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Henry War
21 décembre 2022

Condition d'une révolte qui aboutit

La Révolution française ne doit probablement pas sa réussite à son ampleur populaire – nombreux sont les historiens à douter à présent que les émeutiers aient compté beaucoup de milliers d’âmes –, mais on peut expliquer son succès d’alors par le faible armement des forces de l’ordre. En 1789, cinq cents manifestants armés de bâtons contre cent gens d’armes équipés de mousquets l’emportaient sans difficulté malgré des pertes, parce que les fusils n’étaient qu’à un coup et que le temps du rechargement n’empêchait point les agents du pouvoir, sitôt la balle partie, d’avoir le crâne fracassé cependant qu’ils enfonçaient dans le canon, après la poudre, le plomb nouveau avec la baguette métallique de rechargement.

Or, on doit se souvenir que les gens d’armes étaient les gardes du corps des hommes de pouvoir. Battus dans telle rue de Paris, leurs corps allongés offraient l’accès à ceux qu’on vouait au lynchage. Les gouvernants craignaient physiquement la vindicte des peuples, et, quand un régiment de mousquetaires était piétiné par des bourgeois de la capitale, il valait mieux pour leur vie partir au plus vite – ce pourquoi ils fuyaient rapidement à l’annonce des révoltes.

Ce n’est pas plus compliqué, pas plus ample et symbolique que cela : c’est sans doute à tort qu’on fait de la Révolution française un vaste engouement populaire et un triomphe social. Il n’existe tout simplement pas de fusil à répétition, que je sache, avant la guerre de Sécession, et c’était déjà une arme rare, utilisée uniquement par les Nordistes, provoquant la consternation des Confédérés : « Ils rechargent le week-end, et tirent avec toute la semaine ! » disaient ceux-ci du fameux fusil Henry, avec amertume.

La disproportion qu’ont permise l’invention et la diffusion de l’arme à feu automatique partout où le citoyen a quant à lui l’interdiction d’en détenir empêche bien concrètement toute révolte populaire d’aboutir. Un seul gendarme peut contenir cinquante manifestants à condition que ces derniers soient à distance et qu’il dispose d’autres chargeurs pleins, et il n’existe plus guère d’occasion où des émeutiers pourraient se trouver cent fois plus nombreux que ceux qui les gardent. Le pouvoir l’a bien compris : la proportion anticipée des forces de l’ordre dans tout mouvement de protestation est la garantie que le mouvement ne dégénèrera pas en une variété même primitive de révolution.

Par ailleurs, on n’a jamais vu que la durée d’une manifestation ou que ses préjudices par exemple sur l’économie constituent des effets susceptibles, dans un pays « civilisé », d’infléchir un gouvernement : c’est qu’en premier lieu ce sont toujours les ressources du manifestant que la manifestation assèche, et que, d’autre part, la loi pourvoit en dernier recours, par l’interdiction et la sanction pénale, à presque tous les inconvénients que la manifestation peut occasionner. C’est la raison essentielle pour laquelle en France ni en Europe aucune révolte populaire n’a eu d’effets sur les gouvernements depuis l’invention de l’arme automatique ; c’est la raison pour laquelle, depuis cette époque, il n’y a eu, en somme, aucune forme de révolution, et qu’il n’y en aura plus jamais.

Là, logiquement, on me rétorquera, à juste titre, mai 68.

Ce qui a permis l’aboutissement de ce mouvement, ce n’est pas la menace physique ni le blocage de la nation, c’est seulement que vingt ans après le traumatisme de la seconde guerre mondiale, le pouvoir français n’osa pas utiliser contre le peuple les méthodes inhumaines qu’il avait hautement combattues dans les régimes totalitaires ainsi que chez lui durant l’Occupation ; il était même encore à les dénoncer dans sa littérature officielle. M. De Gaulle, en particulier, avait conservé profondément ce qu’on pourrait appeler « la morale de la démocratie », sentant qu’il eût été scandaleux de recourir, contre la foule, à la violence policière et à la coercition légale : chaque manifestant mort lui faisait un poids sur la conscience, et chaque arrestation d’un citoyen lui poignait comme une indignité. Il n’eût point, quant à lui, distingué parmi les manifestants les légitimes et les émeutiers pour discréditer le mouvement général ; il n’eût point fait interdire des manifestations au prétexte qu’elles eussent présenté un caractère de danger, ce qui est le propre de toute contestation du pouvoir ; il n’eût point recouru aux armes à explosion contre le peuple, ayant trop en mémoire l’horreur des exécutions et des pogroms. Et c’est bien uniquement parce qu’il n’y eût point songé qu’il se pouvait qu’une manifestation l’emportât : faute de moyens mis en œuvre pour juguler les manifestants, on était bien obligé d’écouter la vindicte populaire avec au moins une certaine considération. Le peuple, et tout le peuple, avait conservé ou acquis, en l’esprit des gouvernants, quelque chose de sacré. Mais toute cette prévention et ce principe ne furent en réalité que provisoires.

On l’a compris, ils n’existent plus aujourd’hui. Aujourd’hui, sans qu’on puisse constater de différence essentielle entre les manifestations d’il y a cent ans et celles d’à présent, la grande multitude de pressions physiques et légales utilisées contre les manifestants aurait fait honte et scandalisé les citoyens d’après-guerre : elle aurait soulevé le cœur aussi bien des révoltés que des politiciens. Mais heureusement, on n’a plus cette pudeur en France, et l’on ne se fait plus aucun scrupule d’user de grenades à la TNT pour terroriser et disperser les foules. Et la loi, naturellement, prévoit que ces grenades, si elles sont saisies pour qu’on les retourne contre les gendarmes, ne puissent mutiler et arracher que des mains coupables.

Je le répète : il n’y aura plus de révolution en France, il ne peut y en avoir, du moins pas de révolution populaire c’est-à-dire qui n’émane pas d’une puissance militaire, parce que la condition pour qu’elle se réalise est que les mutins puissent être mieux armés que ceux contre qui ils se révoltent. Il pourra en exister aux États-Unis parce que le citoyen y dispose encore du droit de se munir d’armes à feu pour manifester, mais l’Europe est plus prévoyante : par souci de conservation, elle a aboli depuis longtemps la permission pour ses citoyens de disposer d’un vrai fusil. Voici pourquoi le plus grand vice français né de sa duplicité même, la plus grande hypocrisie en matière de morale et d’histoire, en matière de système légal et de cohérence, c’est de vanter la Révolution française tout en ayant verrouillé les conditions de sa répétition. Quand un peuple dispose d’armes qui permettraient de tuer ses dirigeants illégitimes ou corrompus, là est la Démocratie, parce que c’est la preuve que le pouvoir émane bel et bien, nécessairement et conformément aux principes de sa Constitution ou de ses déclarations de naissance, du consentement des gouvernés. Retirez au peuple les moyens particuliers et collectifs de sa puissance : vous favorisez une concentration des pouvoirs contre laquelle les peuples ne peuvent plus rien que marcher à leur seul détriment et qu’invoquer des recours juridiques qu’il ne s’agit dès lors, pour le pouvoir, que de rendre longs et inopérants.

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Commentaires
P
Je m'éloigne un peu de votre article mais à propos de Révolution française, je vous recommande -La Révolution- de Robert Margerit (1963) qui raconte presque heure par heure, dans un style admirable et particulièrement travaillé, les événements ayant suivi mai 1789. Indispensable à lire pour bien cerner l'état d'esprit révolutionnaire.
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