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Henry War
21 octobre 2022

Plus d'aveu

Il est encore plus logique de suspendre sa parole que de suspendre son jugement : si l’on doute d’une idée, il ne s’agit pas seulement d’en empêcher la pensée qui peut être fausse, mais il est bien plus impératif d’en juguler l’expression pour qu’elle ne se diffuse point. Le jugement par lui-même n’a guère d’effet sur le monde, il en acquiert lorsqu’il se change en paroles ou en actes. On peut ainsi mal penser en relative « innocence », sans conséquence sur l’extérieur, mais exprimer une erreur peut revenir à la fonder hors de soi, à la véhiculer, à la pérenniser, à l’établir en usage. Il faut être prudent chaque fois qu’on parle : rien que le mot, il me semble, confirme ou modifie les mœurs ; c’est le mot surtout qui est à l’origine d’erreurs d’autres mots infiltrant la pensée. Je préfère de loin l’imbécile qui se tait au Contemporain qui s’épanche : ce n’est pas juste à cause de l’importunité sonore ou intellectuelle, c’est la manière affreuse qu’un homme a de vouloir se démontrer certain, y compris de ce qu’il sait ignorer, ou d’estimer sa première idée digne d’être rapportée et transmise, et avec combien de bruit, surtout parce qu’elle contient une passion ! Entendre quelqu’un « en conversation », c’est recevoir les impressions les plus médiocres sur tous les thèmes, lancés éhontément en façon de proverbes, en une fébrilité qui révèle une telle espérance de confirmations sociales ! Cela n’a ni teneur ni tenue ; on ne sait pas ce que la personne pense en propre, sans aucun mal on sait ce que sa société doit en penser. Il s’extravase le liquide commun, sans analyse, sans le filtre du soi-même, émotions apprises et identiques à ce milieu, adhésives, contiguës – paroles qui ne valent pas une idée, et qui sont la manière des façades de déplacer le vent et de l’intensifier quelquefois par répercussion.

En général, je préfère attendre au moins un court moment avant de dire quelque chose, processus naguère élémentaire qu’on appelait « tourner sa langue ». Entre-temps il peut advenir que la discussion a changé, que je ne puis plus placer mon « impertinence » bien à propos, que l’improvisation perdrait de son mérite en ce décalage qui est une sorte de préparation, alors je demeurerai stoïque et silencieux, et je me trouverai en fin de compte plus satisfait d’avoir moins tâché de me mêler de communiquer une véritable idée. Certes, contrairement à ce qu’on suppose de moi parce qu’ici j’ai l’air de vouloir échanger – c’est en partie faux, parce que mes articles ne servent qu’à affiner mes réflexions, pour moi-même et presque sans égard altruiste pour qui me lit –, cette position me convient : je regrette presque toujours d’avoir parlé pour dire juste, parce qu’alors je ne suis jamais compris, j’offusque, je deviens « grincheux » et « égoïste », « systématique » et « péremptoire », je suis pour autrui un principe de « contradicteur insincère pour l’épate ». C’est vrai que je ne convaincrai personne, qu’on ne recevra ma subtilité qu’en crâne provocation, et que je n’apprendrai rien à m’expliquer : je n’apprendrai tout au plus qu’à m’expliquer, et encore, mal, puisque je ne tirerai aucun témoignage d’une plus ou moins grande compréhension, sans nul repère d’une transmission. C’est pourquoi je sais constamment que je ne regretterai point de m’être tu, et, si je suis tenu de prononcer des paroles, j’économiserai mes mots, et, après avoir minutieusement compris ce dont il s’agit, je dirai compendieusement les phrases décisives qui suffisent. J’aurai ainsi l’air « embarrassé » dans un débat avec spectateurs, à patienter d’être sûr et à m’efforcer d’être exact, parce qu’on n’a souvent plus l’habitude de ce flegme qui agace ou qu’on dédaigne : s’exprimer avec soin, c’est au Contemporain « produire de l’argutie » ou « manquer de bravoure » ; ne pas s’exprimer immédiatement, c’est faire défaut de « répartie », être « calculateur » et faillir « d’humanité ». Les gens s’inquiètent de qui parle mieux qu’eux, s’en sentent humiliés, c’est pourquoi il faut lui trouver instamment des vices pour ne s’en pas trouver à soi-même.

