicale avec le su, et il n’est pour chacun pas même question de chercher dans cette direction parce qu’elle est d’emblée supposée absurde.

J’avais déjà disserté de cela dans mon article fondateur : « Pour annoncer un miracle », article auquel j’invite le lecteur curieux à plus d’explications élémentaires ; j’y indiquais surtout la façon justement surprenante dont rien ne nous surprend fondamentalement dans tout ce que nous constatons, mais il y manquait encore une observation terrible et que je m’apprête à faire en ce complément, et c’est que j’ai pu vérifier que, dans la somme considérable de ce que nous prenons d’office pour vrai, nous ne vérifions quasiment rien par nous-mêmes : une profonde et incorrigible paresse, qu’on nomme confiance pour se donner de la générosité, qu’on assimile à quelque humanisme pour se penser solidaire, qu’on estime le lot irréfragable de l’information et du progrès, nous retient d’en chercher l’authenticité, de sorte que c’est sans excès que je puis écrire ici que nous ne savons pas au juste ce que nous savons, que c’est à peine si nous fondons nos convictions sur une sensation de vraisemblance, tout au plus sur une espèce de cohérence, et qui peut fort consister en la cohérence d’un vaste système de faussetés comme du temps des religions païennes où les dieux s’assemblaient suivant un rapport de complétude complexe, nous incitant à estimer vraie une assertion qu’on charge une « autorité » de cautionner, en dépit des multiples moyens d’examen et de collationnement à notre portée. C’est bien ce qu’exprimait Schopenhauer dans L’art d’avoir toujours raison : « Un grand nombre d’autres gens se sont mis à leur tour à croire ces premiers, car leur paresse intellectuelle les poussait à croire de prime abord, plutôt que de commencer par se donner la peine d’un examen. C’est ainsi que de jour en jour, le nombre de tels partisans paresseux et crédules d’une opinion s’est accru ; car une fois que l’opinion avait derrière elle un bon nombre de voix, les générations suivantes ont supposé qu’elle n’avait pu les acquérir que par la justesse de ses arguments. » Et certes, dans la plupart des occasions où j’ai personnellement tâché à confirmer une étude notoire et tenue pour vraie sur un fait, par exemple sur le réchauffement climatique ou sur l’origine de la guerre en Ukraine, j’ai découvert que ce qu’on m’en avait expliqué était sinon éloigné de la certitude péremptoire avec laquelle elle m’avait été premièrement formulée, du moins considérablement simplifiée, au point qu’ainsi corrigée sa conclusion prenait une signification différente, pour ne pas dire opposée, à celle qu’on m’avait d’abord représentée. Or, il faut comprendre avec atterrement que c’est cela, selon la stipulation où chaque réalité neuve doit d’abord s’inscrire dans un ordre de vraisemblance, et que c’est seulement cela (je veux dire par « cela » : « ce triste état infondé de nos certitudes ») qui détermine tout ce que nous percevons et pensons et qui sert d’ouverture et de seuil à toutes les réalités encore insues de l’univers. Nous voyons et concevons le monde avec une grossièreté de propagande ; pour notre confort et notre insouciance, nous voulons que cette réalité de propagande suffise, de sorte que nous ne sommes accessibles qu’à des sensations et à des informations de la nature ou de la teneur même de la propagande et qui procèdent d’un même « air de famille » avec elle en laquelle on croit et où tout le nouveau doit s’intégrer par adjonctions cohérentes : il faut donc une cohérence de propagande, et que tout se ressemble et s’assemble sous le registre de la propagande, pour être accepté et su. Autrement dit, comme on ne se rend point compte de nos légèreté et insuffisance, comme nous refusons par tranquillité d’inspecter ce qui nous sert de support, nous nous condamnons à une incomplétude très grande, comme des atomes auxquels il manque les « crochets » qui servent à constituer des molécules plus complexes, parce que le peu que nous sommes ne suffit pas à accepter les réalités qui nous restent à découvrir : ces réalités, même effectives et tangibles comme le sont les règles de la psychologie ou de la physique quantique, ne nous sembleraient pas cohérentes avec la somme de tout ce que nous savons mal, de tout ce que nous savons même plutôt « pour de faux », parce que nous croyons bien davantage les choses que nous savons que nous ne les savons au propre ; par conséquent, il n’est que des conceptions aussi légères que des croyances ou des convictions qui puissent se concaténer ou s’incorporer à un système déjà si peu fiable qu’il ne se fédère et maintient que par la confiance qu’aveuglément nous lui accordons.

