Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
11 novembre 2022

Exemples d'esprit de grande distance

L’esprit de grande distance distingue en toute chose, même la plus ordinaire, l’étrangeté, l’aberration, le monstre – il fait de vous un alien, altère vos perceptions, modifie l’essence du jugement humain, à savoir la conscience inconsidérée de routine.

Un homme marche, je le regarde à travers une vitre : cette bipédie tout à coup me frappe comme une bizarrerie hors nature, je vois ses pattes avant suspendues en l’air, inutiles, pataudes, et je me demande quand il les portera au sol ; cette somme de chutes continuellement rattrapées m’étonne et me scandalise, c’est d’une laideur repoussante, hors nature, assez singulièrement inefficace, je m’attends à chaque instant à une dégringolade, on dirait des ours qui n’attendent qu’à retrouver leur position normale, une prodigieuse sensation de déformation me saisit, ces jambes même me semblent coutournées pour l’usage de la marche, comme si l’évolution, venue tardivement, avait tordu ces membres en une disposition horrible et provisoire, et les genoux notamment me paraissent particulièrement inadaptés à leur fonction, rentrés, compliqués, l’os disposé comme en dehors.

Ou bien :

« Brésil » : ce mot m’interpelle soudain, je crois ne l’avoir jamais considéré ; jusqu’à ce jour, je l’ai toujours mentalement traduit au féminin, une acception de « Brasilia », à moins que son déterminant en ait changé pour moi la connotation. Mais, mis seul, je m’aperçois comme « Brésil » est laid, pareil à « grésil », un masculin terne et sans mélodie, plat et fade, je m’en rends compte au lendemain d’une de mes migraines qui réinitialisent tout.

Ou encore :

Bizarre opportunisme, me dis-je, que la nature ait choisi le sexe à la fois pour la déjection et la reproduction : un organe n’a d’ordinaire à peu près qu’une fonction, ou bien ses fonctions sont en gros des variétés d’un emploi, agissant de façon similaire sur un autre organe, le même. Or, le sexe change de destination : c’est extraordinaire et troublant. Cela m’embarrasse tout à coup.

Et caetera.

On trouve dans une nouvelle de King (« Comme une passerelle ») le même déplacement du sentiment du banal et de l’anodin appliqué à tout ce dont on ne fait plus attention : il y s’agit d’un homme investi d’une conscience extraterrestre et qui témoigne du monde avec un regard étranger, qui se voit brutalement, et son environnement, comme une ignominie angoissante.

Je n’y puis rien, je pose régulièrement de ces regards alentour, emparé sans toujours le vouloir de cette sensation de curiosité extérieure, comme si, momentanément, je n’avais jamais rien vu et redécouvrais la réalité, non sans un effroi, une impression de perdre pied, un vertige mental. Il vaut mieux s’enfoncer dans la toile du réel plutôt que d’y regarder d’ailleurs, ou bien plus personne, par exemple, ne ferait l’amour. Je devine pourtant que c’est aussi un attribut du génie, dont il faut mener la conclusion à un terme plus lointain, en ce que ceux qui perçoivent avec décalage par rapport au reste des hommes sont les seuls, s’ils s’attèlent à cette perception anomale avec conséquence, capables d’altérer des paradigmes trop établis et mal fondés, pour instaurer de réelles innovations qui serviront comme paradigmes futurs au lieu d’aberrations présentes. Il y a toujours, dans la véritable faculté d’intellect – c’est son apanage –, un tel recul qui nous éloigne des bêtes : non pas seulement la sensation de se savoir être différent du monde, qu’on appelle conscience, mais la réflexion de n’admettre pas d’office le monde tel qu’il est, et de le trouver une chose singulière, inhabituelle, et d’une contingence infinie.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité