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Henry War
10 mars 2023

Essai sur une différenciation des genres du point de vue de la volonté de puissance

J’aimerais partir, au fondement des hommes, du postulat que l’individu se construit tout d’abord en relation avec son sentiment de fragilité et d’inconfort. C’est que l’homme développé naît du mammifère primitif, de ses instincts et de ses contingences, que ce n’est que par la suite de la satisfaction des besoins premiers que peut croître un être moins étroitement attaché à des urgences qui l’obnubilent et qui l’oppriment, de sorte que n’existe sans doute pas une personne évoluée, dégagée, épanouie et déprise du souci des nécessités qui ne se soit au préalable libérée des entraves et sujétions de la survie et de la douleur. Au commencement d’être il y a manquer, incomplétude notamment de nature physiologique qu’il faut d’abord remplir avant d’accéder à des fonctions moins impérieuses et plus élaborées. Le nouveau-né a soif, faim, chaud ; comme il ne peut pourvoir à ses besoins seul, il réclame une assistance ; il lui faut exprimer ce trouble, signaler son impuissance, recourir à des auxiliaires, le mal personnel étant toujours plus fort en l’homme que n’importe quelle notion, abstraite en comparaison, de politesse ou de respect – le nouveau-né est par essence un solliciteur et une importunité. Le nourrisson et l’enfant ont un besoin naturel de domestique, ils n’ont qu’une façon d’agir sur leur environnement et de susciter l’obéissance, malgré leur criante infériorité, c’est de provoquer la nuisance qui est déjà, comme l’explique Nietzsche, une forme de puissance exercée sur autrui : il pleure, ces pleurs sont des cris, ces cris induisent l’incommodité qui consiste aussi bien en pitié qu’en souffrance auditive et nerveuse, et le bébé, après avoir pleuré, est rapidement capable de comprendre que ses pleurs réalisent une réaction, mobilisent des forces extérieures en sa faveur et que leur effet tend à lui faire obtenir ce qu’il veut, besoin ou désir. Voilà comme les pleurs du nouveau-né constituent un moyen instinctif puis une volonté de sa propre puissance.