Ce dont nous témoignons, ce que nous croyons voir, n’est donc, pour l’essentiel, que la fabrication dérivée de nos conceptions fausses, ce sont uniquement les corollaires cohérents de toutes nos faussetés invérifiées : voilà ce qu’il faut retenir, ou bien nous serions régulièrement surpris. Un immense doute assaille celui qui parvient enfin à appréhender par l’esprit combien nous nous trompons continuellement en posant sur les choses un regard arrêté, et non seulement le nombre de fois, mais l’étendue même, la vastitude de nos obtusions, au point qu’il n’est alors presque plus possible de voir un objet quelconque sans douter qu’il soit objectivement perçu et intellectualisé. À bien y réfléchir, n’importe quoi porte la trace de simplifications et de préjugés, nous sommes incapables de sentir les choses comme elles sont, sans le rapport d’un avis déjà formé, d’un attendu ou d’une acception – tout se déroule toujours selon nos plans, preuve que nous formons une vision des choses qui n’est pas la réalité mais qui transporte la finitude et le contentement de nos conceptions, qui n’aspire qu’à perpétuer le su. En particulier, toutes nos représentations sont des domaines cloisonnés… Comment le faire entendre ici ?... Si l’on pense que l’homme sans psychologie n’était à peu près regardé que comme un mécanisme, ou regardé – je ne sais au juste, je n’ai pas enquêté sur la question – comme une sorte d’humeur, comme une espèce de hasard, que deviendrait un homme qui serait vu, et se verrait lui-même, en plus de psychologie, comme somme d’énergies, ou de radiations, ou d’ondes, et comme rapport avec la lumière de son environnement, ou avec la couleur de son pays, ou avec le façonnement de sa coutume ou de son éducation, en somme comme complexité dix fois plus grande que ce qu’on admet communément d’un individu y compris selon les quelques règles de la psychologie qui, par la conviction infusée de sa réalité, nous a déjà considérablement complétés ? Si l’on en doute encore, il serait intéressant de vérifier, pour prouver que la complexité humaine n’existe qu’en raison de ce qu’il se sait ou croit savoir, comment la psychanalyse, qui n’est à peu près qu’un répertoire de fabrications absurdes et pas même compliquées, a réussi à modifier la façon dont on se comportait, jusqu’à créer de toutes pièces des névroses et des complexes comme s’ils étaient réels ; autrement dit, la psychanalyse, parce qu’on y a un moment profondément cru, a bel et bien ajouté des qualités et des propriétés à l’homme, quoique mauvaises, au même titre qu’un syndrome de Münchhausen ! Il suffirait que ces certitudes portassent sur autre chose que ces négativités puériles, et alors, plutôt que d’accroître les facultés humaines à la douloureuse introspection d’attributs néfastes et imaginaires, qui sait jusqu’où l’on augmenterait réellement l’étendue de ses facultés, en-dehors de celles de se plaindre ?!

Comprendre encore et un peu mieux au moyen d’autres exemples : il a fallu des siècles pour admettre qu’une quantité, qu’un nombre, était convertible en signes, mais il n’y a eu qu’un artiste pour avoir pressenti, quoiqu’avec sans doute quelque simpliste subjectivité, et une foule d’autistes, que les lettres, voyelles et sons, étaient des couleurs et des images : lire « Voyelles » de Rimbaud. Ne voit-on pas la différence révolutionnaire que ça fait, tout le bouleversement de perception que cela suppose si l’on prend cette observation comme un fait avéré, que les sons ont des attributs transposables à la vue ? Tenez ! en songeant à cet article, je passe dans le salon où un livre d’images est ouvert, j’y lis « Flocon de neige » et vois, dessiné, un cristal à douze branches : c’est qu’il y a donc des gens qui se figurent ainsi un flocon de neige ? Je me souviens d’un ami qui me signala qu’il y avait un visage qu’on pouvait voir dans la pleine lune ; je lui demandai une nuit de me le faire voir, à quoi il eut l’intelligence de me prévenir : « Si je te le montre, après tu ne verras que cela en regardant la lune », c’est pourquoi je décidai alors qu’il ne me le montrerait point : comprend-on ? Si je vois un jour le « visage » de la lune, la lune me devient un visage, plus jamais je ne verrai la lune comme à présent. C’est ce qu’il faut entendre : la représentation qu’on se fait d’une chose conditionne profondément les regards et les pensées qu’on pose sur elle.