C’est un trait intempestif de ma personne que cette habitude d’attendre avant de dire, et tout à coup de prendre la parole d’une manière tranchante et capitale qui écrase toute répartie intelligente : il ne reste après moi que la voix des sots qui n’ont pas compris ou des cuistres qui préfèrent s’obstiner. Nous vivons en un siècle qui, sans profondeur, ne se sent logiquement rien à cacher, et qui fait donc paraître aussitôt à la surface ce qui s’y trouvait déjà, faute de disposer de ressources secrètes, de réserves de pensées, de sous-jacence sue. Ces atermoiements d’une inévitable complaisance présentent toujours l’aspect d’un bavardage inutile où toute l’opinion exposée était connue, y compris en politique où nos députés ne font que ressasser les stéréotypes les plus prochains : chacun se rassure, semble-t-il, à se reconnaître dans autrui, de sorte que le but du langage n’est plus jamais d’introduire dans la communauté des éléments inédits. Il faut juste déverser fébrilement ses avis et volontés, ne rien amasser pour soi, ne pas se remplir seul et à part d’une matière roborative qui vous opacifie et densifie hors de toute correspondance et solidarité. Pour le Contemporain, il est d’une intolérable frustration de ne pas rapporter ce qu’il sait, absolument tout ce qu’il sait, absolument tout le très peu qu’il sait, et même absolument tout le très peu qu’il sait tout de suite sans le recours fastidieux de la mémoire dont il manque. Faire défaut à la tendance à toujours tout avouer, il appelle cela : « hypocrisie ». Par exemple, le couple moderne se définit notablement par son penchant irrésistible à communiquer sur le moindre fait traversé dans la journée, à y exposer son point de vue banal, à en commenter les actions stéréotypées, à en relater ce qu’il n’a pas vu et à en rapporter la conception à ce qu’il n’a pas appris, dans le cadre étroit des représentations qui le concernent et valorisent – le tout à grands renforts d’émois décuplés. Ces gens sont comme ces jeunes enfants qui, pendant qu’ils dessinent, ne se rendent pas compte qu’ils sont en train de décrire à voix haute l’œuvre qu’ils réalisent : ils se soulagent ainsi surtout de n’avoir « rien à garder », c’est une béatitude pour eux d’oblitérer leur solitude en n’écoutant jamais ce qui les recommande à une personnalité secrète et tue, ils s’abandonnent et se soulagent. C’est plus fort qu’eux : s’ils ne parlent, ils angoissent ; c’est un besoin qui les intime de ne pas disparaître, car hormis les gestes et les bruits qu’ils font, ne pouvant se targuer ni d’acte ni d’opinions personnelles, ils s’évanouiraient symboliquement dans le néant des effets et des causes, et sentiraient enfin trop vivement qu’ils ne sont personne. Mais il ne peut s’agir bien sûr du prétexte explicite dont ils couvrent leurs babils : pour se faire une légitimité des bavardages, nos mœurs admettent ce qu’on ne dit pas comme dissimulation, honte ou culpabilité : qui se tait est malsain, et refuser de partager s’apparente à une intention critique, à une distance – ceux qui, en général, ne se décèlent pas aussitôt dans une conversation sont suspects d’idiotie ou de complot, il faut ou se répandre ou s’attendre à l’inimitié collective. Surtout, notre époque ne se sent pas le choix de sa logorrhée ; comme elle l’avoue elle-même : « Il faut que ça sorte. C’est mauvais de garder pour soi. » Ne rien garder : dans Mort à crédit, souvenir d’une scène de bateau qui tangue où les passagers malades se forcent à vomir, pensant que ça ira mieux ensuite, au point que c’en devient sur le pont une orgie immonde. Toutes les conversations me font penser à ça : comme l’esprit tangue, l’interlocuteur espère se délivrer de la sensation de confusion en se soulageant des mots qui lui viennent comme des indigestions ou des congestions, sans s’apprendre quoi que ce soit, sans rien ajouter de neuf au pot commun – dans le roman de Céline, les malades finissent par s’entre-vomir directement dans la bouche. Mais il n’a pas l’air beaucoup mieux, après ça ; seulement sans doute, il se sent moins mal, en particulier s’il s’est aperçu que tout le monde a régurgité comme lui : une maladie dont chacun souffre, c’est l’état normal, à ce qu’il paraît, et vomir comme les autres, c’est être bien.

