Agir sur nos alliés
Il est inutile de prêcher des convaincus ; sans doute est-il plus inutile encore de prêcher des Contemporains qui ne sont pas d’accord, parce qu’on n’en a jamais vu changer d’avis sous l’effet d’un argument, même si l’on peut s’illusionner jusqu’à croire qu’il finira par venir, ce Convertible. Toutes les raisons qu’on expose ne servent qu’à braquer leur position : plus vous leur objectez, plus ils trouvent d’excuses à s’enferrer dans leur pensée ; vous ne faites que les installer dans ce qu’ils se figurent leur « conviction », et, sans avoir conçu d’idée décisive, ils ressortent du débat encore plus persuadés qu’ils ne s’étaient pas trompés. Ils ajoutent alors cette expérience à leur mémoire pour s’assurer qu’ils ont déjà conclu et tranché la question, de sorte qu’ils répugneront à y revenir. C’est seulement ainsi qu’ils se « construisent », acquièrent leurs certitudes : ils ont l’impression d’en avoir parlé plusieurs fois et suffisamment longtemps ; leurs résolutions ne sont que des sensations d’en avoir assez dit ou entendu. « J’en ai marre (de tel sujet), donc je sais ». « J’ai raison » est en leur pensée-nerf le proche parent de : « Ça suffit » ; leur intuition de la vérité se fonde essentiellement sur le dégoût qu’ils ont acquis de parler de quelque chose ; leur importance se mesure à leur impatience ; ils pensent avoir crû de toutes les fois où ils auraient dû résoudre un problème, parce qu’ils sentent qu’ils ont passé du temps à ne savoir qu’en penser.
Leur sagesse est la promesse lassée qu’ils n’y songeront plus : un débarras du sujet.
Tout ce que sait un Contemporain, c’est qu’on a déjà débattu de ceci devant lui, même s’il ne garde aucun souvenir des arguments : il ne conserve qu’une conclusion qui consiste en un ressenti ; cela au moins lui donne la vanité de dire : « Je sais car j’ai fait l’expérience ».
Sur les réseaux sociaux, toute représentation qu’on fait s’adresse à des gens qui suivent vos publications essentiellement pour être confortés dans leurs opinions : ils vous « aiment » parce qu’ils savent que vous êtes du même avis qu’eux, ils cherchent toujours des points de vue qui leur ressemblent, et ils vous quittent presque aussitôt que vous leur êtes désaccordé. C’est pourquoi il est d’une grande inanité de les conseiller ou de leur recommander telle action, car ce sont certainement la pensée et l’action qu’ils avaient prévues, puisque pour vous être fidèles il faut qu’ils pensent à peu près comme vous. On ne connaît pas de Contemporain qui s’informe par pure curiosité ou volonté d’édification, encore moins qui ailler quérir la difficile discorde : le temps de cette ouverture et de cet effort est fini. Du reste, avouez que vous le toléreriez mal, car il faudrait que ce correspondant, approbatif voire admiratif sur certaines de vos publications, fût sceptique ou critique sur d’autres, ce que vous n’entendriez pas tant cette irrégularité vous paraîtrait une incohérence, une infidélité, une trahison, ce qui vous lasserait d’incompréhension et vous produirait l’impression d’une inconfortable inconstance, sans parler de l’exaspération née de votre vanité.
On n’a plus l’habitude d’individus exerçant pointilleusement sur tout sujet et en toute indépendance leur esprit : leur inégalité évoque au Contemporain normal une dualité, comme une schizophrénie malsaine ou bizarre. De nos jours, il faut qu’un ami soit toujours d’accord ou qu’il se positionne nettement comme opposant et cesse de vous suivre : qu’est-ce donc qu’un abonné qui ose parfois conspuer son journal ! Cela déstabilise le rédacteur manichéen et borné, simpliste ; c’est trop de nuance pour lui, pour sa piètre raison d’écrire et de publier. Il est perdu par ce qu’il croit de « revirements », et il s’énerve alors de ne pouvoir décidément compter sans condition sur un lecteur ayant pourtant plusieurs fois démontré sa pertinence : ce lecteur qui déstabilise semble un espion, il faut en quelque façon que ce lecteur soit fou.