Je recopie à titre d’illustration le passage d’un travail encore non publié, intitulé « Des témoins sans interprètes », où je révolutionne, et pour toujours, la représentation ordinaire qu’on se fait de l’oiseau nommé « rouge-gorge », après quoi toute considération qu’on lui porte en est irrémédiablement changée :

« Je pense au rouge-gorge que j’ai aperçu tout à l’heure par la fenêtre […] « Rouge-gorge », c’est, pour le Contemporain, la créature sympathique et frêle, dénommée pour son cou orangé : on voit la couleur ronde et tendre sous le bec minuscule, il semble que l’oiseau chantant ait toujours valu pour son charme mignon et primesautier, et l’on serait embarrassé d’y apposer une autre vision à n’importe quel âge de l’humanité tant cette image semble universelle et faite pour l’éternité des hommes. Oui, mais « rouge-gorge », ai-je réfléchi en observant l’animal au bréchet un peu renflé : cette composition lexicale est du XVe siècle, et probablement tirée d’une appellation plus populaire que scientifique, quand le « rouge » au moyen-âge est plutôt lascif et fauve que douceâtre et joli ; alors, ce rouge-gorge n’est donc pas initialement, peut-être, le gentil être d’art qu’on admet aujourd’hui, mais la fille de joie qu’une appellation goguenarde et libidineuse désigne à l’attention des rieurs en l’acception du soutien-gorge, la bête affichée aux seins épanouis et qui va fluidement parée de son corps drôlement indécent ! Je ne puis à présent regarder cet oiseau sans le comparer mentalement à une femelle un peu fière arborant partout sa poitrine bourgeonnée, comme possiblement nos compatriotes du moyen âge le percevaient et presque de façon explicite tant la connotation leur était évidente... »

