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Henry War
24 octobre 2022

Le mime Bathylle, Jean Bertheroy, 1894

Romans fin-de-siècle

Originale et érudite composition, que ce récit d’un mime de l’Antiquité romaine, de la plus haute excellence, sensuel et orgueilleux, en lutte contre un rival aussi magnifique et de plus intellectuelle stature, où la décadence des sophistications et des langueurs latines doit faire écho à la décomposition des mœurs fin-de-siècle. Bertheroy parvient – belle gageure ! – à induire les préoccupations argutieuses d’un théâtre d’exigence insoutenable et de suprême perfection, en un décor d’une grande technicité narrative où, sans déceler l’historique du fictionnel, le lecteur se familiarise subtilement avec l’étrangeté des lieux, des traditions, des vêtements anciens. L’art parfait de l’interprétation saltatrice selon lequel tout l’univers doit tenir en un geste que le mot même poétique, vulgaire en comparaison, abîme, inonde le protagoniste dont l’ambition s’unit à l’esprit de complot pour parvenir maître : Bathylle est un dieu jaloux de renommée, impatient, lascif, androgyne, puissant sur les femmes, cependant un dieu que la postérité inquiète comme un intolérable et anéantissant polythéisme. Le raffinement du cadre impérial et la recherche des visualisations pittoresques et certainement fidèles font de ce roman une œuvre parachevée, d’imitation difficile, de structure délicate et presque scientifique.

Mais l’intrigue manque d’unité, et, hormis pour le dépaysement méticuleux, d’intérêt : les correspondances qu’il faut établir avec la société contemporaine sont ardues ou manquent de netteté, et le style, pourtant lexicalement propre – ce qui constitue toujours une rareté dans la littérature d’aujourd’hui –, est encore sage, les scènes de verve ne réalisent pas tout à fait les morceaux de bravoure espérés, le lecteur se dirige vers la fin sans éprouver les déploiements superbes que le prestigieux mime et ses actions insolentes sont supposés provoquer. Une sorte de retenue, voire de convenu, de distance infrangible, émane de cette élaboration d’une chaleur un peu factice, rendant le récit plutôt anecdotique tant les personnages, hiératiques, moulés en traditions figées, peinent à susciter les passions qu’ils éprouvent, et demeurent des « types ». C’est, je trouve, en dépit du travail excellent de contextualisation qui n’apparaît jamais comme un didactisme, une histoire passée, avec corps de noblesse drapés de toges et figures encagées en des masques d’acier, comme trop nécessairement tragiques, d’un sérieux décolorisant, agités par des faits dont il n’est pas aisé d’imaginer l’impérieuse urgence. Ce livre est un théâtre qui donne à voir, d’un gradin éloigné, avec les réalisations solennelles, l’impression du spectacle de la scène mais où l’on se sait rester aux pierres de l’amphithéâtre, où l’on n’entre pas, où l’on ne côtoie pas tant des êtres que des acteurs.

 

P.-S. : À l’heure où j’achève enfin cette anthologie de « Romans fin-de-siècle », achetée il y a presque vingt ans, dans la collection « Bouquins » des éditions « Robert Laffont », je veux féliciter Guy Ducrey pour son travail admirable de préfacier et d’annotateur, dont l’esprit de sélection judicieux et accessible est presque incomparable de qualité et d’honnêteté parmi ses confrères. Ses critiques signalent une mentalité pondérée, et ses précisions ne s’attardent pas sur des superfluités, de sorte que son étayage se situe loin des étalages et des éloges qui font la complaisante « brillance » des universitaires de notre époque. En tout expert de la spécifique période littéraire dont il s’agit ici, si byzantine et difficultueuse, il y a sans doute de l’élite : or, celui-ci conserve la simplicité rare de n’aller point plastronner, en dépit de son indéniable et sensible profusion.

 

À suivre : Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche

 

***

 

« Contrairement à ce qu’il faisait d’habitude, Bathylle n’avait pas voulu fixer son rôle dans une répétition définitive ; après s’en être imprégné avec une infatigable ardeur pendant plusieurs semaines, il s’était reposé jusqu’au jour de la représentation, préférant cette fois céder à son instinct et s’abandonner à l’inspiration du moment, selon ce qu’il percevrait des impressions de la multitude ; car c’était là son critérium et le secret de de sa puissance, cette communion qui s’établissait entre lui et la foule et qui lui permettait de tout faire, de tout risquer impunément : alors il était le maître, il triomphait, il dominait cette foule, il la possédait, il savait qu’elle le suivrait, suspendue à lui, aussi loin qu’il le voudrait ; et il sentait s’éveiller en lui un sens tout particulier, comme une nouvelle nature indépendante de la sienne, qui lui faisait parcourir d’un bout à l’autre, avec une justesse infaillible, toute la gamme des gestes que l’action comportait. Par une sorte de transposition de son être, à laquelle il se laissait aller avec ivresse, il devenait presque le spectateur de sa propre création ; c’était cette foule qui le faisait jouer, qui jouait avec lui, par lui ; c’était elle qui le soutenait et l’exaltait au point de transfuser en lui le génie accumulé de toute une race ; c’était le souffle de toutes ces poitrines qui lui donnait le branle, le battement de toutes ces mains qui le faisait sublime, attendri ou furieux ; c’était dans le murmure confus de toutes ces bouches que sa merveilleuse acuité sensoriale trouvait le diapason, d’après lequel il pouvait s’élever, descendre, s’arrêter, monter encore, sans jamais rompre l’harmonie de cette orchestration mystérieuse.

En abordant le palpitum, Bathylle tremblait comme un enfant. Il jeta un coup d’œil sur l’immense salle. Elle était là, la foule alliciante et houleuse pareille à une mer, avec des ondulations de vagues ; il en eut un vertige, comme si dans ces flots humains il allait se jeter, se perdre, emporté dans leurs replis, jusqu’aux abîmes. » (pages 84-85)

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