Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
25 janvier 2023

Du côté de chez Swann, Marcel Proust, 1913 (inachevé)

Du côté de chez Swann

On ne saurait, je crois, beaucoup mieux qualifier l’écriture de Proust que comme le style pathologique de la digression – et, si j’osais et ne craignais pas qu’on me prît pour une personne drolatique, j’ajouterais : style passablement encombray. On peut adjoindre à cette appellation, du point de vue de l’intrigue si le terme n’est pas trop connoté, le thème du parasitisme (loin de moi l’idée d’abonder une représentation antisémite : l’origine d’un auteur n’a pour moi nul intérêt dans l’analyse d’une œuvre, je n’use du mot qu’à dessein d’approcher le sens particulier d’une existence sociale), tant il appert que ce style même procède d’une conception oisive de la vie, vie passée à flâner en se divertissant jusqu’à l’exacerbation de problèmes mineurs, et en occupant de sujets dérisoires des relations qui seraient détournées des questions d’importance si elles étaient sensibles aux suggestions. L’entourage curieux et régenteur d’un homme prend facilement une domination sur lui s’il ne parvient pas, par quelque force intérieure et centripète que doit lui recommander son intégrité, à se blaser d’interventions et de conseils qui n’aspirent qu’à le conformer à des intentions étrangères. Or, toute la famille de Proust, du moins celle de son narrateur… 

– Il faut d’emblée lever le malentendu : où donc l’auteur, peinant déjà si singulièrement à réaliser une intrigue, eût-il trouvé la ressource mentale pour inventer rien qu’en majorité cet univers de souvenirs ? Plus encore, s’il ne s’agissait pas du souvenir personnel, si tout de À la recherche du temps perdu n’était que le récit imaginaire d’un personnage qui se rappelle tant de détails et si peu d’actes, en infimes variétés descriptives, inactuelles et anodines, et tiré de l’imagination de l’écrivain désœuvré au point qu’il n’eût pas trouvé les péripéties par lesquelles remplir une intrigue, alors peut-on seulement concevoir quelle vertu présenterait cette œuvre à peu près incapable de faire fiction ? Et d’où, par ailleurs, ce roman tiendrait-il l’essentiel de sa teneur, qu’on peut résumer en sensations, hormis de l’écrivain-même ? Quoi ? Il eût œuvré par extrapolation à partir d’un être imaginaire ? Alors pourquoi, s’il en avait été capable, n’eût-il pas imaginé aussi des actions, une intrigue, des péripéties ? Et puis allons ! ce n’est ni logique ni vraisemblable : on n’écrit pas un livre entier avec pour principe de se départir entièrement de soi-même ! –

… cette famille, écrivais-je, attentive aux symboles, processive, exclusive et intrusive, vit constamment en une mentalité ancien-régime d’apparat et d’exiguïté morale, et le narrateur est le fruit d’un pareil esprit de conventions solliciteuses et d’insidieuses incitations auxquelles il n’a, semble-t-il, su résister que sur des points secondaires, et encore : il ne se rend pas compte, dès son plus jeune âge, combien il constitue une gêne anormale pour le reste de son monde, tant il fut – sa famille aussi – placé sur un piédestal immérité au sein de son environnement, et que seule une distinction de statut pouvait justifier.

Pour l’exprimer compendieusement, je trouve que Proust, issu assez évidemment d’un foyer d’importuns – ce qu’il ne nierait pas lui-même et confirme indirectement dans nombre d’extraits (mais je crois que c’est involontairement, parce qu’il ne cesse en quelque sorte malgré lui de révéler ces défauts comme s’il ne s’en rendait pas bien compte ; ce n’est jamais tant cette dénonciation explicite que maints critiques ont prétendue) –, est imprégné du goût, transmis par une vie de mondanités et d’indiscrétions, de pérorer à l’attention d’autrui sur des infimités. Il est resté, dans sa docilité de petit garçon exemplaire et sans crise, reconnaissant et perméable à l’influence de son milieu, au point qu’on peut dire que son œuvre constitue un hommage à une existence de parasite dont les usages l’ont habitué à ne faire que quêter, dans la torpeur d’un quotidien étal et morne, des divertissements réglés et peu créatifs, des changements minuscules, de ridicules prétextes à exaltations, souvent au détriment des âmes fortes d’acteurs véritables qu’il dénigre ou dédaigne presque automatiquement, qu’il n’envisage du moins que comme des exceptions. Voilà pourquoi en dernier lieu, après la digression et le parasitisme, je parlerais de féminité chez Proust, du moins de son effémination, c’est-à-dire de ce qui, dans ce texte, renvoie à la conception dévirilisée d’un être qui s’occupe entièrement à des décorations et à des poses, qui rattache l’importance du monde à la mondanité, et pour qui rien n’émane tant de soi, d’une pulsion ou d’une vitalité, que de ce qu’il est convenable et permis de concevoir, au point que ce roman peut se lire comme un recueil de bienséances ou seulement de petites objections à la bienséance et chargées de rétablir la bienséance : les personnages ne sont jamais critiqués avec vigueur, avec audace, avec truculence et culot, même si des lecteurs verront par contraste, dans des nuances falotes, des condamnations sans ambages, et chaque image employée est un respect inconditionnel pour tout l’environnement typique de la littérature « noble », au point qu’il est difficile, impossible peut-être, de découvrir dans tout le récit un seul propos ou un thème dont l’abord soit d’une certaine innovation, fût-ce une innovation partielle, au-delà d’infinitésimales variations de ce qui s’est déjà écrit sur chacun de ces sujets – c’est ainsi la garantie toujours de rester bienséant, de n’emprunter aucune insolence, de ne prendre jamais aucun risque. Tout le témoignage de Proust sur l’existence est à en somme peu près celui qu’on porte sur un salon de personnes bien mises et respectables, et dressé avec la mentalité d’un hôte qui se soucie surtout du rapport que fera, le lendemain, telle gazette locale dans ses articles sur le beau monde.