Par conséquent, si vous admettez ces prolégomènes et aspirez à changer vos lecteurs et à agir sur le monde, vous ne devez pas gaspiller votre temps…
1° ni à expliquer ce que vos lecteurs ne veulent pas entendre – vous seriez négligé,
2° ni à les inciter à faire ce à quoi sans vous ils s’apprêtent déjà – vous seriez inutile.
Mais alors, que reste-t-il à exprimer en-dehors de cela ? Et comment édifier, s’il ne faut pas que je contrarie, et s’il ne faut pas qu’on m’agrée ?
Voilà : il reste à vous exprimer à l’attention de vos alliés – étant les seuls qui vous lisent – avec nouveauté, de façon à les pousser à agir comme ils n’avaient pas prévu.
Ainsi, non seulement vous ne contrarierez point – ce qui vous vaudrait de toute façon l’ignorance et l’oubli –, mais vous influencerez en incitant votre affidé à agir d’une façon qui n’est pas uniquement une confirmation de ce que sans vous il aurait déjà fait. En somme, vous lui proposerez des connaissances qu’il ne sait pas, qu’il écoutera parce qu’il est votre allié, par conséquent des conclusions qui ne préexistent pas en lui. Idéalement, ces connaissances ne s’inscriront même pas dans un champ connexe de son déjà-connu, de manière qu’il ne puisse pas y appliquer ses déjà-solutions.
Cela m’amène indirectement à parler de politique.
Tous les efforts qu’on fait pour rallier des Français sont inutiles : comme ils ont déjà le sentiment désespéramment peu documenté de leurs « intentions », n’importe quelle espèce de propagande ne sert de rien. Ils s’obstinent, se cabrent, s’opiniâtrent. Vous les agaceriez en leur prouvant qu’ils n’ont pas réfléchi, ils vous en voudraient, alors, ils ne vous suivraient plus : ils estimeraient, comme ils sont contrariés, qu’on ne peut pas se fier à votre « brutalité ».
Un Contemporain se sent toujours blessé par l’insistance quand elle le contredit. C’est un être qui n’a pas l’expérience des vraies souffrances, qui est donc extrêmement susceptible.
Mais alors, s’il ne sert de rien d’essayer de le convertir, cette tentative étant condamnée à l’échec et même à l’inimitié, comment avoir un effet sur sa mentalité ? Comment faire de la politique avec des gens qui ne sont même pas sujets à des altérations de pensée ?
On ne peut pas. On ne peut tout simplement pas. C’est pure logique, on peut m’arguer tout le cynisme qu’on voudra, j’ai quand même raison. Voilà pourquoi la politique est une telle inertie, voilà pourquoi les résultats d’élections ne dépendent plus à peu près que du ratio des électeurs qui sont morts et de ceux qui sont nouvellement inscrits, puisque les électeurs votent toujours à dessein de confirmer leurs choix antérieurs, de prouver qu’ils n’avaient pas tort, de s’épargner le souci d’un regret. Voilà pourquoi j’ai su prévoir avec assez de précision la dernière présidentielle – 56-44, j’avais écrit.