Quelqu’un qui, comme moi, est devenu extrêmement réticent à reconnaître la légitimité de la morale et des affections afférentes, parce qu’il sait, pour l’avoir établi avec une scientificité peu réfragable, combien ces penchants servent avec homogénéité une affiliation au « bien » et ne procèdent point d’une universelle « sensibilité », consubstantielle et nécessaire à l’homme, répugne à exprimer indolemment, dans l’instant où il les perçoit, les sentiments envahissants dont il doute d’abord du bien-fondé. L’enseignement primordial de ma psychopathologie du Contemporain telle rigoureuse et impartiale que je la mène, c’est malheureusement que ce qui sort en premier de l’homme, c’est la sueur et les excréments. C’est certes un plaisir pour lui de s’en débarrasser, c’est « nécessaire » à son fonctionnement organique au point qu’on pourrait supposer que c’est justement universel, on peut révoquer néanmoins, je pense, la « nécessité » d’exposer sa sudation et ses selles : cela est, il faut l’admettre, particulier à notre époque depuis, disons, un siècle environ. La grande majorité des pensées qui « viennent à la bouche » de notre époque sont manifestement de nature stercoraire, fausses, mièvres et communes, d’une inutilité flagrante, matière peu raffinée, en fait matière brute issue d’une sorte de dyspepsie mentale, et je doute que le besoin se soit toujours rencontré dans les civilisations de laisser publiquement échapper de si dégoûtants étrons avec si peu de pudeur. C’est qu’il y eut des époques où le sens de l’intime était plus élevé, où l’on admirait davantage des contenus que des tenues. Mais chez nous, faute de nourrir dès le commencement de l’âge adulte une considération de la Vérité que les mœurs dédaignent comme accessoire littéraire, on ne reconnaît pas le profit philosophique et édificateur de ne pas communiquer des sornettes : nos adultes restent justement des enfants, toujours avides d’épate et de divertissement, défaillants d’expérience, ainsi n’ayant rien à mettre de côté ; n’épargnant rien pour eux, ils n’épargnent personne. Chez un peuple d’imbéciles, le silence est bien d’or et permet pour le moins d’ignorer la plupart de la bêtise ; ce que la parole révèle de l’imbécile, le silence le scelle au cachet du bénéficie du doute ; le silence peut indiquer un seulement-demi-sot, c’est-à-dire un moins piètre Contemporain, parce qu’un sot complet n’a pas le soupçon de sa sottise, par conséquent il ne saurait avoir honte de se signaler ; c’est même au point qu’un gouvernement de penseurs stricts de vérité, autoritaires, décernerait un permis de parler selon la qualité de ce que chacun a dit, et la plupart sans doute ne conserveraient les lèvres dégrafées que pour le travail et le manger.

Il y aurait pourtant, selon ce régime de discrimination verticale et impitoyable, encore des hiérarchies d’expressions coupables, des nuisances moindres et plutôt des vanités que des crimes, qu’il faudrait exclure des prohibitions principales, car une sensation traduite en mots ne sert pas forcément une manipulation même inconsciente ou involontaire. Si le sentiment dont naît la parole est anodin, s’il ne vise à persuader personne, et si son évidence ne s’apparente pas à une illusion, mis à part sa vacuité, pourquoi ne pas le communiquer ? Ce n’est pas tant l’inutile qui importune que l’instauration d’un préjugé. Je puis ainsi sans répugnance laisser échapper une affection à mes enfants parce que l’amour filial m’est indubitable et que ce témoignage oral ne peut servir à obtenir d’eux aucune contrepartie : on trouve souvent ses enfants « mignons », c’est seulement ce que ça veut dire, ils le savent bien et ça n’implique rien d’autre – c’est même de ma part plutôt une taquinerie pour les irriter de suavité et de mignardise. Mais pour tout autre sentiment, qu’il s’agisse d’un amour passionnel ou d’une atteinte personnelle, c’est différent : je juge qu’il faut considérer si « Je t’aime » ou « Tu me fais mal », qui peut réaliser tant d’effets, ne résulte pas d’une impression insuffisamment méditée ou d’un opportunisme pour susciter la compassion. On doit déjà admettre que quantité de couples se répètent ces ineptes déclarations d’amour en rengaines machinales pour se rassurer et se remotiver, et aussi que la plupart des « souffrances » éprouvées dans l’instant s’avèrent l’instant d’après un malentendu qu’il eût été fâcheux de laisser répandre immédiatement : la charge s’est épuisée d’elle-même après une très brève réflexion, car il est rare qu’une blessure ait été intentionnelle : notre siècle n’a point les ambitions d’un Machiavel et suppose toujours, à raison en général, que ses petites mauvaisetés