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Henry War
24 août 2022

Le sage e(s)t la victime

D’où vient que notre siècle considère la souffrance un gage de vérité ? À présent, celui qui pleure, c’est celui qui a raison ; pour emporter un débat, il faut s’exposer comme victime. Les arguments ont déserté le camp des victorieux, la persuasion acclamée du pathos a remplacé le ridicule des passionnés sans détachement qu’on estimait hors du jeu, trop « impliqués » pour tenir une parole objective et vraie. De nos jours, l’homme qui convainc fait couler ses larmes, use des vibrations de ses cordes vocales pour suggérer l’émoi, se sert des représentations les plus pathétiques pour susciter l’adhésion. Le Français n’est pas sorti de ces atteintes primitives, de celles qui le poussent à des adhésions malhonnêtes ou absurdes, il se laisse conquérir par ces signes parce que ça lui ressemble, parce qu’il y trouve une affinité avec ses procédés, avec sa limite intérieure. Il lui est en effet plus accessible d’indiquer comme il souffre que pourquoi il a raison : il peut jouer comme acteur mais la méthode du philosophe lui manque, plus subtile et difficile à acquérir. C’est qu’il n’a décidément plus de repères rationnels et logiques, et que son éducation, particulièrement son intérêt pour ce qui touche à la vérité, est foncièrement délabrée. Il s’est effondré dans la capacité d’un enfant qui, souhaitant atteindre et susciter un soutien, sait que l’expression ostensible du malheur est un moyen rapide de produire un effet. Sa puissance se réalise dans la nuisance qu’il inflige à son environnement en tant qu’être pitoyable, en tant qu’il « soulève l’humeur » et qu’il fait partager l’expérience de son trouble et de sa frustration : il communique ainsi, c’est la seule façon qu’il connaît de transmettre une idée tant que le mode de l’explication raisonnée lui reste hors de portée, tant qu’il n’en a pas appris les codes et surtout l’influence. Car c’est particulièrement au sein d’un entourage qui comprend mieux la plainte que l’exposé, que réussit la tactique de l’apitoiement, de sorte que plus un monde s’abaisse à la primauté du pleur, plus le pleur s’y impose comme moyen efficace de communication.

C’est par conformité majoritaire à ce fonctionnement passionnel que le vrai sage antique est devenu une sorte de monstre au Contemporain. Indifférent aux émotions, sans état d’âme il fouille, examine et dissèque « froidement ». Il n’accepte rien qui ne provienne d’une intellection et d’un examen . Ses considérations ne se soucient pas du mal qu’on lui représente, parce qu’il sait qu’en toute controverse, chaque parti peut se prétendre blessé : il n’a cure de contribuer par son attention et sa sollicitude à un concours de plaintes et de geignements. Il sait aussi que le sentiment d’une douleur n’est pas la mesure de la vérité, et qu’il existe des douleurs illégitimes qui ne trahissent que la mauvaise foi. C’est donc d’emblée et par principe qu’il se départit du devoir de distinguer les deux, la tristesse excessive et la tristesse justifiée : l’affliction seule n’est pas pour lui un sujet d’intérêt ou de vérité dans un débat. On peut aussi, après tout, pleurer pour des fantasmes et des chimères ; même ressentie et exprimée avec sincérité, la souffrance ne signifie pas qu’elle procède d’une réalité justement analysée, détachée et comprise : c’est sincèrement que la fillette a mal de sa poupée abîmée.

Il est par ailleurs des souffrances qu’il faut conserver, ne pas traquer absolument toutes les souffrances pour les éliminer, car la souffrance parfois transfigure. Notre époque antalgique n’a pas entendu cela : elle n’admet plus ses migraines, et bientôt elle n’admet plus le travail, et puis elle n’admet plus l’effort et devient indolente et paresseuse : à la fin, réfléchir, lui cause de la douleur, et il faut interdire l’obligation de penser et toute coercition exercée sur l’intellect. Or, la peine est toujours la mesure d’un progrès : on fait grand cas de l’éducation uniquement ludique, mais je ne sache pas qu’on discerne de nombreux sages élevés de cette manière ; pour moi, je ne crois m’édifier qu’au contact de ce qui me donne du mal, de ce qui me heurte, de ce qui m’humilie. Ce qu’il faut corriger dans la douleur, ce n’est pas son impression, c’est la faute, c’est-à-dire la douleur en tant qu’elle est un mal si elle l’est. Or, l’estimation de la faute relève du jugement, pas de l’empathie. Il importe d’examiner non si la douleur est ressentie pour la condamner, mais avant cela, d’interroger si elle est justifiée. On éduque l’enfant dans le travail, tout travail est une infliction de peine, il ne demeure qu’à vérifier si cette peine se fait en quantité raisonnable et en adéquation au but qu’elle est censée servir. Dans un procès, ni le coupable ni la victime n’ont raison de soulever leur misère, comme cela se plaide tant aujourd’hui : qui sait d’ailleurs si, parfois, le remords d’un coupable n’est pas plus douloureux que le mal infligé à sa victime ? Ce n’est pas la question de fond de mesurer la pénibilité ; c’est encore tout relatif, cela. Qu’est-ce-à-dire : la souffrance ne renforce-t-elle pas ? Est-ce que notre époque ne révèle pas qu’une vie de tranquillité et de confort n’est de nature qu’à produire des êtres légers et vains ? L’observation du Contemporain si dérisoire et futile et qui s’est tant efforcé de fuir la moindre atteinte, argue plutôt, je trouve, en faveur de la souffrance : j’aime mieux imposer ma « tyrannie » sur mes enfants et qu’ils deviennent « victimes » de mon exigence, que les laisser végéter dans l’état d’abandon béat où l’on rencontre la plupart de leurs camarades de classe. Nous devons entendre qu’il n’existe pas d’amélioration sans forme de redressement qui passe nécessairement par quelque incommodité, ne serait-ce que pour l’évidente raison que tant qu’on est content de soi, on n’a jamais intérêt à changer : la paix et l’autosatisfaction ne sont point les lieux de l’édification, il y faut du conflit, ainsi que le sentiment personnel d’une insuffisance. Toute éducation véritable naît bien de l’affrontement et de la douleur.

Faute d’intégrer ces réflexions essentielles, le Contemporain se condamne logiquement au manichéisme le plus obtus : il y a d’un côté ceux qui souffrent, qui amassent aussitôt toutes les vertus et gagnent la bataille presque sans discourir, et de l’autre ceux dont la parole marque quelque indifférence pour la souffrance et qui amalgament d’office tous les vices et méritent de perdre ou d’être considérés comme perdants ; ou, pour le dire avec un vocabulaire caricatural plus propre à notre époque, il y a les « gens sous emprise » et les « pervers narcissiques ». C’est ce qui explique que dans la moindre controverse actuelle, les contradicteurs prennent d’abord un temps considérable à indiquer combien ils compatissent : ce n’est pourtant jamais le fond du problème, ce sont précisément de ces propos qui diluent le sujet et qui font oublier le sens même de la question, qui rapportent le débat à la mesure du Contemporain au lieu de le dépasser et de lui apprendre une rhétorique de la vérité supérieure, mais le locuteur sent qu’il doit s’adapter à la compromission collective que constitue l’importance de l’image pitoyable s’il veut convertir ce peuple avec la mentalité qui est la sienne. « Mais vous êtes donc méchant, lui objecterait-on autrement. — N’importe que je sois dur, devrait-il rétorquer alors, si je suis exact et juste. » Qu’on mesure par exemple comme la plupart des discussions sur le Covid se sont résumées à parler au nom des malades et des morts, au nom de ceux qui se sont plaints ou qui pourraient se plaindre, au nom toujours de la souffrance ! En quoi est-ce essentiel au sujet ? Serait-ce que, parce qu’on est est malade ou mort, on aurait acquis une compétence à parler d’un virus ? On voit que le registre des passions est sans rapport avec l’exposition de la vérité. Par ailleurs, je crois que les êtres les plus aguerris au combat, à tous les cruels combats de l’existence, savent bien qu’il leur devient de plus en plus difficile de s’en manifestement émouvoir. Une société de la victime visible comme réflexe est forcément une société de l’intellectuelle superficie ou de l’intellectuelleperfidie. Au point qu’un suprême observateur de l’homme peut dire sans faillir : « l’indice d’un manque de profondeur, c’est presque toujours l’émoi ». Les gens les plus gagnés par les pleurs n’ont jamais beaucoup vécu si l’on y regarde bien, ou n’ont pas été capables de surmonter leur expérience c’est-à-dire de prendre du recul, faculté rationnelle par excellence. Ce leur devient un procédé récurrent, même sans calcul, car plus ils se sentent submergés par l’émotion, plus ils croient deviner qu’ils devraient « humainement » gagner leurs interlocuteurs à leur cause, pour ce qu’ils pensent en effet s’adresser, en se généralisant, à des personnes faites comme elles c’est-à-dire pourvues de leur sensibilité.