Si j’exagérais, je sous-titrerais À la recherche du temps perdu : « Comment accaparer son milieu en faisant l’élégant ». Jean Lorrain écrivit quelque chose de semblable à l’endroit de Proust s’agissant de son premier livre, une publication pour femmes et à compte d’auteur où il exprimait combien tout ceci était inane et ridiculement pompeux : Proust en fut contrarié au point de lui envoyer sa carte, mais il ne le fit, selon toute vraisemblance, que parce que le geste, en vertu d’un certain code, lui paraissait nécessaire et requis, attendu qu’il sentit qu’une femme de sa connaissance était visée et insultée avec lui ; la galanterie, c’est-à-dire décidément un usage appris, ne lui permettait pas moralement de ne pas se porter chevalier. Je suppose qu’en outre c’est parce que la critique le perça à jour que, duel mis à part, Proust en fut profondément vexé, que ce dut être un bouleversement et une révolution en lui, ce petit homme puérilement romantique : quelquefois, une critique suffit à lever les malentendus profitables à une existence ou à une carrière, découvrant sous le vernis stylé une turpitude qu’on ne s’imaginait pas, qu’on ne se serait pas attribuée auparavant et qui vous atteint avec justesse, et l’on ne se regarde plus soi-même sans ce complexe, c’est pourquoi il faut le laver aux yeux d’autrui puisqu’on se sent incapable de voir avec d’autres yeux que les siens ni de se changer pour se redorer, pour devenir meilleur. Quelqu’un met impudemment le doigt sur qui vous êtes et que peut-être vous vous ignoriez, cruellement il vous désigne au monde, il vous publie plus franchement que vos livres, il vous expose en pleine lumière crue : alors ce n’est pas votre œuvre qui en sort définitivement défigurée – il est toujours possible de la défendre –, mais bel et bien le masque de votre œuvre, et c’est d’autant plus intolérable que votre œuvre ne saurait exister sans ce masque, et que vous ne connaissez pour votre œuvre que la modalité du masque.

 

***

 

J’ignore si la critique littéraire (déjà trop de critiques universitaires ont illégitimement ennobli Proust : il n’y a pas une gloire française déjà établie qui ne soit chaque années ennoblie davantage par les universitariens qui ne savent que confirmer des succès : il n’a a d’audace de critique qu’à désigner avec justice des grandeurs inédites) s’est déjà penchée sur la question de la psychologie nécessaire à écrire un Du côté de chez Swan ; j’en doute, à vrai dire, car il y faut des compétences philologiques qui relèvent d’autres domaines que de produire des effets et des réflexions sur le mode de l’éloge, et, notamment, on devrait pour cela développer la volonté et la faculté d’analyser un texte du point de vue de l’état intérieur et mental de l’écrivain, c’est-à-dire entrer dans la genèse d’un esprit plutôt que dans celle d’une œuvre à travers le texte même plutôt que des pièces de contexte, ce qui n’est guère d’usage, ce qu’on n’estime pas une science, ce qui est même tout à fait intempestif comme méthode – c’est pourquoi il n’y a plus de critique littéraire et philologique, plus de critique qui soit fondée et étayée avec la connaissance pratique et profonde de l’acte d’écrire. Cette recherche est rare, très exceptionnelle même pour des récits célèbres et commentés avec abondance, parce que le critique n’admet plus, après la postérité et le triomphe, que le respect d’office (qui serait l’exact contraire du fameux « mépris d’avance » que promeut le Solal d’Albert Cohen dans Belle du Seigneur), et tout lecteur contemporain est foncièrement imprégné de l’envie grégaire de concorde avec l’héritage des siècles, qu’il veut son legs, son patrimoine, qu’il se sent désireux de reconnaître comme sacré : tout est ainsi plus stable, il existe alors une patrie, des valeurs attachées au proverbe, une vox populi de noblesse belle et indiscutée, on a une confiance en l’univers et on la lui rend par une agréable gratitude – ô homme heureux d’échanger des services ! – Il y aurait là une analyse non moins pertinente à dresser autour de ce roman pour en comprendre la bonne réception contemporaine : la peinture de la mentalité du lecteur d’aujourd’hui qui s’y plonge en amateur conquis d’emblée. D’ailleurs, il faut s’y livrer avant celle de l’auteur, avant le plus difficile ; pourquoi y sursoirais-je ? Voilà :

Du côté de chez Swann est presque indéniablement un récit qu’un lecteur prétendument « bienveillant » lit sous le registre de l’hypnose. Pour apprécier cette œuvre, il a surtout besoin de ne rien vouloir tirer de ce qu’il lit, car on ne saurait faire de ce livre un travail d’édification ; je veux dire que la condition pour aimer Proust, c’est surtout de ne pas se faire une conception pratique du livre et de la lecture comme un temps utile, comme net profit, comme complément d’être quantifiable et qui dresse un bilan : il faut résolument ne pas savoir pourquoi on lit pour se complaire à Proust, ou, plus exactement, il est nécessaire de lire généralement sans ambition que de s’abandonner à un temps perdu – il faut admettre la littérature comme désœuvrement. Et notez qu’en écrivant ceci je ne blâme pas encore, car d’aucuns jugeront que lire sans attente, que lire sans désir que lire, que lire sans y assigner un rôle ou une fonction, est une générosité en l’absence totale d’a priori et de volonté critique ; oui, mais c’est une générosité qui incombe à des benêts ou des fainéants qui lisent par hasard et qui n’ambitionnent jamais de faire du livre un objet d’activités, un objet de réflexions diffuses, un objet de changements personnels, qui ne projettent même pas d’en penser beaucoup quelque chose, qui refusent au livre une direction et une destination parce qu’ils n’acceptent pas d’y réfléchir ni beaucoup ni vraiment : chez eux, on ne voit pas davantage de progrès dans l’ordre de ce qu’ils lisent que dans la succession de leurs divertissements, car pour qu’il y en ait, il y faudrait l’inspiration d’une hiérarchie, et cette hiérarchie ne peut venir qu’au terme d’une sélection qui procède justement du jugement. Il faut juger pour aimer avec des raisons, juger pour aimer à quelque autre titre que parce qu’on aime perdre son temps. C’est tout à fait logiquement qu’on ne peut élire ce qu’on ne critique point : ainsi perpétuellement plutôt passe-t-on à autre chose. C’est précisément au registre du passage que ce roman fut écrit, on ne peut y trouver qu’à contempler de longues transitions – de longues traditions – proprement inutiles, inutiles aussi pour l’art et pour l’esprit, car à aucun moment des 130 premières pages le récit n’est susceptible d’enseigner ou d’apprendre quelque chose sur le monde réel ou sur une sensibilité vraiment personnelle : c’est d’un tel égocentrisme – on sait bien que je n’attache nulle péjoration à ce terme – mais d’un égocentrisme si absolu où rien n’est généralisable ou transposable pour autrui, où l’on doit s’intéresser aux goûts du narrateur pour les lilas, aux habitudes insipides de sa tante, à la forme sentimentale qu’il prête à l’église de Combray, sans y pouvoir prendre la moindre part individuelle, comme si j’expliquais que je ne mange plus de rognons depuis que j’en vomis. On ne peut avaler ce recueil d’impressions assez ordinaires et inconséquentes que dans un moment d’inactivité intellectuelle qui se signale aux antipodes de la prédilection. On a besoin, certes, de ne rien vouloir, pour aimer Proust – ce qui s’inscrit logiquement au terme de décennies d’une littérature fin-de-siècle progressivement appauvrie en actions narratives – ; il faut n’avoir rien à faire de particulier, rien à penser pour soi, rien à désirer améliorer en soi, aucune occupation plus constructive ni souci d’édification, pas même de projeter l’application d’un livre sur quelque chose de réel, comme on aspirerait à fixer durant des heures le ciel bleu et prévisible à dessein exclusif de prétendre ensuite avoir longtemps respiré le « bon air » en sage mélancolique – en l’occurrence la « bonne littérature » à « thèmes classiques ». Je ne connais pas une personne qui se soit imposé un Proust entier sans le sentiment valorisant du devoir ou sans préconception sur la vertu de lire et d’un livre, de n’importe quoi en relation avec le fait de tourner des pages d’une certaine réputation, pour qui la littérature ne fût pas avant tout un trompe-ennui et un faire-valoir. La plupart du temps, ceux qui finissent librement Du côté de chez Swann, après n’en avoir extrait qu’un accomplissement de tâche ardue, enchaînent aussitôt avec À l’ombre des jeunes filles en fleurs parce que, quitte à perdre son temps comme ils s’y sont résolus pour poursuivre jusque-là – on vérifie aisément qu’ils n’en ont rien tiré : il ne savent pas expliquer pourquoi ils continuent, c’est seulement la suite logique d’une résolution antérieure, c’est juste ce qui était prévu, parce qu’après tout ce n’est pas non plus si désagréable (ancêtre du « page turner » qu’on mesure, quand on range le livre dans sa bibliothèque après un vide incommensurable et obstiné, par l’impression de fierté d’avoir lu une « masse », sorte de martyre entêté et absurde) –, autant, comme ceux qui dévorent d’un coup la saga crétine des Star Wars, ne pas s’empêcher de se « décaler » bien à fond, retiré comme les déments dans leur petite vie d’imaginations recluses et absurdes : on lit ainsi presque avec religion, sans justification qu’un état de décision farouche distinct de l’acte rationnel. Plus on s’accorde une pareille stupidité, plus on se démarque, plus on « sort du monde et du temps », et plus, parce qu’on n’y gagne rien, on est imbécile heureux.