quotidiennes, le plus souvent sous forme de rumeurs, ne seront que d’une faible conséquence – en quoi c’est foncièrement qu’il ne veut pas nuire. On doit raisonnablement cesser de supposer qu’une parole ne cherche pas, d’abord et par défaut, à produire une adhésion ou une empathie : les gens ne communiquent jamais pour « dire le vrai », ils se contentent de faire des émules et de se consoler. Même en une déclaration de passion ou de faiblesse, il réside une abondance de mensonges et d’intentions sus, ce que Goldman chantait dans « Sache que » : « Je t’aime », au contraire de la vaine parole qu’on abandonne au fils plutôt pour l’agacer que pour lui adresser une confession, quand il est exprimé à l’homme ou la femme n’est pas dénué de sous-entendu, et il n’est certainement pas, le plus souvent, la forme spontanée d’une information. « Je t’aime » engage de toutes parts, c’est aussi bien le désir d’un accaparement – effet d’emprise sur autrui – qu’un propos de défoulement – effet de libération personnel –, on le dit pour se persuader, se décharger, autant que pour réaliser une atteinte préméditée sur une conscience extérieure – sans compter qu’on n’a vraiment jamais la garantie que ce « Je t’aime » vaut quelque chose en termes de ressenti objectif ou même véridique, c’est un sentiment qui ne vaut que selon la façon que son déclarant à d’aimer, et il existe certainement autant d’amours plus ou moins profonds que d’amants. Si l’on y regardait bien, je ne serais pas surpris que ceux qui ont le plus à se reprocher dans leur couple soient ceux qui le prononcent le plus (j’ai eu longtemps la manie de demander à ma femme si elle « allait » aux moments même où je savais que ça « n’allait pas » et à cause de moi : c’était, je l’avoue, une affectation de sollicitude pour me faire pardonner mes longues absences à travailler). « Je t’aime » est toujours au moins tacitement assorti de promesses qu’on sait inévitablement ne pas pouvoir tenir : Roméo l’avouant à Juliette l’assaisonne d’un « pour toujours », et comment ne devinerait-il pas que c’est faux, lui qui sort justement de l’expérience d’un amour déçu et pourtant « éternel » avec Rosaline à laquelle le rappelle frère Laurence en une sévérité de sermon. Cet engagement est un leurre que l’amant se fait à lui-même en oubliant qu’il désire surtout dans l’instant obtenir satisfaction de son désir mais que dans un an il devra subir les questions de sa « mégère apprivoisée » si sa robe est convenable pour telle sortie ou si sa collègue de travail n’est pas un peu plus grosse qu’elle ne devrait. L’engagement d’un « je t’aime » ne vaut que si l’on n’a jamais aimé quelqu’un et si l’on conserve la naïveté stupide de croire aux sentiments permanents et inaltérables ; or, même cette stupidité, si l’on y songe, est environ impossible : est-ce qu’un enfant ne s’est jamais aperçu que n’importe quel sentiment varie d’intensité selon les circonstances ? Comment ne pense-t-il pas bien que : « Je t’aimerai toujours » vaut exactement : « Je voudrai toujours jouer à tel jeu » ? « Voici, m’objectera-t-on, bien de l’intellect pour un sentiment ! — C’est bien évanescent pour un esprit » rétorquerai-je. Est-ce qu’un sentiment qu’on a reconnu mensonger dix ou cent fois dans sa vie doit s’exprimer au prétexte qu’il est seulement un sentiment ? C’est beaucoup mésuser, selon moi, du sentiment, que de l’admettre crétin, et je préférerais n’avoir pas l’amour plutôt que l’amour fût déjugé avec un tel systématique aplomb. Par opportunisme on voudrait oublier la feinte avec l’amorce et la persuasion, mais je prétends que c’est justement parce qu’on les sait qu’on s’empresse de n’y pas penser : quand un sentiment a quelque chose d’intrinsèquement défaillant, on se hâte de le placer du côté de « l’irrationnel » pour ne pas se soucier de son aporie et pour ne pas s’en sentir coupable. Pourquoi ? Parce que la déclaration défoule, et qu’elle exerce une certaine puissance : celui pour qui une passion « ne s’explique pas » n’ambitionne pas la vérité du sentiment mais uniquement l’un de ces effets. Il a certes le droit de s’octroyer ainsi ce plaisir ; mais également qui reçoit son message a le droit, et logiquement le devoir, de ne pas le croire, d’autant que ce dernier engage un peu plus qu’un souffle articulé. Un homme supérieur et complet peut ressentir et réfléchir : aussi bien une pensée peut-elle produire une émotion qu’une émotion inciter à penser, et c’est se condamner à s’amputer d’un sens que de prétendre se couper une main au profit de la vue. Eh bien ! la parole de vérité résulte de ce mélange : je sens et je pense. Pourquoi s’abstenir de l’un des deux avant de parler ?

