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Henry War
26 septembre 2022

Péril des peuples du confort

Lorsqu’un peuple sombre par degrés dans l’abrutissement et la facilité nés du confort, le plus grand péril qu’il encourt du fait de cette décadence vient de son propre gouvernement.

Il est pourtant vrai en démocratie que les hommes d’État tirent leur responsabilité des électeurs c’est-à-dire d’une portion large des citoyens, et également qu’ils sont eux-mêmes extraits d’une foule et constituent des pièces de troupeau rendues stupides par des années d’insouciance, en sorte qu’on pourrait présumer qu’ils ne feront rien que ce qui émane spontanément de la volonté du peuple, par qui ils sont mandatés et dont ils font partie, et qu’ils lui seront idiotement fidèles ou fièrement serviles. Mais c’est ignorer l’effet psychique d’une élection par laquelle une personne se sent distinguée, portée par des honneurs et engagée à des actes d’une dimension toujours supérieure. Il n’est pas difficile de comprendre qu’un candidat est quelqu’un qui, même quand il est mu par la franchise et l’honnêteté, aspire à porter plus loin, pour lui-même ou pour d’autres mais toujours en son nom, quelque ambition, par conséquent on ne doit point s’attendre à ce qu’il réfrène ses vues aussitôt qu’il aura accédé aux fonctions qu’il a désirées. Et je crois qu’il est tout à fait cohérent, au regard de la psychologie humaine, d’éprouver un peu de mépris, au moins de dédain, envers ceux qui vous ont permis de commander, qui, par leur adhésion à vos valeurs, ont surtout démontré leur faculté d’obéir, et auxquels, par votre hauteur future, vous démontreriez bien l’éminence de votre mérite : c’est une manière de justifier son élection que d’assumer une position de prévalence. L’élu trouve naturellement, en tous cas, dans son rapport avec ses électeurs, autant de gratitude que de supériorité implicite, parce qu’il sent qu’il a, lui, créé quelque chose qu’il ne s’est plus agi aux autres que de suivre, bien qu’il puisse être reconnaissant que le peuple ait daigné reconnaître ses talents. Mais enfin, il trouvera toujours qu’il laisse derrière lui des gens de moindre valeur dont il veut se prouver l’écart et la stagnation par sa distance et leur rebut plus ou moins relatif, c’est pourquoi, tout psychologiquement, un homme politique, même franc à l’origine, respecte rarement ses promesses et change beaucoup de cercles, en ce qu’il est conduit par ses nouvelles fonctions à se figurer une évolution intellectuelle et morale que son statut représente et signifie. Il se veut, après sa distinction, un mérite accru, il ne lui suffit pas des insignes d’un mérite confirmé et enfin reconnu, il exige encore que sa promotion s’accompagne de l’augmentation de ses aptitudes. Il voudrait que sa force fût sans cesse exacerbée par ses places, il est donc perpétuellement porté à regretter la végétation de ses anciens partisans auxquels il ne peut attribuer, obscurs tels qu’ils sont restés, une progression pénétrante comme la sienne, c’est-à-dire une grande vertu : autrement, à quoi lui aurait-il servi d’être élu, si c’était pour demeurer ? Tout homme ressent un intérêt essentiel à se figurer qu’il doit ses accessions à une avancée de ses facultés, c’est une illusion commune et qui, chez des élus issus du peuple, ne rencontre pas la contradiction d’une ferme philosophie ou sagesse qui manque à de telles gens. « Je suis graduellement devenu ce que je suis, je suis la hauteur où l’on me place au sein de l’État » : voici le credo superbe des politiciens. S’ils sont ainsi « montés », il faut parallèlement qu’ils se sentent méliorativement grandis, et c’est ce qui légitime le rejet de nombre de convictions et d’amitié passées. Ils étaient « naïfs », bien sûr, avant que d’être députés ou ministres ; on ne peut plus penser la même chose, du tribun au secrétaire d’État ! Ils ont été « impulsifs », et, à présent qu’ils sont « en haut », il faut qu’ils se suggèrent qu’ils sont plus « hauts », qu’ils ont acquis la mentalité de leur altesse, ce qui s’accompagne de toutes sortes de postures et de pacotille. En vérité, ils n’ont pas foncièrement changé, seulement ils sont devenus altiers, et leurs altérations superficielles servent surtout à se persuader qu’ils valent davantage qu’avant d’avoir gravi des échelons ; ils aspirent, par signes extérieurs, à matérialiser les marches de leur escalier de fortune, en sorte, et c’est terrible, que plus on s’élève dans une hiérarchie élective, moins on est le représentant de ceux qui nous ont élus, parce qu’on veut prouver qu’on vaut mieux que d’être resté en son sein et en ses rangs – et c’est sans doute la raison pour laquelle on n’a pas l’impression, accoutumés et attentifs que nous sommes aux indices de snobisme qui caractérise le pouvoir, que les grands hommes, que les véritables génies, sûrs de la constance de leurs efforts et négligents des affectations vantardes qui exhaussent et trompent, ont, à leurs différents stades politiques, énormément changé. C’est donc bien plus souvent par fierté et pour l’estime de soi – par défaut d’identité, en somme – qu’on trahit, que par représailles : la trahison des êtres qui s’élèvent en hiérarchie est une psycho-logique.