Ce mode de lecture est même en l’occurrence plus méthodique, plus systématique qu’on ne pense, car il est probablement impossible de lire Proust en ayant une véritable considération pour chaque mot ainsi qu’il convient d’ordinaire de s’appliquer à dessein de mesurer un auteur à la ressemblance de la vérité ou de la réalité, et de le juger, lui et son style, à la grandeur inédite de cette adéquation ; c’est-à-dire qu’il ne saurait s’agir de lire À la recherche du temps perdu en admettant que chaque terme d’un texte, ni même chaque paragraphe ou chaque page, doit porter une signification pleine et nécessaire. Je ne parle pas d’incorrections ou de surabondances qui s’y rencontrent et font une impression fautive qu’on s’empresse d’oublier – comme dans : « Sans trop savoir pourquoi, ma grand-mère trouvait au clocher de Saint-Hilaire cette absence de vulgarité, de prétention, de mesquinerie, qui lui faisait aimer et croire riches d’une influence bienfaisante, la nature, quand la main de l’homme ne l’avait pas, comme faisait le jardinier de ma grand-tante, rapetissée, et les œuvres de génie. » (page 63) –, la plupart du livre, pour ne pas dire tout le livre (car je n’ai pas lu au-delà de la 134), ne sert à rien, à rien même relativement, je veux dire y compris dans une perspective de progression, dans le sens pratique d’informations à retenir pour ne pas oublier les éléments d’une intrigue qui resserviront plus tard, car, il faut être honnête même si l’on a décidé d’aimer Proust, jusque-là rien ne « sert pour plus tard », rien n’est à « mettre de côté », il est tout à fait superflu de garder en réserve, dans sa mémoire, la moindre donnée si longuement dissertée, ce dont on s’aperçoit assez vite de sorte qu’on ne tâche plus à retenir quelque chose. C’est ainsi qu’un lecteur normal – j’y fus moi-même maintes fois tenté, moi dont la contention de lecteur est extrême, moi qui ne répugne jamais à relire quatre fois un extrait difficile et pénible, moi qui ne lis pas un mot sans y accorder toutes les ressources de la visulaisation – finit nécessairement par prendre l’habitude de ne pas se soucier du détail, de ne pas vraiment tout lire, de ne plus accorder qu’un soin distrait dès qu’un passage est ardu puisqu’il est comme les autres sans objet, indifférent et impersonnel, parce qu’on sait, à force, que nul de ces détails n’a d’importance pour le dessin d’ensemble, que par exemple la page 80 ne sert absolument pas à introduire la 90, que les personnages abondamment décrits sont en général absents de la suite, de sorte qu’on en vient à lire a contrario d’une lecture attentive et d’un ouvrage fait pour l’esprit de concentration, c’est-à-dire en « passant », dans l’oubli presque automatique de ce qu’on vient de lire et qu’on ne cherche plus tant à comprendre, en particulier quand la formulation contournée de Proust rend la première lecture incompréhensible, parce que la teneur des passages qu’on a parfois relus prouve qu’il n’était nullement besoin, compte tenu de leur vanité emphatique ou décorative, d’y accorder tant d’effort comme on fit d’abord par scrupule et par art. On en vient à ne plus s’intéresser à « l’histoire », à ne plus s’intéresser au récit, et puis à ne plus s’intéresser au livre non plus ; Proust devient prétexte à une inactivité de l’esprit, un passe-temps, un farniente, c’est pourquoi ses admirateurs se signalent parmi ceux qui, sempiternellement, « refusent de juger », dont la pensée n’est que flânerie inconséquente. Mais un véritable critique, comme le fut sans doute Jacques Madeleine, le lecteur des éditions Fasquelle qui refusa le texte avec arguments, ne peut pas le lire : il ne disposerait alors pour le juger que d’un style, mais ce style est largement défectueux ou lâche, procédant sans élection, distendu à la langueur, attaché uniquement à des peintures de l’exhaustivité, où la substance de la pensée humaine, à force de retouches et d’alambications, à force d’adjonctions très factices et manifestement ultérieures, ne se retrouve plus, où il ne s’agit que de tout dire, même le sans-intérêt, ni distance, ni hauteur, ni sacrifice, ni bravoure.

Il faut entendre Proust, mesurer qui fut Proust, lire en Proust, et ainsi juger Proust. Parler de Proust, c’est évoquer et dépeindre un esprit languide, enfantin, foncièrement sans souci et ainsi rendu craintif d’infimités dérisoires, maladif, poseur, féminin, inverti, un asthmatique qui pourrait aussi bien être tuberculeux à la vie arrêtée dans une cure comme chez Mann, artificiel, sombré en lieux communs de littérature, toqué et en quelque sorte détraqué, d’une sensibilité toute de mièvrerie et de stéréotypes que romantisme et symbolisme lui ont, comme une Madame Bovary, exacerbé jusqu’à la manie mentale, dirigeant en entier son esprit et ses regards, et qui, pareil à certains cas psychologiques caractérisés se manifestant à la puberté, n’abandonne pas une évocation sans admettre qu’une telle omission serait une insulte, une injure culpabilisante, un outrage devant Dieu, et même un meurtre à ceux qu’elle tait et qu’elle croit tuer en les faisant disparaître de la réalité – il s’agit dès lors en écrivant non de choisir mais, en ne choisissant pas au contraire, de s’épargner l’indignité du regret cuisant.

Proust est tout de trouble obsessionnel compulsif, diagnostic que je n’ai jamais lu à son endroit, preuve que presque personne ne l’a lu ou su lire à part moi.