C’est pourquoi cette réactivité impulsive au sentiment, cette « franchise » tant vantée par notre société de l’instantané qui se plaint tant de sa « charge mentale » surtout parce qu’elle ne parvient plus à mettre de côté une seule pensée (et serait plutôt tentée d’uriner sur elle que d’interrompre ses achats sur l’Internet), constitue à mon avis un facteur d’infériorité mentale et morale, un désordre de la retenue, une incontinence, un flagrant manque d’hygiène intérieure. Car c’est quand on ne réfléchit pas qu’on ne s’empêche de rien : entre quoi hésiterait-on ? il n’y a pas seulement en soi deux idées qui se balancent et se contredisent, alors la première à venir paraît forcément bonne puisqu’elle est seule ! La spontanéité s’avère alors défaut d’intériorité : démonstration accablante pour notre époque qui fait de la spontanéité l’une de ses plus hautes vertus ! Il me semble pertinent là-dessus de reconnaître et d’interpréter la disparition du regret comme la chute de l’esprit : ce que j’avance ici ne paraît peut-être pas logique de prime abord parce qu’on devrait, selon toute vraisemblance, dans l’instant échappé du dit (puisque j’affirme qu’on exprime quantité d’erreurs), ressentir la culpabilité d’un faux ou d’une nuisance, de sorte qu’une société de la spontanéité serait celle du regret et même du regret fréquent, mais c’est à l’importante nuance près que, chez nous, l’assomption totale de la parole instantanée réalise la déculpabilisation absolue de tout ce qu’on dit, qu’il n’est plus question du tout d’examiner après les conséquences du dit parce qu’en définitive on se rappellera qu’« on le pensait », alors c’eût été « une hypocrisie » de ne pas en rendre aussitôt compte, on focalise juste sur l’épanchement comme valeur, sur l’absence de « dissimulation » que tout dit implique, sans compter que pour s’empêcher de dire il faudrait être mentalement capable d’une rétrospection, en un mouvement dialectique, en l’ébauche d’une casuistique, et songer à la fois au message, à son émetteur et à son auditeur, ce qui passe la vraisemblance chez un peuple qui n’est seulement pas capable de faire deux choses à la fois comme marcher droit et parler intelligemment. Dans une société de bêtise, on en vient ainsi à oublier qu’on n’est pas obligé de tout dire, que retenir un message est une puissance supérieure au soulagement que procure le défoulement, et la culpabilité se résout dans l’impossibilité qu’on se figure de se contenir : on substitue alors à la culpabilité d’une maladresse, qui est plutôt potentielle et intellectuelle que réellement vécue, la culpabilité, mais immédiatement sensible, de se frustrer.