Ainsi, tôt ou tard, et probablement peu de temps après son élection, le dirigeant, qui est homme de projection et d’action, car il ne doit rien de son accession à un immobilisme, une élection procédant toujours d’une intention de changement ou d’inflexion (même ceux qu’on appelle « conservateurs » luttent contre un courant en une forme de mouvement contraire qu’on dit rétrograde) –, se forme des objectifs nouveaux par considération d’une hiérarchie plus haute, fût-elle symbolique et intérieure comme un ordre de grandeur, fût-elle une idéalité ou un exemple, à laquelle il veut encore atteindre. Un homme politique est un animal fringant qui cherche toujours le respect d’un plus haut étalon. Pas de contentement en politique, parce qu’une situation est censée traduire, au politicien, la mesure d’un perfectionnement où se résume l’ambition : sitôt que les alliés d’hier ont été rangés et soumis, sitôt qu’on les a en cela dépassés, il en faut des neufs, plus dignes de l’élite qu’on convoite, et, parce qu’on est stupide, on se fie pour les reconnaître à des extériorités de statuts et de castes, de sorte qu’au terme d’une vie, après avoir successivement séduit ses parents, ses amis, ses professeurs, ses supérieurs puis ses électeurs jusqu’à la présidentielle, on en vient à complaire à des chefs d’État, à des représentants de cénacles privés, à des célébrités flatteuses ou à toutes sortes de maîtres vénérés et mystérieux encostumés d’honorabilité ou de puissance secrète – parcours exact d’un Emmanuel Macron, d’une cohérence absolue à défaut de génie. On ne pense qu’à gagner les faveurs de gens qu’on suppose plus compétents que soi et qui sont aussi des ampoules et des outres gonflés de vents techniques ou de dissimulations de vides, des apparences comme soi, des allures et des faces, alors le mandat direct d’un peuple, censément représenté par une poignée d’élus suprêmes, passe en d’autres mains, il est transféré à des volontés extérieures secrètement adulées par le « chef », n’obéit plus tout à fait ou plus du tout à ses commettants, et l’on glisse graduellement et insidieusement d’une idée de démocratie où le peuple décide, vers une idée de république où le peuple délègue ses responsabilités à quelques représentants, jusqu’à une idée de régime où les élus du peuple sont garants de tout autres valeurs et positions que celles de leurs électeurs. C’est la conséquence logique et nécessaire d’une démocratie qu’on admet fonctionner si bien qu’elle tourne à l’oligarchie : le citoyen ne regarde plus aux affaires publiques dont il se sait incompétent et qui le détourneraient péniblement du loisir, il vit en confiance aveugle de son gouvernement et sans aucune vérification sur la pente infinie de sa douce paresse – où la démocratie, quand le peuple la suppose parfaite, toujours dysfonctionne.

