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Henry War
1 mars 2023

Profondeur dans la vanité

Il y a de la profondeur dans la vanité de l’apparence, il faut seulement entendre ce dont il s’agit vraiment – ce n’est pas là une formule ou un paradoxe spirituel de salon. Notre époque a renversé la notion de paraître en faisant du soin de l’extérieur une futilité et une superficialité : or, il n’en est ainsi que chaque fois que les critères du bon goût reposent sur une norme étroite et unanime. Alors, pour être de mode ou à la mode, il suffit de respecter des codes limités : de là surtout procède l’idée d’une coquetterie ridicule, d’une affectation d’hommes et de femmes légers en ce que la beauté se régit trop aisément selon des critères grossiers. Il existe pourtant un souci artistique de l’apparence qui consiste, par des intérêts minutieux attachés à des objets symboliques, à faire de soi davantage qu’un sujet de parure conventionnelle : une représentation de délicatesses personnelles. On oublie ce que le choix de la couleur d’un ruban pouvait avoir de réfléchi en des sociétés de haute finesse de mœurs tandis que peut-être sa teinte n’était pas strictement imposée par les mœurs, pas en tous cas à la nuance près – idem pour la coupe d’un pardessus qui se négociait point par point avec le tailleur. De nos jours, on est surpris et même impatienté par la manière dont les romans du XIXe siècle détaillent les habits en termes qui, à présent, nécessitent l’usage d’un dictionnaire, mais l’obsolescence de cet usage ne découle pas tant de ce que ces termes eux-mêmes ne sont plus usités que de ce que l’attention qu’on y porte a disparu : la preuve, c’est que la confection de n’importe quel vêtement même d’usine implique toujours l’emploi d’un abondant lexique, et que les mots subsistent pour décrire aussi bien des variétés de cravates, de chaussures ou des pièces de tissus ou d’ornements ; mais on s’en moque, à présent. Il semble qu’on était bien plus méticuleux quant aux habits lorsqu’il fallait régler en particulier la question avec l’artisan lui-même, car on lui devait une commande précise et que le vêtement était plus rare et plus cher. En maints époques et lieux l’apparence était une manière de distinction personnelle, il a tendu à devenir une préoccupation de conformité. Le dandy était en général un esprit profond, non parce qu’il se souciait de vétilles – l’étude montre bien qu’il s’intéressait d’abord à des sujets plus graves –, mais parce qu’il avait assez d’esprit en réserve pour attacher aussi de l’importance aux détails. On a tort de prétendre que la considération pour la forme revient à une négligence du fond : c’est bien plutôt la moindre-des-choses. L’idée de « superficialité méprisable » est le prétexte à celui qui ne possède même pas la forme et qui, pour compenser ce manque et excuser sa carence, se suppose du fond, ce dont il ne dispose pas non plus. Tout être un peu raffiné accordant ses soins aux problèmes essentielles de l’existence considère son apparence avec rigueur, parce que c’est ce qu’il y a de plus facile à régler, c’est pour ainsi dire l’étape initiale de la pensée avant sa composition, effort qu’un véritable esprit néglige même presque en s’y livrant tant il est aisé et agréable, au même titre qu’avaler est une formalité relativement à savourer : celui qui s’étouffe en mangeant paraît invraisemblable pour l’être sain, car il y a quelque chose de vicié ou de handicapé dans un rapport à ce point gêné à l’alimentation. Mais le costume-trois-pièces, et toute parure qu’il suffit d’imiter pour se sentir une valeur, marque le commencement de la fin des attentions admise comme norme sociale : on se débarrasse du souci de singularité, et l’on fabrique l’idée que l’élégance ne consiste qu’à reprendre des manières en critères restreints sans originalité. Rassurante mode : faire comme les autres pour se sentir distingué – et l’on dira que c’est moi qui fait dans le paradoxe ! Ce n’est pas de l’habillement mais de la superficialité, ce n’est plus de la vêture, c’est à peine de l’achat et du commerce au sens classique et noble, il s’agit de se dissimuler dans l’obéissance et dans le « format » au lieu de s’identifier et de se distinguer par le biais d’un objet d’estime. Aussi, la plupart des soins accordés aux infimités de la parure, à partir d’un principal déjà différencié, se sont atténués, et il faut, pour s’en rendre compte avec quelque ordre de grandeur, se souvenir, précisément, de la fameuse nuance du ruban, notamment de la façon dont la vêture et l’étiquette constituaient une façon de se surveiller étroitement et constamment, de retenir et d’appliquer ses volontés, de ne pas se laisser aller au premier hasard et à l’instinct, en somme d’être toujours une tenue. Le costume-trois-pièces et toutes variétés de conventions pauvres signalent – et peut-être historiquement – la naissance d’une société du désir de prestige personnel par conformité seule aux mœurs : c’est le début de l’uniformisation esthétique admise commodément par une majorité pour s’épargner la réflexion sur les valeurs et sur les insignes allégoriques de soi. Avant cela, on disposait certes de moins de choix-faits, alors on se constituait parmi des possibles en dépit peut-être d’une moindre variété d’éléments : on était forcé de combiner, de sélectionner, et d’élire ; or, depuis que tout est « de confection » – et je n’entends pas seulement les vêtements –, on se contente de procéder par élimination au sein de préexistants exposés : d’abord on ne veut pas adhérer à cela, ensuite seulement, parmi tout ce qui reste, on s’empare du « prêt-à-porter » le plus sympathique. C’est la différence fondamentale entre ce qui est un potentiel au monde et ce qui y est concrètement défini : tantôt il faut imaginer ce qu’on voudra acquérir et alors l’être apparent est une représentation virtuelle, intellectuelle, intérieure, et relativement idiosyncratique, tantôt il s’agit surtout de se saisir du disponible et de s’en revêtir sans que la conception ni que l’agencement en incombe à l’acquéreur ; le vu triomphe alors sur le pensé. C’est ainsi que le costume-trois-pièces ou pire, le smoking, ainsi que toutes les représentations codifiées et morales qu’il n’y a qu’à prendre alentour comme la tolérance, le bonheur universel ou le travail-de-groupe, constituent l’antithèse d’une vanité appliquée et intelligente, et pourtant chacun en tire une fierté par le sentiment de sa solidarité et de son adaptation, mais ce ne sont que les indices d’esprits incapables d’envisager seulement des alternatives et de composer des arrangements qui ne se réduisent pas aux plus prochaines assimilations à son environnement. Or, une toute autre vanité, vanité plus élevée, éloquente et subtile, consiste à se déterminer pour une apparence propre et propice à l’être profond, comme extension exprimée de sa personnalité, et à ne pas croire devoir négliger ce qui est si aisé à établir et à entretenir. Ainsi, en considérant l’existence d’un choix considérable sans force restrictions a priori, ce « vaniteux » admet en toute logique que la personnalité intellectuelle n’est que le prolongement d’efforts plus infimes que l’on produit par ses manières et son rapport au monde, manières et rapport qui n’étaient en principe que le débordement d’une personnalité et qui ont fini par la supplanter en servant juste de simulacre : on a ainsi renversé la causalité de l’apparence, on l’a admise un masque de la personnalité au lieu d’une de ses manifestations à force de jouer le rôle perpétuel et notoire d’un détournement de la vacuité ; on s’est concentré exclusivement sur l’art de feindrequ’on a jugé un opportunisme et substitué à l’effort d’être qui était pénible et demandait de ne pas toujours rechercher le divertissement, et l’on a échoué tout aussi notoirement à faire bien semblant de paraître. Or, puisque le Contemporain-costume n’est pas allé jusqu’à la faculté élémentaire de poser avec authenticité, comment lui attribuer une pensée authentique ? Il devine tant que ses apparences sont des recopiages, il le sait avec tant d’évidence, qu’il dénigre l’apparence comme l’expression de la vanité médiocre qu’il a déjà éprouvée en lui, lui qui se prétend si attaché au bénéfice-du-doute ; mais que lui reste-t-il de profond s’il n’y a même pas de décisions dans le choix de ses parures ?Il n’est pas un simulacre crédible, par conséquent il ne peut pas être une identité et un individu : il n’a pas seulement parcouru le chemin le plus court de l’identité ni fait l’effort le plus simple de l’individu ! C’est pourquoi critiquer l’apparence dans la modernité revient intrinsèquement à reconnaître que la modernité est expurgée d’hommes ; autrement, cela équivaut à critiquer les façades et fenêtres d’une maison en s’obligeant à admettre qu’on connaît pourtant beaucoup d’intérieurs superbes qui ne sont pas circonscrits par la disposition des murs ni baignés de lumière naturelle. Un tel détournement critique ne vient que de ce qu’on ne fabrique plus de maison extérieurement belle ; alors, comme on veut l’estime-de-soi, on se rabat sur la présomption que l’arrangement invisible vaut encore quelque chose et même plus, ce qui sert astucieusement à estimer que ce qu’on ne voit pas chez soi et ce qu’on ne sent même pas en soiest probablement ce qu’il y a de meilleur : on se déleste de la charge de feindre de disposer d’un intérieur au moyen de l’affectation de l’extérieur, ainsi la joliesse du dehors ne cèle-t-elle plus la laideur du dedans, tout devient immonde, dehors et dedans, en continuant de croire que ce qui pue non seulement est comestible mais induit plus de saveurs que ce qui sent bon ! Et voilà la mentalité magnifique, le credo, le dogme du jour, si complaisant, si mièvre, si effectivement futile et superficiel : c’est que ce qu’il y a de plus turpide en le Contemporain consiste, évidemment d’office, en « vertus cachées » !

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