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Henry War
14 janvier 2023

Monsieur de Phocas, Jean Lorrain, 1901

Monsieur de Phocas

Des pierreries variées, précieuses et empoisonnées ; des obsessions de regards glauques, qu’on croit discerner fugacement en des têtes quotidiennes, poursuivant l’attention jusqu’aux cauchemars et jusqu’à la folie ; des poupées d’enfants chlorotiques à taille humaine et des toiles byzantines aux femmes assassines, le tout élu pour leurs sulfures de cadavres ; des lieux louches que fréquentent à la fois les mondaines et les gaupes, qu’un argent abondant suscite ou permet, où l’on vient en témoin de dissection ; des multitudes que la vilenie déforme, parmi une époque d’animale bourgeoisie, où le divertissant sert de prétextes aux rumeurs pour jeter son ennui dans des maux constants et anodins ; des tares partout, vues ou décelées, et recherchées sous maints parfums capiteux et captieux, sous des masques bourgeois ou monstres, qu’on ne peut plus fuir, omniprésentes comme la contagion, signe des temps nécrosés ; des drogues banales, composées parfois en bouquets aux innocentes mines, auxquelles les habitués sont mithridatisés, dont on ne mange, pâles et lassés, non tant par goût exotique que par usances blasées ; une corruption générale des mœurs, des sexes, des genres, des âges, tout travesti et adultéré, où se confondent et contredisent des lubies qui doivent autant au caractère exaspéré qu’à l’extinction du goût sain de la vitalité directe ; une fascination pour l’Orient, reliquat d’une volonté plus fraîche de quitter les remugles des villes ostentatoires, que dénaturent pourtant les visions hallucinées de couleurs fauves, d’agitations de danses suggestives et de prostitution d’enfants, ainsi que de primitives et féroces allusions de domination occidentale – en somme, un répertoire assez complet fin-de-siècle – : voici ce que propose Lorrain dans ce roman d’un dandy qu’une influence pernicieuse énerve à la névrose, mais que l’ouvrage n’élève pas au Des Esseintes de Huysmans, parce qu’il s’y trouve un prétexte narratif et une facticité de progression, au lieu d’une stricte peinture de la stagnation obsessionnelle qui constitue l’argument de l’œuvre, qu’À rebours avait osé plus de quinze ans plus tôt, et dont le style relevait de plus de pittoresque encore.

« Rats d’opéra, lys du Rat Mort, mondaines frêles aux museaux de rongeurs, j’ai eu dans ma vie des ballerines impubères, des duchesses émaciées, douloureuses et toujours lasses, des mélomanes et des morphinées, des banquières juives aux yeux plus en caverne que ceux des rôdeurs de banlieue, et des figurantes de music-hall qui, à souper, versaient de la créosote dans leur Roederer ; et j’ai même eu des insexuées des tables d’hôte de Montmartre et jusqu’à de fâcheuses androgynes. Comme un snob et comme un mufle, j’ai aimé les petites filles angulaires, effarantes et macabres, le ragoût de phénol et de piment des chloroses fardées et des invraisemblables minceurs. » (page 65)

On suit dans Monsieur de Phocas une composition au sujet d’un homme riche, le duc de Fréneuse (autre nom de Phocas), que la présence interlope de Claudius Ethal, artiste perverti savamment, insinue et déforme morbidement. C’est l’exposition d’une emprise maléfique qui use et brise la santé, mise sous la forme d’un journal joliment invraisemblable, et que l’auteur ne déprend jamais tout à fait de la possibilité d’une guérison, ni même que, de façon paradoxale, Ethal fût un médecin de l’âme lui-même passé par les affres de l’incontrôlée révélation qui l’ont rendu excentrique. Le livre est trop roman, d’ailleurs d’intrigue pauvre, pour constituer l’audace littéraire, et les douleurs jaunes qu’il décrit par assemblages sont d’usage déjà trop répandu pour abonder l’impression du génie novateur. C’est assurément de style ciselé, avec certains défauts de journaliste Gotha – des recopiages relativement patents d’articles et un inachèvement assez systématique de la profondeur –, mais c’est déjà moins ostentatoire et plus composé que Fersen, même si je ne dirais pas que c’est une trouvaille ou une élaboration, dénouement compris. Je vois encore du confort dans ce récit de la démence qu’on n’atteint jamais, où l’adhésion reste relative, et Fréneuse demeure naïf et pudique, effaré sans cesse de ce qu’on présente à ses yeux de décadent pourtant réputé à Paris : Lorrain ne fait qu’accumuler baroquement, comme dans Monsieur de Bougrelon, des préjugés assez connus de vices contemporains et de détraquements des humeurs, mis en scène en l’exposition d’une variété de thèmes symboliques perturbants et presque classés. C’est sans conteste soigné, délicat et fin, mais ce n’est pas difficile à écrire, et la tournure même de l’intrigue, d’une maigre évolution et même assez stagnante, ne réalise le crime de Fréneuse contre Ethal que d’imprévisible et d’illogique manière, sans qu’un parangon de trouble ou qu’une gradation de ressentiment l’explique, plus dans une impulsion onirique insaisissable que dans un moment de véritable conscience – c’est en quoi la forme du roman est une contradiction, les perpétuelles descriptions ne se défigeant aux ultimes pages que parce qu’il faut à l’histoire une fin, et quelle fin plutôt banale, la mort d’un personnage et le départ de son meurtrier ! Toute l’intrigue pourrait se définir tant en style qu’en stagnation par ce passage :

« Quelque chose de funèbre et pourtant de chaud et d’attiédi, comme une odeur de pourriture de fleurs, mais de fleurs de cercueil, traînait dans l’atmosphère ; quelque chose aussi se préparait et qui ne commençait pas. » (page 158)

Je n’ai même jamais reconnu une profonde communication de la pathologie psychique du glauque qui n’est également qu’une superficie et qu’une parure, qui n’est que la forme d’un ennui sis dans un monde de paresse qui cependant est incapable de se défaire des apparences et se complaît dans l’Opinion, même dans celle qu’il abhorre. C’est la structure d’un esprit inapte à créer et entraîné non pas malgré lui mais bien volontairement dans un théâtre de dénigrements imaginatifs et mesquins, et qui ne sait ni ne veut s’occuper de lui, qui le déplore en fait autant qu’il s’en régale, qui se fait un jeu de mal vivre parce que sa pose de douloureuse langueur, il le devine, est de mode et qu’on la suppose caractériser une mentalité de la distance distinguée : c’est l’intellectuel nouveau qui, ainsi, exprime son nonchaloir peiné – à juste titre Hélène Zink, préfacière de cette édition, remarque-t-elle que « La sincérité de la douleur d’un des Esseintes s’est délitée dans la pose et le snobisme. Le “bréviaire de la décadence” s’est transformé en “guide des bons usages” de la mondanité fin-de-siècle. […] Le dandy décadent s’opposait à ses contemporains en prônant, pour lui seul, la transgression. Mais la banalité de ce phénomène lui a fait perdre tout caractère subversif. Politiquement, le dandy a été neutralisé par une société toujours prompte à phagocyter ce qui la met en danger. Le vice devient alors art de la pose, dénaturation et accaparement petit-bourgeois d’une nouvelle mode. La déviance s’exhibe, dans une logique marchande et normative. Elle se veut synonyme de raffinement culturel, d’aristocratie du vice policé. » (page 20) Avec si peu, Lorrain ne peut réellement transmettre l’inquiétude, mais il dispose certaines fatigues morales suivant différents contextes, à distance et sans confondante immersion, sans qu’on soit captivé plus que par l’ambiance de stupre latent, sans qu’on ressente avec insidieuse influence la douleur vivante et ahurie du personnage qu’une sorte d’anesthésie plaisante imprègne, sans qu’on croie à plus qu’une décoration d’ampoules pour un pantin malsain. Ce n’est néanmoins pas non plus superficiel, mais on ne saurait oublier tout en lisant qu’il s’agit de fiction, et l’on est forcé de se contenter d’un montage artificiel dont les impressions restent au registre de l’imaginaire sans investir le champ de la réalité du lecteur : rien n’est tellement « applicable » dans ce roman où même les situations ne sont pas, comme je l’ai écrit, d’une originalité surprenante ni d’un véritable trouble ; c’est une resucée élégante des poncifs de la littérature du spleen, où l’on retrouve, avec plus ou moins d’agrément selon son goût, des variations de compagnons bizarres et sophistiqués, et dans des décors chargés, et selon des excès assez prévisibles de déviante neurasthénie où l’amoral est davantage présent, moins audacieusement, que l’immoral – au fond, on perçoit toujours en sourdine la condamnation des individus déréglés, ce qui est très « sage ». L’éloquence y manque pour instruire le franc procès du siècle, car on sait avoir affaire à des exceptions qui ne résultent pas des processus explicités d’un monde en déclin, en dépit de rares beaux diagnostics, comme : 

« Oh ! le ressassage des opinions toutes faites et des jugements appris, le vomissement automatique des articles lus, dans les feuilles et qu’on reconnaît au passage, leur désespérant désert d’idées, et là-dessus l’éternel plat du jour des clichés trop connus. […] Comme je comprends les bombes de l’Anarchie ! » (page 108-109), 

… et malgré la suggestion brève de remèdes de pleine et vertueuse vitalité, comme :