Mais un peuple sage et vigilant, et qui estime son gouvernement ni plus ni moins une sorte de comité d’administration, saura toujours d’abord se gouverner lui-même et ne pas abandonner l’emploi de ses intérêts, de façon à pouvoir rabrouer sans rien perdre les prétentions excessives d’un dirigeant élu ou d’un groupe de direction : au moindre mandat dont ce dernier s’empare et qu’un peuple averti ne lui a pas confié, le citoyen en masse, préoccupé intimement par la chose publique, ira lui-même bousculer l’illégitimité de ces arrogances, dans la rue ou d’autre manière brusque, en particulier s’il a conservé dans ses nerfs l’envie et la faculté de la violence pour défendre sa liberté d’agir, c’est-à-dire s’il a conservé la dignité d’être un être d’actes et de risques. Oui, c’est bien à condition qu’il soit resté intelligent et impliqué, qu’il se soit maintenu dans une éthique active : nonchalance et légèreté ne valent rien s’il s’agit de reprendre une administration que l’incurie ou la duplicité a conduite à des fautes intolérables ; il ne faut pas alors que, par confort et à défaut de prétendants, le citoyen redoute de disqualifier ses élus et leur retire et reprenne leur mandat ; et cette mentalité, à ce que je prétends, se rencontre chez des peuples ayant gardé le sentiment de la puissance individuelle c’est-à-dire une volonté forte, chez des peuples qui ne sont point baignés de la honte de leurs capacités à renverser et à détruire, chez des peuples qu’une moraline bonasse et pacifique n’a pas condamnés à un esclavage d’homogénéité et de modestie personnelle. Ce peuple perpétuellement sur ses gardes est sentinelle : qui a jamais vu sentinelle redouter la mort ou craindre de donner la mort ? Mais c’est une sentinelle par soi-même, une sentinelle d’honneur, une sentinelle au service de sa propre grandeur, et non pas une sentinelle obéissante et docile. Si au contraire le peuple ne s’intéresse plus en majorité qu’à son intérêt immédiat et si dans sa décadence d’identité il se contente de vouloir perpétuellement le repos, il n’ira pas manifester vivement son désaccord, il ne s’indignera pas vraiment des torts qu’on lui fait, il ne regimbera pas réellement aux humiliations qu’on lui fait et dont il aurait bien du mal à ne pas s’en sentir propre, il trouvera plutôt des excuses pour entretenir et renouveler sa passivité, il deviendra tolérant, pardonnera plutôt que de se révolter, et arborera sa lâcheté comme une vertu. Ses résistances seront molles et veules, il jugera que des institutions et des élus doivent le sauvegarder des dérives qu’il craint parce qu’il leur a légué la charge de le protéger, il s’en remettra à des légalités qu’on lui a inculquées au lieu de s’emparer du légitime qu’il sait, il « marchera » donc gentiment et formulera des pétitions et des recours sans heurts. Il se rassurera en prêtant l’oreille à ceux qui le confirment en sa position d’indolence : on le persuadera surtout que la violence est mal. Pour l’État, c’est simple : il lui suffira de gagner adroitement ces élus et ces institutions, et d’imposer quelque bruit majoritaire et rassurant : qui saura empêcher les ambitieux de persuader des êtres sans raison ni éthique, gens si simples qu’ils ne lisent même plus de vrais livres ? Voilà pourquoi, pour pallier la révolte d’un peuple indolent et apathique, un gouvernement même pas machiavélique, un groupe d’hommes eux-mêmes mièvres, sots et fuyants, usera de ressorts évidents : n’ayant pas tardé à découvrir la faiblesse de son peuple, congénitale et essentielle, il commettra ses premières tentatives de tromperie avec précaution, en s’entourant de prudents replis, de démentis crédibles et de positions de défense, comme au champ de bataille on lance certains assauts en préparant surtout la retraite, mais face à tant de pusillanimité méprisable que le peuple répliquera à ces tentatives, quel scrupule trouvera-t-il ensuite à mentir plus fort alors même qu’il découvrira que nul ne s’oppose à lui ni n’est capable, parmi le peuple, de tenir compte d’un mensonge, c’est-à-dire seulement de se souvenir ? Voilà pourquoi c’est logiquement que plus un gouvernement multiplie ses mensonges avec succès, plus il perd de scrupules à les renouveler, et moins il les échafaude avec circonspection, attendu qu’il a constaté combien la masse déjà berné est crédule, flasque et se manipule sans réplique ni conséquence : il oublie jusqu’au risque, car jamais il n’est près d’y laisser sa place ou sa réputation. Il s’enhardit d’insolences présomptueuses, n’ayant plus jamais rencontré d’objections ; il ment et trompe avec moins d’éloquence et de subtilité ; ses facilités de triomphe l’enorgueillissent de tant de victoires, et il s’enivre de son pouvoir. Il écrase un rare et difficile contradicteur d’une loi inique de circonstance, d’une loi déloyale, d’une loi scélérate, puisqu’il sait que pour défendre le droit véritable, il faut au moins des masses, et qu’il n’a contre lui qu’une poignée d’individus condamnés à plier ou à se briser sous toutes les lois qu’il promulgue selon ses besoins. Il n’y a aucune raison de supposer qu’un tel pouvoir peut se retenir de déjuger son peuple à force de l’abuser ou de l’opprimer, puisque ce peuple, faute de se savoir capable ou désireux d’agir, consent à l’abandon de son initiative : nous n’y échapperions pas nous-mêmes si nous étions à la tête de l’État, nous ririons du chien qui va au-devant pour la trentième fois quand son maître feint de jeter le bâton. Qu’à la énième arnaque le client se laisse encore attraper et paraisse même par son inaction y adhérer, voilà qui confirme le charlatan, c’est ce qui lui donne presque raison, c’est ce qui l’enracine en souveraine condescendance : il ne faut pas en vouloir aux politiciens d’êtres hommes, ils finissent ainsi que chacun par tenir pour règles des faits répétés, ils ne diffèrent pas du commun des mortels pour qui un objet retombé cent fois par terre obéit définitivement aux lois de la gravitation, et il leur faut admettre, et à présent il nous faut admettre aussi, quelles que soient ses préventions initiales et nos sympathies principielles, que le peuple est en effet bien imbécile d’être si aisément dupé et avec tant de répétition, même si un tel constat est peut-être aussi ridicule que pathétique et désespérant.

Alors, mais c’est forcé, insensiblement les triomphes faciles se succèderont-ils pour ce que les précédents lèveront la voie à des réussites plus grossières et aisées, et ce gouvernement saura dès lors circonvenir le peuple à très peu de frais. Il perdra sa prudence inutile, hasardera des escroqueries de folle impudence, et nul n’y trouvera beaucoup à redire, nul n’osera y croire, car le soupçon humiliera le peuple, les citoyens préfèreront ne pas s’interroger plutôt que de s’obliger à quelques difficultueux examen et considération. On trouvera alors chez les gouvernants qu’un cynisme insubtil et révoltant commence à apparaître – révoltant seulement à ceux qui auront conservé assez de distance pour s’en rendre compte et ne pas trouver intérêt à s’illusionner, mais il existe toujours au sein du peuple déchu une faible proportion d’individus marginaux et perpétuellement éveillés. Ce sont ces consciences-là, d’abord, que l’ironie et le sardonisme des politiciens frapperont le plus durement, parce que ce sont gens de mémoire et d’honneur, gens qui ressentent l’insulte avec injustice et la fébrile volonté d’agir pour la relever pour ce qu’eux ne la méritent pas – mais ces lucidités ne font pas un mouvement vaste, elles n’entraînent presque personne, d’autant qu’il s’agit d’indésirables et de parias, d’êtres opposés au divertissement et dont l’exemple fait honte à la multitude, leurs paroles seront vaines, ils ont déjà l’air d’aberrants et d’intrus parmi la société qu’ils ont l’usage de critiquer, leur interdiction légale ne nuira, semble-t-il, à personne d’autre qu’à un petit groupe de parias, ne provoquant nulle solidarité, n’impliquant quiconque, n’ayant a priori de répercussion que sur ceux dont, depuis assez longtemps, l’impertinence et le sérieux agacent et que, faute de tendresse, on accusait de dureté et de manque de légèreté : on croira même tantôt bien faire en leur rendant, à ceux-là, leur défaut de solidarité…

Oui, mais jusqu’où alors l’impunie insolence des menteurs éhontés ira-t-elle ? Et quand donc le crétin cesse-t-il de consentir par léthargie à son propre dommage ? Doit-il y avoir une limite à la pratique hypocrite et désobligeante de la démocratie, à cette démocratie décadente et vicieuse ?

