Théorie de l'amour comme auxiliaire de la nature contre la vie
L’amour ne perpétue pas la vie ; nul être ne se reproduit par amour. On a tant confondu amour et désir au moyen d’expressions fausses et surtout flatteuses (comme « faire l’amour ») qu’on ne discerne plus la teneur spécifique de l’amour. L’amour est davantage un sacrifice de soi qu’une conservation de l’autre – en quoi la religion christique est bien une religion d’amour. Tout ce qu’il y a d’intrinsèque et de pur dans l’amour vise à l’abnégation, c’est-à-dire justement à l’abstention des désirs, à l’abstinence. Le mariage d’amour est la relation contractualisée qui vise plus ou moins tacitement à limiter les naissances. Par amour, on tue bien davantage qu’on ne garde en vie : la guerre est œuvre d’amour, amour pour une terre ou pour des idées ; l’amour comme attachement exclusif est ce qui pousse le plus à éliminer la concurrence. À bien réfléchir sans aucun préjugé, on peut légitimement s’interroger si n’importe quel crime n’a pas l’amour pour origine, et je ne veux pas dire ici : l’amour de soi. Les animaux tuent rarement pour d’autre raison que pour prolonger la vie ; ils n’aiment pas, eux, pas comme nous, en tous cas.
Il n’y aurait qu’un pas de franchi à admettre que l’amour est un allié de la nature pour précipiter l’extinction de l’espèce humaine qu’elle abhorre. La science devrait se concentrer sur le point d’origine de l’amour, et analyser si toutes nos vitales finitudes, comme le processus du vieillissement ou la naissance des cancers, ne découlent pas de cette « porte » par où la nature entre en nous. Mettez le doigt sur l’accès de l’amour à notre conscience, sans doute indiquerez-vous l’endroit par où s’insinue en nous toute faiblesse de vie, cette vie que le cosmos ne peut considérer sans la sentir un intolérable intrus. L’amour est toujours une façon de suicide : qu’on y pense calmement, et l’on verra que les hommes les plus épris d’amour sont de loin ceux qui ont le plus renoncé à leur vitalité – en quoi il est vrai que l’amour est le contraire de l’égoïsme, car l’égoïsme, lui, tend à entretenir la vie du sujet. La plus célèbre tragédie de Shakespeare est ainsi bel et bien, jusque dans son dénouement, tout entière un théâtre de l’amour.