Mon scrupule, à moi, mon complexe même, traditionnel, classique, désuet – j’ai l’esprit hors de mode et déjà si vieux ! – est contraire au mouvement à soi complaisant, à la poursuite de la plus déculpabilisante facilité, à l’entrave des empêchements, à l’absence principielle de la frustration. Je crains trop la fausseté et l’erreur, redoutant d’aventurer une parole qui ne serait pas un engagement très ferme et sûr, pour occulter par pur plaisir personnel d’insouciance le sentiment de ma hauteur, de ma grandeur, de ma puissance, à taire mes sentiments. Plus encore, je demeure depuis longtemps vigilant à mes communications, je tiens à la rigueur d’un langage qui ne soit pas corrompu par les fluidités communes, par les proverbes qui s’y enracinent et qui finissent par prendre dans la pensée la place considérable qu’ils occupent dans la bouche, j’y refuse absolument la possibilité d’un mensonge en particulier quand un soupçon si évident et notoire pèse sur des affects qu’on démontre en général plus fallacieux que véraces. Certes, ainsi je ne me « purge » pas ni ne « débonde », je manque d’effusion en somme, et comme dans une société sans intériorité et sans individu il n’existe plus guère de différence entre l’image et l’être, par amalgame avec les Contemporains dont on fait une règle on juge que j’ai « le cœur froid », on suppose d’évidence que je suis « fermé aux sentiments », parce que je ne me montre pas, que je ne révèle pas mes hésitations et mes scrupules, ce qu’on ne saurait penser une exception et une discipline inédite puisque chez nous il faut qu’il n’y ait pas de « supérieur ». D’aucuns disent donc qu’à « défaut de passions » je suis « inhumain », n’ayant pas l’inclination effrénée d’indiquer une faille sentimentale ou de glisser une faute logique, mais inhumain je ne le suis qu’à la mesure du repère qu’on prend communément pour estimer « l’humanité » : on la postule dans l’incarnation d’un être surtout défectueux et situé très en-deçà de son meilleur potentiel – autrement dit, on juge avant tout qu’un être « humain » est un être plein de faiblesses, et voilà une façon de s’attribuer sans malheur la consolation de l’« apanage » de l’humanité ! On devrait plutôt concevoir plus haut un humain excellent au lieu d’entériner toujours la mesure du pauvre humain majoritaire : est-ce qu’on prétendra bientôt que le summum de l’humanité est l’obésité et le goût du football ?! À cette aune piètre et populaire, être « inhumain » devient un honneur et se change en compliment : un sage refusera l’humain, il aspirera, comme l’écrivait Nietzsche, au « déclin de l’homme » c’est-à-dire à son dépassement, à être « surmonté ». Car enfin, quelle est la valeur d’une humanité qui, presque pathologiquement, ne pense pas avant de s’exprimer, et qui refuse systématiquement à songer à ses motifs avec distance avant de proférer une phrase qui ne lui sert perpétuellement que comme exutoire ? Vraiment, sa débordante abondance, après l’exubérance de ses turpitudes, devrait l’humilier : la pudeur de la médiocrité luxuriante, c’est au moins de se cacher, contre-symptôme de la nullité fière où nous vivons. Il faut être vraiment homme pour entendre la dignité d’un effort, la supplantation du profond sur la superficie – et c’est ce qui me fait songer que l’urgence du philosophe n’est tristement plus le surhomme, mais d’éviter seulement que l’homme ne sombre si massivement en-dessous de lui-même.

C’est donc chez moi en toute connaissance de l’insuffisance intrinsèque des passions que l’instant d’une tendresse me trouve toujours premièrement une réticence à l’exprimer : il faut d’abord que je l’évalue, que je la dissolve et sépare comme une potion, que je la décante et précipite, et il n’est pas rare que j’en mesure alors la facticité, ce qui me fait congratuler ma prudence, car j’aurais dit sinon une erreur dont il m’eût été malheureux, et pénible pour autrui, de me démentir, dont j’aurais conservé en moi la fausseté comme une pierre de plus. Or, n’est-ce pas là justement le réflexe commun, et l’un des plus corrupteurs : déclarer une chose et ne pas oser s’en dédire ou la reformuler ? C’est même probablement faute de corriger la forme de ses assertions qu’on conserve fausse leur teneur en soi : il faut justement pour sa réputation de vérité qu’on ne s’en dédise jamais, et ces faussetés cumulées finissent par constituer des êtres à la pensée tout à fait fausse. Or, on sent bien que « Je t’aimerai toujours » ne peut facilement se corriger de « sous réserve que je garde mon envie intacte » qui l’affadit considérablement et en annule à peu près tout l’effet, alors, un moment, on se forcera à l’amour, on l’entretiendra dans la crainte du parjure bien qu’on n’aime plus, on croira intègre de s’obliger à maintenir des serments qu’on n’approuve plus. Il y a de la trahison, sent-on, à se repentir d’un compliment : trahison de soi-même qui se reconnaît faillible et inconstant, et trahison de l’autre auprès de qui l’on n’a pas tenu parole – bien comprendre que tout ce qu’on dit en public se fédère à soi-même autant qu’il s’intègre à autrui ; y revenir, c’est modifier à la fois deux réalités intériorisées. Mais en ce repentir, la trahison première fut de ne pas instruire une pensée dont on sait qu’elle pouvait s’avérer controuvée : trahison, donc, contre ce qu’on n’ignore pas de toute pensée, sa possible insuffisance, son manque de profondeur, l’élan syncopé de son plausible échouage si l’on ne prend pas la peine de l’examiner. Par exemple, après le sexe, il est fréquent que la femme veuille s’abandonner aux serments, mais elle n’a pas raison de s’y livrer si elle sait que c’est justement un sentiment circonstanciel incité par l’émoi physiologique, au même titre qu’au contraire c’est peu avant le sexe que l’homme est ardent à exprimer ses vœux ; le comprendre, c’est résister à faire là l’aveu de ce qu’on sait provisoire, aussi bien que résister à l’admettre si on le reçoit ; car qu’est-ce qu’une vérité qu’on sait retournée ou refroidie dans une heure sinon un mensonge opportun et préparé ? Or, n’a-t-on pas honte de mentir pour des choses d’une telle importance ? Bien sûr, on a le droit, sur les routes d’été, d’observer le mirage liquide de vapeur noire, et de s’en laisser bercer, mais ce serait une vaine souffrance, et provoquée, que de tâcher d’y boire : la tentation hypnotique est douce mais la vérité est ailleurs, il n’est qu’à connaître ses sens, qu’à convoquer ses expériences et se servir de sa mémoire. On sait ce qu’un « Je t’aime » signale, pour qui en est destinataire, de doucereuse platitude générale, ce n’est certes jamais, en aucun des deux esprits autour duquel il se manifeste, la réalisation d’un : « À l’instant, je t’aime… au moment où je le dis » ; et je doute fort que seule la vanité de l’amour-propre soit imputable de ce malentendu, n’est-ce pas ? car l’amant sait bien quelle affection-retour, quel « contrat » et quel « mariage », il anticipe à cette expression (il existe pourtant un « Je t’aime » qui, émis en plein rut et d’une manière fauve, ne sous-entend pas un engagement de cette nature, mais il ne s’agit pas de cela). Alors, cet aveu comporte tous les attributs de la tromperie, à soi et à autrui, il n’y faut qu’un gros aveuglement volontaire pour s’y laisser prendre, il se présente pour une vérité qu’il ne contient pas : le dire est une double attrape. Surtout, je songe qu’on ne devrait pas se servir des mots pour produire de tels galvaudages et de tels blasements, c’est très mal de travestir ainsi la pensée et d’en détourner la profondeur au profit des bêtes usages, car à quelque échéance si ce n’est déjà advenu, on risque fort de ne savoir plus la noblesse du mot (Ce temps n’est-il déjà nôtre ? Existe-t-il un lecteur qui se soucie de l’exactitude du mot ? Examine-t-on encore le discours ? Les mots ne sont plus que pratiques et divertissants, et à force de les utiliser, spontanément faux comme ils viennent, pour vouloir dire quelque chose de juste, à force même de penser avec ces mots, on n’a plus la moindre chance d’y atteindre ni la plus petite idée de ce que serait une vérité, et tout est travesti). Eh bien, à plus forte raison, de même que je résiste à une déclaration d’amour, je me refuse à souligner un mal, une peine, une souffrance, à l’instant où il se constitue, car j’ai peut-être tort, il s’agit possiblement après tout d’une « bonne leçon », toute douleur ou reproche qu’on subit n’est pas forcément injustifié – j’en ai assez adressé pour le savoir. Ainsi suis-je peu accessible au ressentiment, et l’extrapolation de ma conduite à toute l’humanité serait peut-être tant mieux : qu’on appréhende seulement comme la rancune est très souvent l’engagement d’un affront auquel on a répondu aussitôt et dont, ne pouvant plus se retirer, on se sent le devoir moral de perpétuer l’expression et d’accréditer sa « vérité » trop vite et mal dite. Mais à cause de telles impulsions, combien de contrariétés qu’une insulte immédiate a changé en « duel » définitif qu’on s’efforcera ensuite de ne pas regretter ? Un mot est un acte au moins en ce qu’il induit des positions, provoque des mots-conséquences, et fixe des égos. Peut-être manqué-je de « spontanéité humaine », oui : c’est assurément pour ne pas enferrer des approximations nuisibles ; mon « inhumanité » est véracité au lieu de franchise, et cette véracité est une condition essentielle de la paix : le calme exposé d’un préjudice ne ressemblera jamais à une somme d’invectives et n’aura jamais non plus les mêmes impulsives conclusions.