Puisqu’on ne peut s’adresser à un Contemporain vraiment mobile intellectuellement, il faudrait changer sa nature, sa condition si l’on préfère. C’est peut-être possible, ce n’est en tous cas pas possible par la raison : il n’est pas un être de débat, encore moins de débat intérieur. La routine qui le régit sous tous angles de vue est incompatible avec l’idée d’un débat véritable et sincère. Et puis, il ne maîtrise pas même les codes de l’argumentation, il est incapable de savoir qui a emporté une dispute, il ne reconnaît pas que, pour toute controverse, il y a bel et bien un vainqueur et un vaincu. S’y intéresser reviendrait pour lui à rendre un effort un peu pénible, qu’il abandonne vite. Il ne veut pas écouter ce qu’il ignore, ne veut entendre que ce qu’il sait ; un être de confort n’aspire qu’à être conforté. Si vous entendiez ce qui se passe dans son esprit quand il assiste à un débat, vous croiriez n’assister pas du tout au même échange : tout ce qui le contredit, il l’oublie dans l’instant de l’énoncé ; il ne retient que ce qui le confirme. À la fin, vos perceptions sont si éloignées et disparates que c’est, à partir du même spectacle, à partir des mêmes faits reçus par les mêmes sens humains, comme comparer de subtils motifs d’acceptions psychologiques et de la grosse viande de porc violette.
Et comment alors changer la nature du Contemporain si plein de vacuité et si indésireux d’apprendre ?
Je l’ai déjà expliqué ailleurs. Le Contemporain qui n’aspire à rien tant qu’à son confort ne sait pas supporter le mépris, celui qui remplirait son environnement. C’est par le mépris qu’il faut atteindre sa nature, qu’il faut y attenter. Cela le touche, le blesse ; il s’adapte volontiers à qui le surpasse quand il est plongé dans un milieu supérieur où il se sent intrus. Mais quand il sent que lui parler, c’est déjà le considérer, il est honoré de cet égard, et déjà il n’écoute plus, il insiste, demeure, végète. Conatus, ou persister fièrement dans sa nullité parce qu’on devine qu’elle intéresse quelqu’un, fût-ce pour la critiquer. Je suis nuisance, donc je suis. Faire pitié, c’est déjà se sentir quelqu’un. Pleurer, pour Nietzsche, c’est surtout exprimer sa puissance.
Une sympathie excessive et contre-productive consiste à donner au Contemporain à entendre votre opinioncomme si vous admettiez qu’il pouvait l’entendre et changer la sienne. Lui refuser votre entretien, c’est dénier sa capacité de vous comprendre, c’est l’admettre à sa juste place : hors-humain ou, si l’on préfère, trop-humain. L’absence d’interaction est ce qu’un imbécile peut le plus redouter. Il voudra tenter, tôt ou tard, de se hisser à votre perception même adverse. S’il n’a personne pour s’épancher parmi une foule d’étrangers, il finira par chercher le moyen de s’en faire comprendre ; autrement dit, il tâchera d’apprendre leur langue.
Là, il fait enfin un effort. Sa grégarité maladive refuse de se sentir seul, justement parce qu’il est faible et n’a pas su apprendre la force émersonienne de l’autonomie. Il veut des alliés quand il en est dépourvu. Il veut se conformer à des usages quand tout le monde le dédaigne. Il faut bien qu’il n’ait personne à qui parler sauf des grands : il deviendra alors adulte si l’on refuse de lui concéder quelque avantage de son enfance, de son enfantillage.
Rien de plus influençable qu’un enfant ostracisé : il finira par s’accommoder de ce que son entourage méprisant lui réclame, il ira même spontanément au-devant des volontés de ceux qui l’ignorent.
Le Contemporain est cet être puéril-là qui a surtout besoin, pour sa densité, qu’on ne cautionne pas sa légèreté.
Voulez-vous le forcer à réfléchir ? Méprisez-le donc avec assez d’ostentation pour qu’il s’en rende compte, et formez des groupes admirables où les médiocres sont nettement exclus. Il n’y a plus que par le sentiment qu’on puisse atteindre cette créature, la raison ne s’y activant plus : c’est donc uniquement par cette pointe que vous pourrez agir sur lui, et, par-delà et grâce à beaucoup d’autres comme lui, sur le monde.