Et voici enfin où je veux notablement en venir : nous avons trop appris que nos sens, que nos sens mêmes dans la limite desquels nous sentons et comprenons tout, étaient en nombre et en facultés limités, si bien qu’on doit reconnaître que ce qui échapperait à ses sens, nous le rejetterions aussitôt, immédiatement, inconsciemment, comme invraisemblable et impossible, nous le nierions. Quand on dit par exemple que l’ouïe sert seulement à percevoir des sons, c’est si grossier qu’on n’y fait plus attention, si grossier qu’on entend et écoute grossièrement, on est tant imprégné de cette grossièreté qu’on néglige son ouïe et qu’on la réduit à des sons plus ou moins clairs, et cependant est-ce qu’un musicien qui reçoit un « son » de musique n’entend-il pas, lui, non seulement une note, mais la note identifiée, mais qu’il s’agit d’une croche, mais qu’elle est jouée « allegro ma non troppo » ? La vue ne se conçoit pour nous essentiellement que comme une faculté du plus ou moins flou et du plus ou moins proche, uniquement rattachée par inquiétude aux potentielles déficiences physiologiques : mais ne faudrait-il pas relever que ce sens permet de percevoir non seulement le net et le lointain, mais les formes, les couleurs, les contrastes, les perspectives, que sais-je encore que je n’ai pas seulement conscientisé et qui m’empêche ainsi de perfectionner l’usage de ma vue en y rapportant mes efforts ? Il faut bien ainsi que l’ouïe et que la vue ne soient plus les mêmes sens après une pareille redéfinition, que nos utilisations en diffèrent largement, puisque je puis ensuite écouter et regarder, et avec une minutie nouvelle, ce que je ne songeais même pas appliquer à l’usage des oreilles et des yeux ! Si l’on intègre la façon dont nous interprétons ce que nous percevons, et dont nous l’interprétons par conformité avec ce que nous en présupposons comme l’usage approprié et normal, qui sait à quel point de réduction nos sens, c’est-à-dire absolument tous les organes de notre rapport au monde, sont atrophiés faute d’entraînement et de volonté – volonté circonscrite mais que telle quelle on suppose logique et même nécessaire – , de porter notre attention au-delà des quelques règles irréfléchies qu’on a fixées sans y songer comme destination de nos efforts sensoriels ? Cette idée même « des cinq sens », la limitation chiffrée à ce nombre au prétexte qu’on attribue aux organes un seul mode de perception, est en soi, si l’on y considère bien, une simplification qui relève largement, sinon entièrement, du préjugé : c’est qu’un organe, en général, ne permet pas qu’un effet, ne sert pas qu’à une faculté, ne dispose pas d’une propriété unique : si l’œil ne sert qu’à voir, est-ce que la bouche ne sert qu’à manger ? allons donc ! Et même l’œil sans doute ne sert pas qu’à voir pour autant que la vue se répartit en quantité d’attributions variées comme la reconnaissance et la distinction des couleurs et des distances, c’est donc bien une commodité mensongère de feindre de réduire ce sens à un seul usage, comme si, pour la bouche, il n’existait qu’un verbe pour englober les fonctions de la salive, de la langue, des muqueuses et des lèvres ! Même, on trouve qu’il est des sensations qui dépendent difficilement d’un de ces « cinq » sens : un mal de ventre relève-t-il du toucher ? Le halo lumineux d’une migraine relève-t-il de la vue ? La salivation relève-t-elle du goût ? Et caetera. Ces cinq censés expliquer tous rapports à notre environnement constituent bel et bien une convention des plus absurdes, un préjugé rarement réinterrogé au même titre qu’autrefois Dieu créateur de l’univers où que les maladies produites par des « humeurs » ; or, après Dieu et les humeurs malignes, il se mit enfin à exister une autre manière, radicalement différente et j’ose dire bien plus vraie, d’appréhender la spiritualité et la médecine. Il existe donc peut-être bel et bien, il existe donc probablement, un sens sixième, ou dixième, ou même cinquantième, pour percevoir une présence, éprouver sans l’œil une lumière, deviner une sympathie ou un danger, etc. Certes, je ne nie pas que, selon cette conception des sens, je mêle inextricablement les propriétés de l’organe et les inférences du cerveau qui les interprète et qui est lui-même organe d’une certaine finitude, et il n’est pas tout à fait concevable que nos organes disposent d’aptitudes illimitées que l’esprit pourrait seul engendrer, mais notre entendement, s’il reconnaît par principe certains usages des sens auxquels il voue sa vigilance, est donc aussi réciproquement capable de les restreindre s’il ne les reconnaît pas, de sorte qu’il est peu douteux que la négation d’office d’une faculté des sens annihile aussitôt les possibilités d’en assumer la perception.

Toute notre humaine faute consiste à nourrir des préventions ou des conservatismes à l’égard de ce qu’on croit savoir, peinant ou rechignant à adopter des points de vue alternatifs, de sorte que ce grand bouleversement qu’il faudrait accepter pour appréhender d’autres réalités se change en défiance, en rejet et bientôt en aveuglement obstiné. Et il faut ici reconnaître qu’on ne revient plus jamais sur ce qu’on estime les victoires « axiomatiques » de nos conventions, celles qui servent à fonder le sentiment de notre raison et de nos forces : on prétend avoir réfuté tel principe, alors on n’y reviendra plus. Je ne manque jamais d’être surpris par la façon presque absurde dont un Contemporain s’opiniâtre à soutenir une chose qu’on lui démontre clairement fausse et qu’il est lui-même en peine d’établir, tandis qu’il est dépassé par la gravitation de vos représentations, par la réalité implacable de vos effets centripètes, et qu’il s’épuise sans motif à vous contredire ; il use alors de stratagèmes qui pourraient fort ressembler, par analogie, à ceux qu’on utilise pour oblitérer les perceptions organiques : il oublie vos arguments, s’enferme tout entier à ses déclarations initiales qu’il tient pour repères incontournables, ne conserve que la certitude à laquelle il s’accroche plus qu’à la vérité ; on sent même ce moment de bascule de presque aliéné dans l’attitude et la réflexion louches de celui qui est défait mais qui, incapable de le reconnaître, sombre dans une sorte de folie de négation insensée, s’attachant plus que tout à revenir à son su, et je reconnais ce moment celui où l’on ne peut absolument plus accéder à son esprit, où l’insistance devient perte de temps, où j’abandonne mon adversaire à une déraison qui ne saurait être contredite puisqu’il me nie dès lors et tout ce que je lui dis, caractéristique, selon la juste logique de Popper, de ce qui ne relève plus de la science et plus de la dialectique – je quitte ce champ dès que les règles ne sont plus appréhensibles. C’est probablement le même phénomène mental qui se réalise lorsqu’il s’agit de se représenter les termes d’un paradigme nouveau : tout se ferme, et l’on ne veut plus rien admettre, ni rien considérer, ni rien voir.