« Partir vers le soleil et vers la mer, aller se guérir, non, se retrouver dans des pays neufs et très vieux, de foi encore vivace et non entamée par notre civilisation morne, se baigner dans la tradition, de la force et de la santé, la force et la santé des peuples restés jeunes, vivre dans l’Inde et dans l’Extrême-Orient, dans la clarté du ciel et de la mer, se disperser dans la nature, qui seule ne nous trompe pas, se libérer de toutes les conventions et de toutes les vaines attaches, relations, préjugés, qui sont autant de poids et d’affreux murs de geôle entre nous et la réalité de l’univers, vivre enfin la vie de son âme et de ses instincts loin des existences artificielles, surchauffées et nerveuses des Paris et des Londres, loin de l’Europe surtout !... » (page 176) – passage qui évoque Maupassant (Au soleil) comme beaucoup d’autres, mais sporadiques, où la couleur est alors si fidèle et reconnaissable, avec ses idiosyncrasies manifestes, que c’en est troublant comme une illusion de plagiat et même comme une réminiscence spontanée –

… mais qui retombe, avorton d’autres romans pas advenus, de romans pittoresque et supérieurs pourtant : 

« Et je ne suis pas parti ! La pluie ruisselle, les arbres des avenues se dressent, lamentables, sur un ciel en colle de pâte ; dans des flaques d’eau noire, c’est l’horreur des stations de fiacre et la bousculade des parapluies, c’est le Paris de boue et le spleen de novembre. » (page 183)

On touche à des espèces de monstres sans limite et que sinon les auteurs, du moins des intrigues condamnent tout en faisant jouir de leurs portraits, et l’on se dit d’emblée que cette ménagerie turpide et improbable a mérité ce qui lui arrive : certes, mais ainsi on ne s’identifie point, et ce sont comme des romans où il n’y aurait que des figures de méchants sans étayage psychologique, sans responsabilité personelle et propre, sans mécanisme social, mystère d’êtres foncièrement maladifs, de figures dont les causes sont quasi génétiques. C’est presque un plaisir transitoire et distrait, mais tout à fait contradictoire, de tératologue pseudo moral, c’est-à-dire une façon d’accompagner la décadence en l’installant dans des attentions veules, plutôt que de la corriger, et c’est d’ailleurs le but des « récits à clés » comme celui-ci où les personnages sont identifiables à des personnes célèbres : on entretient la basse curiosité ragoteuse et malveillante des lecteurs, y compris en des livres qui feignent de la dénoncer mais qui en perpétuent plutôt la tradition en la présentant comme digne d’être littérarisée. Même, il est probable que ce roman dut en large part le bon accueil qu’il reçut, et apparemment unanime, à l’étalage mondain dont Lorrain avait l’usage quand il se plaisait à déchirer lapidairement des honneurs et des carrières, dans la presse, sur une seule épigramme défoulée et très suivie, distinguément et drolatiquement perfide, dont la foule raffole et ricane, et qui font la popularité parisienne : par précaution, on préféra sans doute, en cajolant la parution, s’épargner des représailles. C’est le paradoxe hideux, en quelque sorte, du mirliflore affectant de dénoncer une fois encore et pour la galerie l’époque insincère de dandysme éculé, écorchant avec force distance et pose des œuvres contre lesquelles il promeut profondeur et véracité, et condamnant avec ostentation des milieux surfaits, obscènes et immoraux afin que se régale indécemment un lectorat nombreux, complice et plein de vices auquel l’auteur aspire à plaire ! Ainsi le roman fin-de-siècle ou décadent succombe-t-il, à force de reprises et de blanchiments, à une exténuation de sa propre dénonciation : son intention de contestation passée, il devient lui aussi une pièce de mode, une ciselure cruelle et sardonique, un apanage de foule dérisoire ainsi qu’un divertissement venimeux, comme une caricature aux traits méticuleux, plaisante aux amateurs de caricatures puis aux caricaturés, dont l’objet initial eût été – la caricature même.

 

À suivre : Du côté de chez Swann, Proust.

 

***

            

« D’ailleurs, M. de Phocas ne semblait pas m’apercevoir, daignait-il seulement ? De bout près de ma table de travail, il hanchait légèrement dans une pose pleine de grâce et, de l’extrémité de sa canne, – un jonc d’au moins dix louis, dont la pomme, un ivoire vert d’un travail bizarre, me requérait, immédiatement, – du bout de sa canne donc, M. de Phocas feuilletait un manuscrit posé parmi des papiers et des livres et le lisait de haut, négligemment.

C’était odieux, intolérable et d’une parfaite impertinence.

Ce manuscrit, ces pages de prose ou de vers, ces notes et ces lettres, cette œuvre et mon œuvre en somme remuée du bout de sa badine, dans l’intimité de mon home, par ce visiteur curieux et indifférent ! J’étais à la fois indigné et ravi, indigné de l’acte, mais ravi de son audace, car j’aime et j’admire l’audace en toutes choses et en qui que ce soit. » (page 50)

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