Certes, il ne fait pas de doute que la brutalité absurde des contradictions, que la particulière et ahurissante incohérence qui signale la malhonnêteté alors, à force de grandir dans la décomplexion de puissants, finira par se remarquer et par choquer, mais est-ce à dire qu’un véritable embrasement de foule, durable et profond, balaiera les scandaleux excessifs ? Je ne le pense pas. Car c’est une loi de la psychologie qu’on a toujours intérêt, sitôt qu’on a cru et appliqué languidement un mensonge, à accepter les mensonges consécutifs et corollaires pour ne rien regretter, pour se reprocher le moins possible et n’avoir rien à se pardonner, sinon la tendre crédulité des moutons – mais un mouton est candide, et même dévoré par le loup il emporte au paradis sa part d’innocente conscience. Un mouton est un être qui veut surtout fermer les yeux et paître en paix : la lumière brille fort et perce le regard, les couleurs épuisent en désagréables plissures, parce qu’il faudrait toujours accommoder, mieux vaut se remplir d’herbe plus ou moins fraîche. On a déjà décidé de croire, il n’est plus temps de réévaluer ses opinions et ses raisons, le choix est fait et il faut s’y conformer, c’est plus simple, cela soulage de tout pendant qu’on broute. C’est pourquoi il n’y aura continuellement que les affaires de cynisme les plus patent et celles qui contrarient les mœurs établis avec le plus de symbolisme puéril qu’on châtiera pour se dire vengé, mais la plupart des mensonges, quoique à peine moins grossiers, demeureront insoupçonnés tant qu’on n’aura pas recouvré la sensibilité de l’outrage et de l’infraction. Ces quelques réactions intermittentes, que rehausseront artificiellement des éclats hyperboliques d’indignation – autant de démesures qui indiquent toujours un rôle et non un rapport profond aux phénomènes : « je m’insurge ostensiblement, excessivement, c’est-à-dire en virtualité et en métaphore, c’est-à-dire pas réellement mais littérairement comme un rôle » – ne font pas une sagesse, elles ne constituent point une conscience de l’abus, elles ne déterminent pas une boussole résolue à l’aune de laquelle on évalue universellement un mal avec des valeurs solidement fixées. Les gens, à ce stade, demeurent idiots, ils n’ont versé que dans la susceptibilité et l’épiderme, ils pleurent mais s’observent à travers les larmes : ce ne sont que des fluides cinématographiques, des copies morales, des resucées sentimentales, et ils ignorent encore le système de leurs émotions, car ces émois ne sont pas les leurs, ils empruntent leurs transports aux conventions et aux convenances stéréotypées selon un barème passé. Une survivance de règles communes et diffusées leur rappelle qu’il faut manifester, à tel stimulus, les marques de la révolte, mais ils n’intègrent pas ce qu’ils simulent : ce sont des signes singes, cela ne peut porter une révolution longue, une réforme du régime de la démocratie bête, cela ne peut induire une remise en cause lucide et efficiente de l’ordre institutionnel du mépris et de l’abus où il vit. Là, rien n’est encore intériorisé en tant que système lourd, en tant qu’inertie préjudiciable, en tant que récurrence, l’idée de la démocratie reste sauve, c’est toujours unanimement le « meilleur régime » : le citoyen, bientôt, paraîtra encore surpris d’un recommencement de cynisme, et le gouvernement si peu puni se sentira de plus en plus désinhibé en malversations. Il préconisera hautement l’économie, le respect, la mesure et l’abnégation : il se filmera parallèlement en orgies privées et ne verra même pas la contradiction.