On l’a compris, j’ai tant pris l’habitude de déceler les intentions que les épanchements dissimulent en majorité – duplicité ou imbécillité – que j’en suis plutôt, parce que la probabilité y incite, à m’abstenir de m’exprimer plutôt qu’à m’exprimer avec une meilleure ponctualité. Comme presque tout ce qu’on se plaît à dire est d’un fondement inepte, j’ai depuis longtemps remarqué que la société encourage à une sale spontanéité. Pour bien parler avec promptitude, il faut déjà avoir l’esprit juste et rapide : cette disposition ne se rencontre guère, et la doctrine de la « bonne franchise » ne fait qu’entretenir le bonheur à se répandre en instincts malsains. Si déjà, après avoir réfléchi comme certains le prétendent, ils se montrent si disposés à déclarer les crétineries qu’on sait, on devine à quoi peut conduire un culte de la franchise pure : l’éloge de l’animal et l’incitation au bêlement ! Or, faut-il à ce point adhérer à l’ère de l’inconséquence pour se mouler à ses conventions absurdes et délétères, et accepter par paresse que l’expression surgisse au moindre tressaillement pour rendre compte d’un épiderme, comme des turbulences exacerbées à la surface de l’eau ? Une telle exaltation de la superficie peut-elle constituer un manifeste du meilleur parti de l’homme ? Un auteur, peut-être, qui croirait encore en la justesse profonde des mots, en leur valeur, ne se résoudrait pas facilement à pareille « solidarité »…

Alors quelquefois – c’est vrai –, à avoir trop tardé à le dire, le sentiment, qui tomberait à contretemps, se tait, doit se taire, s’est tu – c’est par excès de précaution, pensera-t-on, et que je me frustre ainsi à empêcher un sentiment de s’épanouir à l’heure, ce sentiment qui eût fait un bonheur ou même deux. Il fallait l’exprimer là, mais l’hésitation a refermé la fenêtre, le bonheur a fui. Eh bien ? est-ce exact ? Est-ce qu’un sentiment, circonspect de forme, qui s’est seulement retenu un moment, doit s’abstenir pour toujours ? N’a-t-il en général qu’une occasion de venir ? C’est dans les films que l’amant attend l’instant de sa mort pour se confesser après une vie de misère : qu’on n’entretienne pas la pensée que la vie est cinéma ou littérature ! Même, si l’on y pense, il est logique qu’un sentiment déclaré par celui dont on saurait les si véraces scrupules, même après coup, même « trop tard », induira chez le récipiendaire une immense impression d’honneur et de rareté, à l’origine d’une pointe féconde ; ce récipiendaire en sera plus touché, sans nul doute. Quelqu’un dit après le temps qu’il faudrait, oui mais il a réputation à dire juste, il est exact, d’une forme méticuleuse, probe et conforme, il ne ment jamais, c’est le Mr Darcy d’Austen : son dit n’est-il pas supérieurement précieux malgré son retard et peut-être même grâce à lui ? N’est-ce pas nécessairement qu’on doute de tout ce que prononce le Contemporain à force d’être si approximatif et versatile ? Alors quand se présente enfin un homme, quelqu’un d’exceptionnellement scrupuleux et droit, qui a cru meilleur de soupeser sa déclaration avant de la faire, celui-ci demeurerait sans mérite ? Est-ce que la vie est généralement une telle guerre qu’il faille sans tarder avancer ses soldats à la moindre opportunité ou brèche ? Certes, on doit, pour agréer à cet homme, connaître sa notoriété et son goût des personnelles intransigeances ; il faut l’esprit de les considérer comme valeurs ainsi que l’usage consommé de se les approprier. C’est pourquoi c’est un moyen de sélectionner des individus et des consciences plutôt que des êtres : a-t-il, lui, la vertu de se déceler avec une patiente intelligence ? et est-elle, elle, réceptive à l’exactitude de la pensée ? On signale la richesse de son contenu à la façon dont on élit de l’exposer. Plus profondes sont ces identités qui, murissant les mots qu’elles retournent avant de les produire au monde, sont mieux aptes à se définir, plus nuancées de réflexions, regardant tout phénomène avec la circonspection qui aspire à traverser réflexes et préjugés. C’est ainsi qu’assurément l’aveu sempiternel et immodéré est l’indice d’un être répandu à tous vents, par trop éparpillé, inconsistant : un homme, un homme respectable, conserve en tous lieux quelque chose de lui-même qu’il ne dira point, et promenant ainsi partout avec lui la conscience de son absolue incommunicabilité, résolu fatalement à celer la plupart de ce qu’il est, il ne se fait pas d’illusion sur la façon dont, par l’essai en société de ses paroles si dissemblables, il sera reçu.

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