Or, je sais bien que cet article est encore incomplet, qu’autrement je sentirais déjà les effets du pouvoir de mon imagination étendu au réel avec l’intellection de beaucoup d’autres réalités, notamment au moyen d’organes dont j’aurais intériorisé la multiplication des facultés ; pourtant je crois que, quand je discute avec quelqu’un qui est incapable de me comprendre sur un sujet dont il est patent en toute objectivité que j’en présente une vérité à la fois plus haute, plus distanciée et plus irréfragable, j’ai apporté la preuve que je suis déjà en mesure, par quelque sens ou quelque intellection issue d’un sens (car il faut bien que tout ce que nous pensons tienne son origine d’un sens), d’accroître et de démultiplier mes perceptions et d’intellectualiser ce que mon vis-à-vis ignore : le triomphe de la raison n’est alors rien d’autre que le dépassement d’une borne de perception par rapport à autrui. Quand on gagne contre un autre à dépeindre la réalité, c’est là qu’on exprime sans doute sa faculté sensorielle – car inévitablement émanée des sens – à percevoir et à se figurer ce que son adversaire nie faute de se le représenter et parce qu’il est trop inquiet même pour se le figurer : je dispose sur lui d’un sens supplémentaire ou d’une supplémentaire interprétation d’un sens. Je sais pourtant qu’en ces termes on m’objectera la réalité même d’une victoire rationnelle de l’un ou de l’autre dans n’importe quel débat, mais je n’ai pas, moi, le relativisme pour croyance et pour commodité, je tiens fermement, et avec beaucoup plus de cohérence que ceux qui s’y opposent, à ce qu’il existe une réalité et une seule, fût-ce – on m’a compris – une réalité au-delà de nos modes limités d’appréhension de l’univers, et si je déclare que ceux qui admettent qu’on ne peut distribuer les points dans une discussion sont des hypocrites et des paresseux, c’est parce qu’il faudrait bien, pour qu’ils conçoivent cela et l’appliquent en toute logique, qu’ils renonçassent pour toujours à participer à une controverse ou qu’ils cessassent définitivement de juger quel parti prendre quand des opinions s’opposent et s’affrontent, ce à quoi ils ne se résolvent jamais, même en prétendant que tout est relatif et qu’il n’existe pas de réalité unique ! Il est pour moi d’une nécessité impérieuse qu’on arrête de jongler en jouant au plus fin avec des bribes de savoirs, et qu’on se lance avec force méthode dans la détermination la plus exhaustive des angles qui manquent pour observer et considérer la réalité : ce n’est qu’à ce prix, énorme, et douloureux, insurmontable peut-être, qu’on accèdera à des révolutions de science et de philosophie, à de sûrs accès à des vérités considérées non plus comme relations mais comme faits critériéset, si je ne m’abuse, on réalisera, au propre comme au figuré, une réalité qu’on tient si mal et qui existe, à n’en pas douter, constamment et de façon omniprésente, sous des modalités diverses que presque obstinément nous refusons à percevoir, par coupable défaut d’ouverture.

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