Or, c’est à peu près le stade où nous sommes. De retentissants procès capitulent des anecdotes et des détails, scandent des fractions d’insultantes contradictions signalant les linéaments d’un mépris bien plus immense qui passe inaperçu ou que nous ne voulons pas voir, examiner et mesurer. Autant de procès qui contribuent alors, par le regard d’une certaine distance, à ce mépris même des foules, enferrées dans des symboles et des allégories qui cachent, et qui se donnent davantage comme sujets de jugement que ceux qu’elles prétendent châtier : voir tant de gens acharnés à soumettre et à punir une poule qui a juste picoré est d’un évident amusement pour l’alligator abrité. Le citoyen trouve aux tréfonds de son sentimentalisme des sens cachés qui l’offusquent, il songe, à quelque énième degré, à d’indirectes métaphores exceptionnelles d’injustice, il refuse de constater cependant que son visage journellement est tout inondé de crachats. Cette altération alambiquée, cette abstraction, est ce qui lui permet, en modifiant la dimension même et presque le paradigme de son regard, de ne pas s’étonner avec inconfort de tout ce qu’il endure de plus abject, et de ne protester que contre des chiffres factuels au lieu des attitudes les plus marquées mais scientifiquement improuvées et légalement imparables. Une singulière déformation du discernement le tient éloigné des injures qui, s’il s’en apercevait tout à coup, lui communiquerait la sensation cuisante d’une incohérence et d’une humiliation. Il lui faut un compte, il lui faut faire leur compte à des individus imprudents ou malchanceux, mais jamais il ne règle vraiment et globalement des comptes. La démocratie ne s’oppose pas au régime institutionnalisé du mensonge, elle n’attaque ponctuellement que des individus de pouvoir pris à mentir quand quelque loi admet que les conséquences de ces tromperies constituent des périls. Les peuples contemporains admettent que la démocratie est devenue par essence une turpitude, mais ils ne remettent en cause que les vilenies illégales, que les circonstances rares où le droit reconnaît à une parole la valeur d’un coup, et cependant ils consentent toujours au principe d’un régime où l’autorité se confond avec la malhonnêteté. Ils ne doutent pas du système dans son ensemble, ils doutent de certains hommes, c’est moins révolutionnaire, c’est plus prudent, le contexte ou le cadre de leur vie leur semble encore sûr : ils n’ont pas à sentir les germes d’une vaste dissidence ou sécession. Ils demeurent assez tranquilles. Regarder des particuliers plongés dans les affaires, c’est regarder ailleurs que dans l’affaire du siècle, de tout le siècle. On détourne le regard aussi quand on le fixe, parfois : mirer un point, c’est s’aliéner le tableau, focalisation opportuniste. Le régime gagne sa poursuite et le citoyen conserve son calme. On sacrifie pour rester en paix. Le bouc est égorgé ; on vit encore dans l’enclos. L’odeur ponctuelle du sang recouvre la puanteur générale de la bergerie et du rut. Chacun a peur, plus ou moins : on n’ose pas bouger, ni d’un côté de l’autre. Deux mondes ont intérêt à ne jamais se confronter : le politique aurait tort de s’abaisser et de risquer de se livrer en pâture, le citoyen aurait tort d’anéantir sa béatitude au combat et d’entrer dans l’arène pour braver des représailles venues d’en haut. On est bien, chacun chez soi. La démocratie contemporaine est un égotisme casanier : ne jamais rien compromettre en aventurant une observation sincère sur l’autre. Le pouvoir, le sujet, tous deux en chiens de faïence. Une inertie, une permanence, un contentement. Ne surtout pas remuer la… Le mensonge vaut mieux, la personne y est en sécurité ; elle ne s’engage pas résolument. On vit pour soi : c’est foncièrement le même principe des deux côtés. On veut s’estimer, alors on se dissimule, on se ment. On fait toutes les concessions pour être « heureux ». On « profite ». Partout. Un politique est citoyen, réciproquement : c’est dans cette mentalité que, sans le savoir, ils se rencontrent parfaitement. Ils jouissent de la vie : l’idéal y nuirait. Et donc mentir. Convertir le vrai en compromis. Oublier.

Le mouvement par lequel on renâclerait enfin contre le mensonge, et d’une façon essentielle au lieu de ces hoquets vexés, de ces sursauts inconsistants, pourrait procéder de quelque rééducation à la parole et à la mémoire, à tout ce par quoi l’on apprend à déterminer la valeur d’une personne, et notamment la valeur émanée de son absence de dissimulation, la valeur tirée de son assomption pleine et entière, ce qui n’advient que chez les personnes qui, ne se sachant aucune insuffisance à laquelle elles ne savent remédier, n’ont pas honte d’elles-mêmes. Par imprégnation, on parvient quelquefois à provoquer l’imitation d’individus admirables, c’est pourquoi il arrive que les hommes dont le langage est scrupuleux suscitent de l’attrait et fassent des émules : on reconnait à la rigueur de leurs moindres discours un examen de chaque terme, ils évoquent la force d’une fiabilité de jugement, une efficacité qui est l’aune d’une puissance, de sorte qu’on en vient, même jeune, à vouloir leur ressembler. Toute société gagne à ce que de tels hommes servent de modèles en enseignant ; c’est la subtile influence de leur éloquence qui sert ensuite de repère à un langage sûr, par conséquent l’action fondamentale d’une société soucieuse d’éducation est de sélectionner de tels professeurs, de façon que l’admiration qu’ils inspirent soit utile à former les esprits par autodiscipline et volonté plutôt que par la contrainte. Or, un gouvernement de menteurs imbéciles n’a jamais besoin d’instruire des esprits : je ne dis pas qu’il y résiste ou qu’il fait de ses écoles un foyer de propagande, je dis qu’il ne sait même pas ce que c’est qu’éduquer et ce que cela peut apporter, et même s’il serait marri en effet que ses professeurs permettent de confondre le mensonge par l’utilisation impeccable qu’ils font du langage, il n’empêche pas vraiment cette transmission, simplement comme il ignore qu’elle existe il n’en fait ni l’atteinte ni la promotion, raison pourquoi on trouve dans toutes ces démocraties que les études ne servent qu’à obtenir un diplôme, qu’elles ont une teneur plutôt incohérente, et que le budget qu’on leur alloue est assez bizarre. Du reste, ce que j’écris du gouvernement s’applique au peuple lui-même qui, revêtu de la morale et des insignes du confort, ne fait pas plus de cas de cette éducation qui l’importune et lui impose des restrictions incompatibles avec sa vision d’un bonheur facile : il ne la révère pas, elle lui est surtout survivance du passé, il voudrait qu’elle s’adaptât à lui plutôt qu’il ne se pliât à la contrainte de ses vertus, et nombre de ses revendications en la matière vont à tâcher de rendre l’éducation plus ludique et moins dure. C’est pourquoi le salut contemporain, pour sortir de cette spirale du méprisant mensonge dans la démocratie, ne peut venir principalement ou immédiatement de l’éducation.