Il ne s’agit pourtant pas de vanter l’insensibilité. Mais qu’on voie seulement comme la sensibilité, quand elle est hégémonique, dissout la moindre importunité dans la culpabilisation : connaissez-vous bien des gens qui ne passent pas leur temps à se plaindre et à en attribuer les causes à tous autres qu’eux-mêmes ? C’est de cette extrême sensibilité que procède l’extrême censure dès qu’on estime que le mot est blessure et que tout blessure doit trouver son coupable ; mais sur quel critère ? Plus notre siècle avance, plus il tend à restreindre le champ du dicible, parce que les sensibilités deviennent fragiles et processives, conséquemment elles se prétendent de plus en plus « choquées » ; or, ce choc est estimé une blessure, et par suite le plaignant, à qui l’on donne raison d’emblée parce qu’il dit sa souffrance, permet de nouvelles limitations au droit d’expression, selon la norme que la loi doit « défendre la nuisance ». Or, cette norme a pour limites logiques la susceptibilité et la paranoïa, qui consistent à penser qu’une vétille est nuisance et menace : susceptibles et paranoïaques, faute de restrictions, risquent fort de devenir les maîtres du monde. Ce n’est pourtant pas parce qu’on se sent en danger qu’on doit interdire certaines pratiques en vérité inoffensives : ce sentiment ne signifie peut-être rien du danger réel. Qu’on juge si notre société est bien rationnelle quand elle empêche des élèves non contaminés et non contagieux de demeurer en présence d’autres élèves également non contaminés et non contagieux mais dont les familles ont peur ou pourraient éprouver de l’angoisse. Le glissement sémantique se fait du mal, c’est-à-dire de la nuisance réelle, au risque, c’est-à-dire à la nuisance supposée. Si notre société se contente de donner automatiquement raison au plaignant comme elle tend à le faire avec la disparition progressive du devoir légal de présomption d’innocence, si elle décide, par paresse ou en conscience, de blâmer et de punir d’office toute origine de la souffrance sans examen de sa cause sur le seul fait qu’elle est ressentie et donc qu’elle provoque en effet une nuisance psychologique, alors elle favorise deux mentalités également pathogènes et nocives : d’une part l’hypocondriaque, de l’autre le dénonciateur. Or, c’est bien l’état de la société d’aujourd’hui, car chacun prétend beaucoup souffrir ne serait-ce que par anticipation (ce qui est insensé), et veut faire porter la responsabilité de ce souci sur quelqu’un d’autre qu’il aspire plus ou moins hautement à faire châtier ou bannir. C’est pourquoi c’est de toute urgence qu’il faut réformer notre appréhension de la souffrance, autrement la moindre crainte, la plus petite inquiétude, intègrera par degrés tous nos codes de loi au point qu’on ne pourra plus agir différemment sans être passible de sanctions, car on doit être assuré que rien ne fait plus peur et n’humilie davantage, et donc ne crée plus une « douleur d’esprit », que – la différence.

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Commentaires
A
Vous dîtes "le français", j'aurais pensé croire "le sous-américain", le dernier occidental. Engoncé entre un matérialisme irrésolu et une eschatologie assez punitive, acculé au sexe et à la race, évacuant toute dialectique pour paraître toujours en sommité édifiante, cette plainte est adapté au grognement franchouillard mais néanmoins la manifestation des hypocrisies réformistes (censées se départir des abjectes pratiques du clergé institutionnel pourtant, encore un leurre, d'une autre lurette ?). Nous constatons jusqu'où ces mondes de guerre ne peuvent accepter les contradictions et se départissent de la moindre démonstration en geignant et scellant les tabous dans les coffres à pentures. Au nom des vieux parchemins et dérisoires talismans aussi bien que de la modernité la plus aigüe, il n'y a pas d'oxymore pour autant le satisfecit de la confusion, le confort d'égarer ceux que l'on considère avec mépris. Et chacun se sent en droit de se plaindre et de moquer les faiblesses de l'autre, la vilenie des lâches, cette référence culturelle du temps présent, jusqu'à l'inconscience de sonpotentiel anéantissement. . Irraisonnés et dégoulinants ils ne feront pas de vieux os, mais risquent d'y entrainer les nôtres, loin sur leurs iles à déclencher les conflits après nous avoir affaibli, ceci à plusieurs reprises. Le prix de notre orgueil est de s'être laissé phagocyter et permis au psychologisme sociétal son petit prosaïsme ataraxique, au chaud dans son idéologie post-idéologies, comble ou mensonge, bien hybride certainement, digne du toc d'une cochonnerie trans-humaniste, ces faux Sysiphes, ces indignes de Prométhée, ne promettent que l'engourdissement de Lethé, le spectacle de cet évanescent paradis. Fatalité entre les signes, malgré les oeuvres du joailler sera toujours carbone le diamant qui nous anime, nos phosphores pèseront. Bien que le chef suprême de notre démocratique autorisation à délirer nous annonce le dévoilement, une arnaque en remplacera une autre. Il faut que tout change pour que rien ne change. Et les affects individuels ne sont pas grand chose au regard des puissants calculs des avides, quelques soient leurs passions philosophiques ou religieuses. A terme moi ment, dans ce monde de faux gentils, de vrais méchants. Et vive la république populaire démocratique éternelle du roi des salpicons. Je m'emporte, je m'emporte. Je m'emporte plus loin, ça débarrasse. Mais quelle tartine !
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