Certes, chacun peut encore espérer du Contemporain qu’il se réveille de lui-même après avoir écouté un temps vos beaux arguments taillés sur mesure à l’usage des bêtes de troupeau : perte de votre temps, faiblesse de vos « convictions », vous n’êtes pas raisonnable non plus. S’il s’agit d’être efficace, il ne faut pas espérer d’un homme plus que ce dont il est capable, ou bien toute votre « action » est vaine et se gâche : vous parlez d’une voix qu’il ne peut entendre, vous ne comprenez pas à qui vous vous adressez, ainsi vous ne vous faites pas des espoirs mais des illusions, comme d’espérer qu’un chien saura un jour apprendre à lire. Quant à moi, je ne choisirai pas de croire ce qui n’est pas logique au prétexte de flatter un préjugé ou une passion : je dis cela parce que vous trouvez immoral, je suppose, un pareil mépris. C’est votre droit. Mais songez qu’ils trouvent déjà immorale votre conduite quand vous tentez de les raisonner : c’est naturellement leur droit aussi, n’est-ce pas ? À ce compte, il n’y a pas lieu de vouloir changer quelqu’un : le bien que vous proposez est si relatif que, de leur point de vue, vous voulez leur mal, sans doute – pourquoi donc ne pas le penser avec eux ? Vous craignez tant d’assumer le mépris ? Eh bien ! soyez chrétien et tolérant si vous préférez, mais pourquoi prétendre changer les choses et les gens si vous les acceptez tout bons comme ils sont ? Il faut vous décider : vous les aimez tels ou vous ne vous en contentez pas ! Mais si décidément vous vous résignez à ces morales séculaires, soyez assuré que rien ne changera, la morale étant par définition la garantie de ce qui demeure. Mais avec cette morale, au moins, vous aurez bonne conscience comme eux, il vous suffira d’oublier cet article ou de prétendre in petto l’avoir efficacement contredit. Tant qu’on conserve la morale, tout est inerte en-dehors de cette prévisible inertie. Rien de plus facile que la morale d’hier : c’est le conservatisme, et ce qui ne diffère que par des bouts minuscules.
Mais c’est exactement, si j’ai bien compris, ce que vous déplorez.
Demeurez infimes d’influence si vous voulez être une créature de « morale », mais ne parlez pas d’agir, et ne parlez surtout pas d’agir avec efficacité. Continuez à tourner dans votre petit rond sans cesser de vous offusquer que rien n’échappe à des petits ronds, avec votre bon « espoir », votre magnanimité de dresseur de chiens lecteurs. Et puis, tant que vous y êtes, tentez encore de convaincre ceux qui ne veulent pas vous écouter, et multipliez sans discontinuer vos représentations à ceux qui les connaissent déjà et sont déjà de votre avis : si vous vous oubliez assez, vous finirez par croire comme tant d’autres que vous avez très bien consacré votre temps à votre juste cause. Vous vous sentirez utile et noble. Vous serez même par moments un peu fatigué de cela.
Fatigué pour rien. Fatigué en pure perte. Ce ne sera pas une action, ce sera un simulacre d’action. Vous prêchez des vides ou vous prêchez des convaincus. Votre rôle est négligeable. Votre effet est nul, pas même « à peu près » nul : nul.
Réfléchir, c’est aller toujours au-delà de la morale où telle société stagne et se vautre. Mais réfléchissez : comment suivront-ils tel exemple s’ils n’envient pas et n’éprouvent aucune sensation de manque à ne pas rejoindre ? Pourquoi faire deviendraient-ils meilleurs ? ils sont si confortables dans leurs turpitudes !
Voici donc : le seul acte véritable d’un homme qui veut vraiment agir sur le monde par-delà les autres, c’est de mépriser hautement celui qui ne pense pas comme lui. Et quand enfin l’homme trouvera cette vérité que rien ne corrige et n’améliore comme le mépris, c’est lui, cet homme, en valeur nouvelle, qu’on estimera, alors, supérieurement moral.