Alors on peut imaginer, il est vrai, comme toujours, quelque prophète, quelque incarnation, quelque élu inespéré, en la forme d’un représentant politique providentiel et supérieurement sage, un être capable de rappeler au peuple le mépris qu’il s’inspire lui-même, mais en parvenant toutefois à ne pas contrarier le peuple de façon que cet homme ne fût pas écarté du pouvoir par l’intempestivité qui le caractérise susceptible de déranger la tranquillité si chère aux peuples de la démocratie amollie.  Cette solution est plausible, après tout : on passe déjà un temps considérable à s’imaginer des héros, notamment à chaque nouvelle élection, et l’on rappelle et convoque aussitôt toutes sortes de brillantes fantasmagories, des rois, des empereurs, des généraux triomphants, et l’on ne cesse ainsi d’espérer ce Destin, à chaque scrutin, dont l’exemple se situe au passé mais qu’on souhaite pouvoir rétablir comme sur un trône, en suzerain éclairé, en guide unanimement imité. Il est certes inévitable qu’une nation démocratique obtiend tôt ou tard des Présidents moins turpides, c’est statistique et ne fait aucun doute, mais comment concevoir qu’un mandat court de cinq ans puisse rediriger une mentalité nationale et populaire dans la réflexion et la philosophie pérennes ? Comment imaginer, en période de confort, et rien que par des mots, une inflexion inverse à la tendance veule à l’abandon et à l’irresponsabilité ? Suffit-il de représenter les bienfaits du travail et de la recherche, même en étant soi-même un objet de grandeur ostensible, avec une argumentation solide et incontestable, pour rendre un pays laborieux et impliqué dans sa vénérabilité ? J’en doute, ou plus exactement un tel redressement nécessite une longue vigilance. Même si un tel patriarche existait ainsi, après lui le peuple regagnerait toujours au moins quinze années d’immobilisme et de tripotage, et tout serait à recommencer en attendant encore que la providence plébiscite et valorise une individuelle rareté. Les élections démocratiques ont ainsi ce vice intrinsèque d’alimenter continuellement un espoir issu de l’extérieur et qui ne se concrétise presque jamais en l’espèce d’un salut qui n’a en réalité que peu de chances de se réaliser. Il ne faut donc pas compter non plus – je parle objectivement – sur la venue d’un tel sauveur : cette présence, si elle advenait aussi improbable soit-elle, même ferme n’aurait pas la force de contrer longtemps une décadence instituée depuis des décennies et confirmée en mode de vie par des mœurs si enracinés, d’autant qu’on peut s’interroger si, arrivée à quelque degré d’abrutissement, une population est encore apte à bien élire, c’est-à-dire à sélectionner et à distinguersuivant de sains arguments et des raisons impartiales : comment un exemple de dignité pourrait-il jaillir d’un suffrage quand tous les repères d’estime, tous les critères de valeur, se focalisent sur des superficialités et des apparences, et quand toutes les valeurs se situent à assurer l’entretien de ses routines et de sa facilité d’existence ?

J’ouvre ici une nécessaire digression pour convenir qu’il peut être étrange d’admettre d’office, comme je le fais, une sortie de l’ère du mensonge et de l’abus du peuple : après tout, il n’est pas exclu qu’une perpétuité de vice s’établisse entre les gouvernements et les citoyens de démocraties modernes, au même titre, par exemple, que s’est bâtie une durable mentalité du divertissement et du confort dont il serait peut-être absurde et faux de supposer une fin. On souhaite toujours la terminaison d’un défaut ou d’un vice, et quand on est généreusement naïf, on pose arbitrairement son provisoire : c’est peut-être justement l’illusion où je donne, par intention trop généreuse de corriger en idée la décadence en progrès. Pourtant, je ne me crois pas aveuglé par bénéfice du doute, on sait que je ne présume jamais, et si j’augure la fatalité d’un changement, même si je suis pour l’heure incapable de le dater, ce n’est point par « conviction » ou par faveur, c’est parce qu’il y a quelque chose de spécifique au mensonge en ce qu’il est unanimement décrié et ne saurait fonder des mœurs, a contrario du confort par exemple qu’on vante généralement alors qu’il effémine, en sorte qu’il est impossible d’ouvertement l’assumer. Il me semble que jamais le mensonge ne passera pour vertu, parce que l’esprit de dissimulation qui le caractérise signale une personne qui n’assume pas qui elle est ou ce qu’elle fait : on ne saurait, il me semble, aspirer à se conduire suivant l’exemple de quelqu’un qui ne se respecte pas lui-même et qui, pour le cacher, doit travestir son comportement et ses paroles. En somme, révéler le mensonge, c’est aussitôt le chasser, et je ne sache pas qu’une civilisation ou qu’une société existe où le mensonge soit admiré (je parle bien de mensonge comme couverture de ce qu’on pressent comme une faille et non comme création purement artistique) – à moins que la morale humaine ne change du tout au tout, mais un tel changement n’est pas appréhensible encore et je n’entends pas comment il pourrait venir –, si bien que c’est difficilement qu’on peut croire qu’il rencontrera des atténuations et des excuses répandues. Et comme lorsqu’il n’occasionne pas de sanction le mensonge se perpétue en s’aggravant ainsi que je l’ai expliqué, le gouvernement nourrissant un mépris de plus en plus désinhibé à l’égard du peuple, ce cycle produit deux phénomènes : le premier, c’est que le mensonge devient de plus en plus perceptible à une multitude même quand celle-ci manque de perspicacité, se décelant alors plus facilement à mesure qu’il devient flagrant et révoltant, et il provoque alors les réprobations collectives et pousse périodiquement à l’offuscation et au scandale, au point que la progression du mensonge insolent ne saurait aller parfois, au comble de chocs immenses, sans la tenue de mesures drastiques pour l’interdire. Le second phénomène issu, c’est que le mensonge produit maintes erreurs politiques à force de dévier l’intelligence d’une pensée droite et juste, que comme il sert de prétexte à camoufler des actions douteuses et qui ne sont pas principiellement démocratiques, en plus de soulever maints mécontentements quand leur moyen est relevé, leurs effets aussi sont intrinsèquement néfastes, ce qui se devine à ce qu’il ne s’avoue pas et n’a ainsi point de fierté à produire des conséquences, de sorte que les bévues qu’il couvre et même qu’il provoque sont de plus en plus grossières et calamiteuses, au point que tôt ou tard on ne peut plus ignorer publiquement la lourde catastrophe que la mentalité du mensonge a engendrée. Tout un pays est bientôt enfoncé dans des problèmes difficilement solubles, et le peuple accoutumé de paresse cherche alors des responsables, finit malgré sa bêtise par remonter le fil des contradictions et des malhonnêtetés terribles qui furent l’occasion d’erreurs évidentes, et sa fausse pudeur faussement outragée, même s’il n’a jamais contribué à un remède puisque n’ayant pas exigé pour lui-même des postes où il eût fallu être activement honnêtes, réclame avec emportement des coupables, feint de s’indigner que les faveurs qu’il octroya à une poignée d’élus n’eussent point servi pour de meilleurs gestions, affecte de se courroucer que la démocratie n’est nullement ce qu’il avait cru, et son entraînement de naïveté coléreuse, d’autant plus agacée qu’il fut forcé de sortir de sa paresse pour relever des dysfonctionnements, sortie qui chez lui ne s’effectue pas sans l’impatienter, cherche des exemples, là il trouve des mensonges qui s’opposent par leurs retombées destructrices à son penchant pour le confort qu’il estime un bien inaliénable auquel on l’a injustement arraché, et ce sentiment de sa légitimité à jouir lui fait exagérer les maux qu’il attribue et quérir des châtiments durs, il discerne des volontés malignes et des cynismes qu’il vient à envisager de punir du couperet capital, il s’empresse par ses sentences expédiées de regagner sa maison et son lit, il dénonce enfin carrément le mensonge comme incompatible avec le mandat d’un gouvernement démocratique, et il attribue à ce moyen une situation objectivement intenable que, dans la faiblesse même de sa spiritualité, il n’a la force d’imputer ni à son absence d’implication politique ni à la seule fatalité. Le cataclysme, chez un peuple de divertis, réalise logiquement des réactions hyperboliques : c’est le résultat d’hommes qui ne voient plus la décharge de leur portable autrement que comme une alarme accablante. Affolé déjà par un retard de ses programmes télévisés, le Contemporain ne peut endurer qu’un contretemps fâcheux le pousse à des examinations qui conditionnent la poursuite de sa routine et épuisent son très peu de ressources : il s’emporte aussitôt, devient extrêmement vigoureux parce qu’il espère que cette inaccoutumée volonté servira à raccourcir le délai où il devra en user ; c’est la circonstance très rare où son défaut de persistance peut constituer un avantage : il devient dépensier de son énergie par désir de s’économiser sur la durée. Et c’est ainsi que le mensonge exponentiel produit par légèreté sa propre dénonciation dans la manière ou dans les faits, j’entends par là ou bien par la façon dont il se signale avec ostentation, ou bien parce qu’il induit des fautes graves dont l’état final est un désastre presque impossible à cacher ; voilà pourquoi il est inévitable, à quelque terme, que les peuples démocratiques combattent le mensonge, quand même ce ne serait pas pour des raisons philosophique de vérité ni spécifiquement parce qu’ils s’en sentent bafoués ou humiliés : c’est que, dans une démocratie selon nos mœurs, la conséquence du mensonge exacerbé consiste en la lutte contre le mensonge.

Pourtant, si périodiquement la démocratie ne cesse pas de provoquer affaires et révocations, on peut s’interroger si une telle récurrence n’est pas que soupape et que catharsis propres à la fois à soulager le peuple des litiges les plus véhéments et à indiquer à un gouvernement la limite tacitement permise de ses abus. Je veux dire que ces révélations en général ne modifient point le fondement du rapport entre gouvernés et gouvernants, les premiers ne cessant pas d’être méprisables, les seconds ne s’abstenant pas d’être méprisants. La colère monte, elle explose en symbole, elle retombe aussitôt comme quelque soufflé qui a atteint le point où la vapeur s’échappe du cratère, alors qu’en reste-t-il ? Pas grand-chose, il y faudrait la mémoire, et les dirigeants eux-mêmes, comme on l’a souvent vu ces dernières années, ne changent point, considèrent une injustice d’avoir été pris aux usages des autres, se demandent pourquoi eux seuls sont punis, et se sentent ainsi davantage victimes que malfaiteurs : ils sont ainsi allergiques aux fruits de mer ou phobiques aux déclarations administratives, ils jugent généreux et légitime d’offrir des emplois fictifs à leur famille ou de soutenir des amis au moyen de faveurs publiques. Ce ne sont point de nouvelles mœurs qui gagnent alors la société en installant des usages inédits, ce ne sont que des hasards et des infortunes, des remous passagers au lieu de courants d’ensemble, et le peuple sort assez content de ces revers, il s’estime rétabli dans son égalité et dans son droit, il n’a aucune idée des milliers de droits qu’on lui bafoue chaque jour, et notamment de ce qu’autrefois on eût appelé du nom ignominieux, du nom d’opprobre, de « trahisons d’État » ; et le politicien n’en sort pas mécontent, il se croit quitte pour un moment de la vindicte populaire retombée sur quelqu’un d’autre, ou, si c’est sur lui qu’elle a malheureusement jailli, il tire parti de ce mauvais pas pour entrer dans l’obscurité de quelque emploi privé plus lucratif et moins accapareur, et même il garde un immense bénéfice de sa déconvenue : il a vu la férocité absurde de son Contemporain et après cela ses scrupules, cette fois-ci et désormais, sont tout à fait derrière lui. Ainsi, la répétition des scandales ne sauve personne, elle habitue même à leur perpétration et incite à ne plus s’indigner, dans le lot, que des plus pénalement et mécaniquement répressibles ; les scandales réitérés deviennent une coutume ; on acquiert de part et d’autre le blasement du scandale : d’un côté, on s’écrie sans remise en cause : « Pas de chance ! », de l’autre on clame : « Voilà qui est réglé ! », et rien n’est vastement corrigé, tout se perpétue dans un climat malsain de fourberie et de défoulement réciproques.

La vérité, ou plutôt la diffuse mentalité de la vérité, la volonté essentielle de la vérité, naîtra-t-elle du mensonge poussé en trop ostensible institution ? Si ce ne sont pas de larges pans de la société – et du confort dans la société – qui s’effondrent à cause de lui, je ne devine pas suivant quelle valeur supérieure – j’entends : supérieur au confort – le peuple acceptera de réformer difficultueusement son peu d’attachement aux responsabilités et à l’identité. Un peuple qui ne daigne déjà pas descendre dans la rue le week-end quand son gouvernement impose à ses citoyens une ségrégation défendue par sa Constitution et réprouvée par toute son histoire, quelle raison meilleure trouvera-t-il de s’offusquer et de se révolter, s’il ne s’agit de son mode de vie, c’est-à-dire, en un mot, de divertissement – car je suppose que personne d’ici là ne remettra en cause le principe de sa survie ? Il faudra que la gabegie soit bien énorme pour en arriver à empêcher sa distraction, la bévue et la faute bien terribles pour que le citoyen soit forcé de quitter sa bienheureuse et béate coutume de nonchalance sous écrans (je ris intérieurement de me représenter malgré moi un naufragé de l’apocalypse, un survivant de la nuit des temps humains, avec encore un téléphone à la fin pour faire des selfies, je ne parviens pas à m’extraire de cette vision si vraisemblable d’un affamé des déserts, crasseux et dans le plus précaire dénuement, s’octroyant à intervalles fixes une pause vidéo !) ; il faudra priver le peuple de sa drogue du bien-être, ce qui ne peut s’organiser volontairement : ce serait un bien trop grand risque pour des politiciens ! Seul un cataclysme de l’ordre d’une guerre armée ou d’une extraordinaire récession économique peut conduire les gens à ouvrir les yeux sur l’incompétence généralisée de la sphère politique et sur ses malversations sans scrupule ; il faut nécessairement, du moins, que le citoyen soit contraint, vraiment contraint, d’agir, et d’agir pour se ressouvenir de ce qu’agir signifie et de ce que cela fait d’agir. Ce n’est, il me semble, que quand le Contemporain n’aura plus de quoi mettre de l’électricité dans ses écrans, quand un omniprésent souci l’empêchera de trouver son plaisir routinier dans la lumière bleue et dans les communications factices, quand il en sera au point de trouver obligatoire une réflexion sur son état et son avenir au lieu des fameuses « charges mentales » qu’il prétend continûment l’envahir chaque fois qu’en même temps il doit aller aux toilettes et envisager quel repas il va bientôt sortir de son réfrigérateur, alors il comprendra, par l’entrave inédite de son divertissement, qu’il n’a pas d’autre choix que de lutter primordialement, que de recouvrer ses droits, que d’examiner ce qui est vrai, ce qui est juste, que de s’édifier et s’instruire, c’est-à-dire de travailler enfin et pour une fois, de mériter le loisir, d’œuvrer vraiment en homme libre et plus seulement en employé qui attend le temps libre dont il jouira pour demeurer un enfant irresponsable. Au même titre que la seconde guerre mondiale fut un dur moment de recentrage des valeurs, même si ce recentrage fut déformé par complaisance de beaucoup de fausseté, il faudra une crise de la bêtise, c’est-à-dire un paroxysme de tous les mensonges confinant à une monstruosité dont on devra consciemment et méticuleusement se relever, comme on réapprend à marcher après une opération grave de la moelle épinière. Cet article m’a enseigné qu’il n’y avait rien à attendre d’un puissant soulèvement avant la chute, ce dont je doutais avant l’élection présidentielle ; il est d’une logique implacable dont je désespèrerais moi-même à l’instant si je n’avais pas avant tout le goût de la vérité dépassionnée, de la rationalité la plus sûre et éprouvée. Il n’y aura pas de relèvement avant la rupture, pas de redressement spontané pour anticiper la crise : c’est une société qu’il faut briser, que seule la fracture peut alarmer suffisamment pour se réorganiser et induire une éthique et des actes, une société qui n’a plus d’espoir – encore qu’un espoir extérieur et objectif comme le mien, un espoir d’historien de la contemporanéité, un espoir de dur sang-froid – que dans la convalescence.

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