Le portrait de ce Proust qui entretient la nostalgie d’une enfance rêveuse dont il s’efforce de ne pas sortir, comme Chateaubriand l’exprime dans Mémoires de ma vie en indiquant comme cette rêverie le soulagera du travail pénible (« Je veux avant de mourir, remonter vers mes belles années. […] Ma plume sans contrainte s’abandonnera à tous mes souvenirs. En rentrant au sein de ma famille qui n’est plus ; en rappelant des illusions passées, des amitiés avanouies, j’oublierai le monde. »), ce Proust abondant sa mémoire en un récit de pure contemplation des sensations de la jeunesse, est dressé par l’auteur même dans ce qu’on pourrait appeler le premier « épisode » du roman. Cette partie, encore trop étale pour mériter le nom de péripétie (43 pages, soit environ un tiers de ce que j’ai lu, mais je ne parviens pas à identifier ce que serait, dans ce récit, quelque chose comme un vrai « élément perturbateur »), révèle le caractère et la mentalité d’un enfant hypersthésique, atteint d’une forme d’autisme troublé, qui s’entretient volontiers en des émois qui manquent à sa réalité morne et protectrice – émois divertissants –, et considéré par son entourage le plus pragmatique et lucide comme anormal et inquiétant, une importunité et un sujet d’embarras, ce qu’on perçoit – chose fort intéressante – sans que le narrateur pourtant vérace n’indique quelque part en avoir conscience, sans qu’un décalage n’identifie ni le malaise ni la distance cependant qu’il en indique tous les symptômes psychiatriques. C’est le célèbre moment où le narrateur, qui accorde une importance symbolique excessive au baiser de sa mère d’avant dormir, tandis qu’il est pourtant en âge qu’on lui lise du Georges Sand, se désespère jusqu’à l’hystérie qu’un soir où Swann est invité, elle ne se dérange pas pour monter le coucher ; c’est presque une terreur qui emplit cet enfant bizarre et qui se motive, se remonte, à des excès émotionnels et entièrement livresques, qui l’incite à envoyer un billet à sa mère pour la faire venir, et qui, comme elle refuse de se déplacer, l’attend après la soirée dans le couloir où elle le verra si commotionné qu’elle passera la nuit avec lui – et chaque étape de ce « drame » intérieur, d’un développement outré dont le narrateur ne s’aperçoit même pas, est l’expression nette d’une pathologie mentale, ridicule si elle ne relevait pas d’une anomalie, et qu’on ne peut absolument pas partager si l’on ne se met pas à la place d’un cerveau handicapé ou surchauffé. Du début à la fin de cette situation anodine, le narrateur s’exacerbe et se complaît dans le fantasme le plus littéraire et précieux : parce que son père l’a trouvé fatigué au début du repas et lui demande d’aller dormir, il parle de « férocité » (page 27) ; puis vient l’escalier banal de la défaite qu’il faut décrire en le grimpant tel : « l’inhalation – beaucoup plus toxique que la pénétration morale – de l’odeur de vernis. » (page 28) ; puis, c’est la chambre où il convient de se persuader d’une réclusion héroïque et théâtrale, grand deuil, douleur majestueuse : « boucher toutes les issues, fermer les volets, creuser mon propre tombeau […] avant de m’ensevelir sous le lit de fer » (page 28) – je certifie qu’il n’y a pas là-dedans l’ombre d’un second degré, pas le plus petit commencement d’un recul critique : c’est seulement le lecteur qui, ne croyant pas être en droit de se moquer de Proust, le suppose volontaire et complice – ; puis, le billet dont l’enfant ne sait si la servante consentira à le porter, qu’on mesure encore l’ampoule : « ce soir où le caractère sacré qu’elle conférait au dîner avait pour effet qu’elle refuserait d’en troubler la cérémonie. » (page 29), sachant que Swann est l’invité le plus régulier de la maison ! puis, le seul mot réaliste et révélateur de cette servante qui comprend la folie du fils : « C’est-il pas malheureux d’avoir un enfant pareil ! » (page 29) ; puis, le revirement à l’idée de l’appréhension de la colère de la mère, l’angoisse avec anticipation favorable, puisqu’il faut bien, dans le silence, ronger quelque matière imaginaire ; puis, après maintes digressions, le refus de la mère (se souvenir qu’elle ne consent pas à satisfaire un caprice, simplement) : « les battements de mon cœur, de minute en minute, devenaient plus douloureux parce que j’augmentais mon agitation en me prêchant un calme qui était l’acceptation de mon infortune. » (page 32) où l’on croit un homme s’apprêtant à l’échafaud ; puis, la résolution de ne pas se coucher, cette pensée de suicide, de martyre, chez un asthmatique, consistant à ouvrir la fenêtre et à s’asseoir au pied du lit ; puis, la démesure supposée d’une punition ; qu’on lise l’hyperbole, et qu’on me signale où se situe la moindre pointe d’humour : « Je savais que le cas dans lequel je me mettais était de tous celui qui pouvait avoir pour moi, de la part de mes parents, les conséquences les plus graves. […] On ne me laisserait plus rester à la maison, on me mettrait au collège le lendemain, c’était certain. Eh bien ! dussé-je me jeter par la fenêtre cinq minutes après… » (page 33). Enfin, après l’audition du départ de Swann, la mère le trouve au couloir, dans un état de démence volontaire proche de la catatonie : « mon cœur battait si fort que j’avais de la peine à avancer » (page 35), et cette inquiétude, enfin légitime, comme la servante : « Sauve-toi, sauve-toi, qu’au moins ton père ne t’ait pas vu ainsi attendant comme un fou ! », où il est manifeste qu’on se préoccupe davantage de l’état mental du garçon, de son image de fou confirmé, que de son soi-disant péché, comme si la question avait déjà été abordée dans l’intimité par les parents, tout se terminant par cette condamnation terrible du père, couperet abominable, violence atroce et intolérable, preuve que son fils le connaît, ordonnant à la mère d’un ton certainement impérieux du commandement le plus intraitable :

« Mais va donc avec lui, puisque tu disais justement que tu n’as pas envie de dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je n’ai besoin de rien. […] Voyons, nous ne sommes pas des bourreaux ! Quand tu l’auras rendu malade, tu seras bien avancée ! » !

… indication que le père aussi sait le problème psychologique qu’il y a chez cet enfant déscolarisé et dont toute la réalité tient aux us d’une maison étriquée et au romanesque de livres classiques. Ce milieu est un havre d’insouci qui nuit à l’enfant en disproportionnant à son esprit d’ennui les phénomènes les plus anodins : adulte, cet enfant absolument pas soigné conservera l’habitude obsessionnelle de tout démesurer.

C’est ainsi que presque de son propre aveu, on ne trouve point de sélection chez Proust. En sa dilection scrupuleuse, passionnée et juvénile, où tout en la mémoire ressortit à un vivant panthéisme, il ne saurait être question de passer sous silence une pierre ou un végétal issu du souvenir, ce qui, pratiquement, lorsqu’un personnage prend le thé, même si la scène n’a aucune importance, qu’il ne s’y passe rien et qu’elle ne laisse rien, y compris de symbolique, à garder pour la suite, s’accompagne d’une page complète – en petits caractères dans mon édition (43 lignes par page) – de la description des brins de tilleul infusés dans la tasse (page 51). C’est ainsi qu’à terme selon l’obstination et la perspicacité du lecteur, on finit par comprendre d’un coup tout le processus d’écriture : il ne s’est pas agi pour l’auteur d’indiquer l’important, il lui a fallu tout rapporter sans élire – particulièrement les dialogues chez Proust sont-ils navrants de vacuité (il suffit d’en « tirer » au hasard), même si, bien sûr, les amateurs forcenés, engagés trop avant dans une frénésie affectueuse, qu’on ne dissuadera plus d’avoir trouvé « un maître », y trouveront des symboles pour les justifier (que je dise une fois pour toutes combien le symbole en matière de critique est l’argutie poisseuse par excellence, constituant l’excuse sophistiquée pour trouver aimable un ouvrage indigent au prétexte qu’il « veut dire plus qu’il n’en a l’air », c’est-à-dire, en vérité, plus qu’il n’est écrit, plus que l’écrivain ne l’a souhaité, et qu’invente à mesure l’admirateur opiniâtre souvent démenti, présence de symboles souvent indémontrable, l’auteur en général refusant d’indiquer en la matière où ses intentions se situent et se contentant d’approuver, d’un geste magnanime et sibyllin, quand on l’interprète avec complexité de façon valorisante). Ce souci pathologique de ne rien ignorer induit une composition fort inhabituelle et très peu artiste – autiste : la mesure de référence pour une action de premier plan se fait à un rythme extrêmement mou, relatif à toute la lenteur du reste, autrement dit, pour ne pas s’affliger d’avoir négligé une chose qu’il estime, en sa moralité et sa sensibilité personnelles, plus grande qu’une autre, Proust, handicapé par sa vergogne, embarrassé par sa pitié harcelante, ne l’indique que par la quantité de mots, étant admis qu’une page pour du tilleul insulterait passablement un personnage qui, inspiré d’une personne réelle, ne compterait qu’une page de description. C’est ainsi la componction et l’attrition pressenties de l’auteur qui, par rapport aux dimensions déjà exprimées, par un système d’équivalences où l’inquiétude est pour beaucoup plus que l’art et que la volonté, l’obligent et attachent au remplissage pour se rassurer, pour ne pas s’en vouloir, pour s’éviter les remords, jusqu’à ce que le lecteur perspicace et enfin philologue atteigne à la révélation de cette maladie mentale, de cette mononanie, de ce trouble qui, comme au syndrome d’Asperger, ne se départit pas de certaines apparences de génie, voire de génie véritable. C’est ce qui donne à l’œuvre cette tonalité de nivellement des sensations, où chaque perception est à la fois d’une banalité exacerbée en proportions vastes et n’en demeure pas moins cliché, étant insérée dans le récit pour l’unique raison de lui rendre honneur et afin d’épargner à son auteur la culpabilité de ne l’avoir pas dépeinte et donc, par omission et par crainte superstitieuse, de l’avoir « assassinée ». Ne pas s’étonner après cela de la logique avec laquelle Proust, à mesure des versions, procéda seulement par ajouts : il avait peur d’avoir peur, peur de n’avoir pas assez honoré, peur de l’oubli d’une moindre chose qui pourrait le poursuivre, le hanter, le maudire, peut-être.

C’est ainsi, par exemple, qu’en arrivant à la page 58 : « Pendant que ma tante devisait ainsi avec Françoise, j’accompagnais mes parents à la messe. Que je l’aimais, que je la revois bien, notre Église ! », ce n’est pas sans raison que le lecteur, non spécialement architectologue des bâtiments historiques, se dit avec désespérance : « Non, pas au surplus l’église ! », puisqu’il peut déjà se douter qu’il dépensera une dizaine de pages non pour suivre le récit d’une messe où pourrait figurer un événement de l’intrigue, mais pour recevoir la description impressionnée de cet édifice très quelconque et que l’enfant Proust refuse de dédier à la mort littéraire. Et peu à peu, plus tard, quand on aura analysé ce principe constant et bien intériorisé et compris, on ne saura plus se retenir de disséquer le « roman » sous ce rapport du néant épuisé à la trame, de ce que Proust pleurerait de sacrifier, de tous les chaînons progressifs de ce que, vous, si vous souffriez également de sa psychopathologie, vous n’oseriez passer sous silence. Par exemple :

Le narrateur va lire, page 71, c’est entendu et il annonce par une suggestion qu’il sera interrompu ; mais il faut au préalable, cependant qu’il n’a pas encore décrit le lieu où il lisait, qu’il explique pourquoi il ne va pas auparavant à tel cabinet de repos où il avait ses habitudes : c’est l’anecdote anodine, certainement inutile pour la suite, de l’oncle Adolphe que la famille a cessé de fréquenter, comptant huit pages, 350 lignes, soit plus de 4000 mots. Viennent ensuite bien des considérations générales sur la littérature, indispensables sans doute puisqu’elles furent et qu’il s’agit de ne rien oublier en les taisant, sur le sentiment notamment qu’on ressent quand on lit de ce que la réalité semble imprégnée de fiction, sentiment très commun, s’échelonnant ici par degrés méthodiques, d’ailleurs assez faux, de ce qui paraît proche de soi vers ce qui s’en éloigne, considérations de forme compliquée mais sans aucun enseignement – et voilà 10 pages de plus. Mais le narrateur n’a pas encore lu, il s’apprête seulement à lire Bergotte à la page 89 ; cependant il n’a pas encore expliqué qui lui avait conseillé Bergotte à l’époque, un ami, Bloch, aux manières un peu originales dont il faut parler, et ce serait vraiment un attentat de n’en pas parler : 7 pages. Ce n’est pas tout : page 96, il semble nécessaire d’expliquer non d’où l’on tient Bergotte – il est étrange à ce stade que Proust ne nous ait pas parlé du libraire qui le lui a vendu ! –, mais ce qui fait la vertu de Bergotte : 3 pages encore – noter que chaque digression est elle-même émaillée de sous-digressions, de sorte qu’il est aisé de ne pas se rappeler que la finalité de tout cela est : le narrateur a été gêné un jour quand il lisait. Enfin, page 99, vient l’interruption tant attendue : or, c’est pour étaler un dialogue absolument sans intérêt, où l’on ignore en quoi ce jour est mémorable, débutant par la mention que la pluie risque d’arriver et que Mme Goupil va se « faire saucer », et qui s’achève trois pages plus tard par la venue de Monsieur le Curé, personnage absolument sans aucun rôle, mais que l’auteur va faire pérorer pendant quatre pages sur l’église et son origine pour montrer son particularisme des étymologies…

Tout ça pour quoi ? Pour attendre quoi ? Pour espérer quoi ? Pourquoi telle patience ? Au bout de 134 pages, c’est objectivement qu’il ne s’est rien passé, que l’action principale du récit demeure qu’un jour, en glissant sa madeleine dans du thé, le narrateur se rappela enfant à Combray : c’est cette page que la postérité a retenue, et c’est à peu près la seule – la « madeleine de Proust » – où l’on a l’illusion qu’il se passe un minuscule quelque chose, page plutôt non représentative de l’œuvre où rien n’arrive, où arrière-fond est présenté sans cesse, continûment, durablement… et l’on me connaît, je ne suis pourtant pas un fanatique d’action ! Mais même ce qui n’arrive pas, même la partie descriptive, contemplative de la fiction, même tout cet aspect de tableau pastel aux lumières et fragrances de cartes postales, est sans beauté particulière, sans idée forte, sans ligne ferme et virile, sans décision vraiment artiste, sans évocation pertinente, ce n’est que le travail appliqué d’un enfant qui soigneusement veut tout détailler sans exception, mais sans réaliser une découverte singulière ou instructive, enfant de bonne famille de surcroît et qui perçoit l’univers avec le seul regard de sa classe sociale, un regard de préjugés notamment littéraires, les préjugés de tout ce qui est censé figurer dans un « beau livre ». On voudrait qu’il se trouvât, au détour d’un interminable et résolu ennui, une remarque judicieuse sur une réalité qui correspondrait à un état qu’on a traversé, parce que quelquefois on se sent au seuil d’une révélation aussitôt éteinte, dans la profusion de détails où s’abîme en vain le récit, c’est-à-dire dans l’impossible narration d’un fait qui compte, et c’est peut-être justement ce qu’on souhaite et pourquoi on lit encire, que tout ne soit pas également imbécile comme cela, en supposant, par-dessus un style décoratif et alangui, qu’une idée puisse ou doive émerger ne serait-ce que statistiquement : mais expectative déçue, attente infinie où n’apparaissent que lambeaux brûlés, brimborions oubliés ou escarbilles refroidies. Alors, je devine la suite sans l’avoir lue, l’anticipe par système, beaucoup de couleurs, de parfums, de jardins, de chambres, bien des aliments et l’aura que font les gens qu’on les voit avec en soi un trouble d’introversion, et puis, au moment des amours, toutes les dosettes plates et romantiques de cheveux odorants, de mains diaphanes, de suggestions parlées – voix et mots employés –, avec les manques puérils, les extrapolations de sentiments moraux, affèteries souffreteuses, dévitalisées, castrées et extrapolées comme-il-faut du roman… Du Rousseau, en somme, également insincère, arrangé, trafiqué et mignard, malgré de rares élans de « littérarité », éloquences suaves, morceaux affectés d’élégance pour femmes, sans un commencement mâle, sans un pas militaire et cadencé, la quête de félicitations maternelles, beaucoup de regards pour plaire dans la vie et jamais un acte pour la consommer – un personnage de Balzac, Husson dans Un début dans la vie.

On ne veut pas entendre en France que celui qui pose un regard vague sur le monde ne fait le plus souvent que rêvasser, et que cette rêvasserie est à l’image de ce qu’il y a de déficient au monde, sa tendance à l’innocuité et au confort, sa pente pour l’inaction, l’égoïsme du temps d’abandon de toutes les causes héroïques et puissantes : pourtant on veut que cet homme distrait bâtisse, on lui prête des illuminations, du moins des forces en devenir, on estime que c’est un poète qui va recevoir l’Inspiration que, d’un instant à l’autre, il partagera avec nous en un éclair qui transfigure, et l’on dédaigne que ce n’est qu’un pédant qui vaque et muse avec des airsDu côté de chez Swann doit probablement sa célébrité française à ce que c’est un roman très anodin et presque parfaitement inutile, qui, après beaucoup d’essentiel dur en littérature, après maintes critiques de la société agréable et mondaine, marque enfin un apaisement, une pacification, un armistice qui convient extrêmement à un lectorat embourgeoisé et réclamant les images douces et attendues qui lui ressemblent et qu’il croit pouvoir confirmer d’expérience, parce qu’il n’a, justement, l’expérience de rien de profond. Ce livre est assurément une avancée vers le Progrès des siècles, vers la Culture : un livre qui ne signifie rien mais qui garde encore le ton snob d’un ouvrage minutieux avec l’orgueil d’une écriture délicate – ce dont on voudra de moins en moins, par dégoût d’élite et adhésion démocratique. Ce fut un perfectionnement vers les masses, peu prévisible en effet, comme Gallimard, décidément mauvais, ne sut l’augurer – on lui pardonne d’avoir manqué à prendre un risque littéraire, lui qui eut toujours les Lettres en horreur parce qu’elles ne sont pas rentables. On me pardonnera aussi, je pense, de n’avoir pas attendu que le narrateur décrive un fruit ou une fille avec tout l’appareil habituel des littérateurs : j’ai mieux à faire que de me complaire à ces fixités, à ces humeurs, à ces « vapeurs » – je n’ai la coquetterie ni la préciosité en affection, et je vis, moi, comme si mon temps était compté, dans l’espérance avide d’apprendre chaque jour une nouvelle chose : je réserve ma patience à ce qui augure, à ce que je compte une certaine probabilité de me compléter, à ce qui soupçonne un apport. Ici, je n’apprendrais plus rien, je savais déjà tout, Proust m’est devenu décelable, je crois que j’ai circonscrit sa pensée, d’ailleurs sans grand mérite, son processus reposant sur un mécanisme assez limité – la préface de mon édition révèle assez sa petitesse, son étriqué, surtout son défaut de planification, faiblesse qui fait largement la médiocrité d’un écrivain ; et si l’on argue qu’il faut attendre telle page, tout ceci n’étant qu’une préparation, comme on me l’a une fois suggéré, avant de percevoir je ne sais quelle surprenante ironie de l’auteur au détour d’un revirement qui ne pourrait être que très spectaculaire – on m’a prétendu que Proust était mordant et presque un satiriste –, je préfère rencontrer tôt sa lucidité plutôt que d’en être à l’affût durant 130 pages pour rien, cent autres peut-être ? la fin du second volume ? pour qu’à la fin je dénonce peut-être l’erreur d’interprétation de cette soi-disant distance, parce qu’on l’aurait perçue par contraste avec le reste si impatientant et si pleutre, c’est-à-dire comme un invité qui croit cruel après cent dîners, avec encore de jolies manières et d’avenantes paroles, de vous réclamer le sel sans cette fois vous dire S’il vous plaît – Shakespeare écrivait : « Je mords mon pouce, Monsieur ». Ce n’est peut-être rien que cela, « l’insolence de Proust », une interprétation relative : les couverts mis à table pour la réception, ce soir, n’étaient pas en argent, « quelle humiliation pour eux s’ils le remarquent ». Oui, mais il faut deux mille pages ou deux mille soirées de grand consensus pour en arriver à cette « extravagance »-là.

 

À suivre : Critique des mœurs, Adam. 

Publicité
Publicité
Commentaires
S
Je vois mes contemporains se nourrir uniquement de formules brèves, pré-digérées, « chocs »… Comment pourraient-ils s'intéresser à Proust ?
Répondre
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité