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Henry War
7 mai 2022

Crise de la quarantaine (et toute autre crise semblable)

Il est tout à fait faux de prétendre qu’il existe des moments de grandes ruptures dans la vie : il n’existe que des événements qu’on n’a pas su prévoir ainsi que des événements qu’on fabrique de toute pièce pour le plaisir de se savoir adaptable et mobile, ou d’autres formes de désillusions, de repentirs et de simulacres – ce n’est certes pourtant point valorisant de le dire ! Même les émotions qu’on croit tirer des « tragédies » les plus imprévisibles de l’existence sont assez banales quand on y regarde depuis un certain recul, et il ne suffisait que de s’y préparer statistiquement. À mon âge, par exemple (37 ans), je dois envisager la possibilité d’un cancer : cela est rare à l’approche de quarante ans mais peut arriver. Ou : jamais je ne serais étonné que l’école de mes enfants m’appelât pour annoncer qu’il leur était arrivé un accident grave. C’est pourquoi aucun de ces événements ne pourrait contribuer à bouleverser ma vie, dans la mesure où ma préparation est absolument sincère et complète : autrefois, je pleurais régulièrement pour des malheurs possibles, j’y épuisais tout mon soûl de tristesse, je me serais trouvé ridicule de reproduire cette peine déjà vécue. Toute crise de l’existence découle d’un défaut de vigilance, c’est-à-dire d’un manque de philosophie, pour ne pas dire d’un manque d’intelligence : rien de plus idiot, par exemple, que de s’affliger fort du décès de ses parents. On se croit en sécurité par un stupide excès de confiance ; un ronronnant confort accompagne le déroulement sans faille de nos plans, alors on ne se figure rien de nouveau : la crise est l’indice de celui qui n’a jamais profondément réfléchi. Ce qui est inattendu, dans une société si prévisible de la facilité comme la nôtre, c’est décidément ce qu’on n’a fait aucun effort pour l’anticiper.

La crise de la quarantaine procède typiquement d’une de ces défaillances de la faculté prospective, sises sur une défaillance essentielle du questionnement moral. C’est un événement climatérique qui survient sous deux conditions principales : l’enfant est devenu autonome, et la profession est maîtrisée. Autrement dit, les occupations sur lesquelles on fondait en majorité ses ambitions et censées répondre à une injonction éthique supérieure ont cessé de constituer des défis-repères. On vivait pour l’enfant : il n’y a plus rien à entretenir ; on existait pour son métier : on en a expérimenté toutes les fonctions. Dès que s’installe l’aisance ennuyeuse dans ce qui requérait de la concentration et du soin, disparaît l’intérêt qu’on y accordait. Si alors ce domaine constituait l’objet de la vie, c’est la vie elle-même qui semble perdre son intérêt : voilà à quoi se résume la « crise » ; la crise de la quarantaine est le juste pressentiment de la vanité des anciens projets. Les passions-proverbes sur lesquelles on fondait son sentiment d’être utile se sont révélées assez dérisoires, et on ne peut plus s’en servir comme prétextes pour entretenir sans scrupule son immobilité et sa vacance spirituelle : c’est là qu’il serait temps, logiquement, de commencer à penser par soi-même. C’est une révélation certes, mais surtout une révélation de stupidité et de stagnation, révélation d’un défaut existentiel de philosophie et de direction : la conscience aura-t-elle l’audace d’affronter une si dure vérité ?

C’est alors un gouffre pour beaucoup, une angoisse terrible. Il faut chercher parmi une variété d’activités qu’on n’avait jamais imaginées une façon toute nouvelle de s’accomplir et basée sur de nouvelles normes, il faut créer des substituts à d’anciennes espérances entretenues, ce qui revient, toujours, à se fabriquer une supplétive valeur d’illusion, à se forger une raison d’être encore bardée de moraline toute faite, à effacer l’ancien être sans pour autant lui attribuer les torts, sans fondamentalement se remettre en question – le coupable alors n’est pas soi, c’est toujours « la vie », c’est une certaine fatalité extérieure ou encore seulement une naïveté du mal chez autrui qu’on feint de s’avouer mais comme si c’était le monde qui décevait sa propre pureté antérieure, enfantine et belle. Un empressement, une urgence, une panique, une dépression, liés à sa souterraine culpabilité de l’inconséquence ou de l’imprévoyance, poignent ou étreignent : les enfants ou la profession ne suffit plus à justifier l’innocuité, on se sent obsolète, sans goût, ni désir, ni but, puisque le léger mal, le travail routinier, que ces activités demandaient parlait au moins au sentiment de sa nécessité : or, c’est fini, à présent, c’est d’autant plus douloureux qu’il faut s’apercevoir à cette heure que les enfants n’ont pas la gratitude qu’on espérait ou que l’employeur n’a pas assez de reconnaissance pour ce « travail » auquel on croit s’être justement appliqué – ces objectifs, en définitive, se sont avérés infructueux ou vains, on a perdu son temps, et l’on devine en loin, sans oser le reconnaître, que c’est sa propre faute, qu’on s’est illusionné seul, mais il ne faut pas s’en accabler bien sûr pour « bien vivre ». Comme il sera moralement difficile d’admettre que ces motifs étaient d’une importance secondaire ou qu’on ne les a pas menés comme on aurait dû, qu’ils n’ont pas contribué à l’émergence en soi d’une façon d’âme ou d’une identité, qu’ils n’ont consisté qu’en un « devoir » au contenu assez vide, il faut alors substituer à ces projets passés un projet alternatif pour transmettre de l’enthousiasme et faire oublier dans le divertissement de l’action les facultés réflexives : il ne s’agit pas de reconstituer une morale, un sens profond, de s’obliger à la rigueur d’une redirection établie sur des principes enfin réfléchis rationnellement. Ce n’est pas, comme on le prétend, une « remise à plat » : c’est une remise en route, le plus souvent suivant un tracé similaire, une même sensation, un itinéraire identique. Puisqu’on est à l’orée de constater que n’ayant pas fait grand-chose d’individuel on n’est pas grand-chose soi-même, on remplace, pour s’épargner l’inconfort d’y songer à zéro, des actions socialement caractéristiques et caricaturales par des actions vraiment typiques dans un autre ordre d’idée accessible et qu’on pille : il est peut-être temps de faire un ultime enfant ou de changer de profession ; on appellera heureusement cela : « la maturité ». Après de telles décisions qui occuperont un peu moins de vingt ans, on prévoira la retraite comme le moment merveilleux d’un nouveau « grand départ », et on achètera des choses différentes, on prolongera la même paresse, par exemple pour décorer et garnir un appartement neuf, et l’on participera à des associations où l’on se sentira bon, ce genre de dérisoire-là, d’absence d’originalité, de consensus à piocher, façons de perpétuellement reporter la question de son insignifiance et de son rôle véritable en incarnant diverses sociétés préexistantes. La crise de la quarantaine, c’est, paraît-il, un « moment d’individuation » ; je réponds nettement : c’est seulement le moment où des enfants aveuglés de routines pourraient se rendre compte qu’ils ont jusqu’à présent échappé à toute individualité, mais où ils se contentent de fuir la question essentielle de leur grandeur au moyen d’autres occupations tout aussi stupides et puériles. Ils ne deviennent pas individus : ils perpétuent des excuses passées en excuses planifiées, ne s’étant pas même interrogés s’ils avaient cessé d’en être, des individus, et depuis quand.

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