On ne doit pas négliger combien cette découverte est d’importance capitale pour un être vivant. Le principe vital, qui consiste avant tout à reconnaître les moyens de survivre, entre pleinement dans cette compréhension de la manière indirecte de faire venir à soi un avantage qu’on ne peut pas se procurer par soi-même : c’est sans conteste, à l’échelle du nourrisson, une trouvaille révolutionnaire dont la conséquence occupera durablement la conscience humaine, tant elle est nécessaire à la vie au-delà de ses propres ressources ; on s’attire la faveur de géants d’une puissance mystérieuse et manifestement considérable. Une grande part des stratégies de l’existence, tout bien réfléchi, repose sur la considération qu’on ne peut pas s’attirer de façon autonome tous les bénéfices qui non seulement servent a minima à exister, mais qui rendent l’existence moins précaire et plus agréable par les attributs de la tranquillité et du confort : on devine très bientôt qu’il faut s’arroger les forces d’autrui, et il est très probable que c’est sous cet angle qu’on considère premièrement le profit d’une collectivité, profit pour soi, égoïste, personnel, bien avant tout sentiment de gratitude ou d’amour ; on a bien plus intérêt à évaluer combien les autres peuvent servir que combien ils peuvent plaire. On dispose de davantage de ressources potentielles quand on est plus entouré, et cette abondance contribue à la sensation de vivre moins craintif, de vivre mieux, d’une vie moins réduite aux aléas susceptibles de nous nuire, car on sait disposer de plusieurs soutiens, multitude qui permet de ne pas tant s’inquiéter d’en être privé d’un : ceci – le nombre des tuteurs et des richesses – contribue indéniablement au sentiment intime de solidité ou de pérennité de la vie. Il faut bien se représenter, n’en déplaise aux partisans de certaines doctrines politiques, qu’on se sait effectivementplus puissant quand on est dans une grande maison bien équipée et entourée d’une foule de domestiques que dans une maison étroite et simple parmi un parent unique : on dispose pourtant également d’un toit ainsi que d’un responsable attentif et l’on peut s’épargner identiquement les rigueurs du froid et de la faim, mais on doit admettre que la faculté de jouir, relevant de la puissance en ce qu’elle produit une sensation d’épanouissement et d’insouciance au-delà du strict nécessaire, n’est pas la même. On doit sentir par exemple que c’est non seulement la sécurité d’un être, mais la garantie de sa sécurité, qui fait partie intégrante de sa puissance, et pas uniquement de son « sentiment de puissance » : les deux notions – réalité et sentiment – sont inextricables quant à l’exercice et au déploiement même de cette puissance. Ne pas se croire capable revient souvent à ne pas tenter l’action, et à défaut de se croire en sécurité l’homme n’aura de cesse, avant toute autre chose, avant tout progrès ultérieur et comme paralysé à ce stade, de se pourvoir en moyens de force et de résistance, et même en provisions de pareils moyens. Qu’on se figure un homme adulte qui n’aurait jamais la certitude de manger dans la journée : cet homme sans aucun doute serait réduit à songer incessamment à la manière de s’attirer de la nourriture avant d’envisager toute autre façon d’étendre son confort et son influence – pourtant, je ne parle bien que d’un homme qui « n’aurait jamais la certitude de manger dans la journée », pas d’un homme qui, en effet c’est-à-dire réellement, ne mangerait pas tous les jours : c’est le sentiment d’impuissance et non l’impuissance effective qui compte dans les accomplissements d’une personne. Une des premières préoccupations d’un être ayant déjà pourvu à ses besoins élémentaires – à ses besoins tout courts – est de s’assurer dans l’avenir qu’il est en capacité de surmonter les vicissitudes qui s’y pourraient produire. Mon exemple des maisons est de cet ordre, ne serait-ce que parce que la valeur supérieure de l’une des deux permet à son propriétaire de se garantir de la pauvreté en cas de revente – c’est à peu près la même chose s’agissant des tuteurs nombreux : la mort de l’un n’entamera pas les perspectives d’aisance, et c’est un facteur à quoi songe périodiquement l’enfant. Ainsi ne faut-il pas omettre que le confort mental s’inscrit dans la volonté de gagner en puissance, que l’opportunité de se débarrasser du plus gros souci est partie intégrante de la puissance en tant qu’elle ne se limite pas aux moyens d’établir sa stricte survie même si la puissance découle par extension graduelle du sentiment de disposer du nécessaire, d’être repu, d’être comblé, de ne demander que des avantages secondaires et de plus en plus superflus dans l’ordre des besoins. L’histoire d’une vie humaine, sa progression, se constitue presque toujours comme celle de la conquête non du bonheur mais des insignes de la puissance, de ce qu’on adjoint par degrés au principal pour ne plus se tracasser de l’essentiel. On reconnaîtra, à bien y regarder, que nos perpétuels projets ont en général pour objectif plus ou moins conscient de confirmer l’établissement d’une satisfaction de nature psychologique qui est assez similaire au comblement de la satiété physique : on cherche à se départir de la glu affolante du nécessaire. Toute acquisition d’objet, tout voyage de détente, tout événement de contractualisation comme le mariage et comme l’enfant, inclut l’accès à un sentiment de plus grande puissance effective ou affective ; et on le voit notamment à ce qu’un projet du Contemporain n’induit jamais plus de difficultés mais toujours davantage de facilités : c’est une fausse embûche, un soin illusoire, qui sert à acquérir un plus grand confort ou une certaine légitimité, tout ce qui contribue à la puissance en tant que mentalité. Il faut être particulièrement intempestif pour se dire comme moi : « Je vais sacrifier du temps à rédiger un article qui ne me procurera nul bienfait ni ne me gonflera d’aise ; je ne m’en sentirais même pas particulièrement fier, estimant à la fin n’avoir fait que rendre l’étendue de mon devoir en mon maximum de capacités. » Car c’est bien ce que je me dis : je n’écris que par obligation intérieure et ne m’y sens poussé que pour m’épargner la honte et le déshonneur ; je n’ai tout au plus comme satisfaction que celle d’avoir agi aussi péniblement que je le puis – mais n’importe mon cas.

Au stade du nourrisson, les appels pour obtenir l’aide et donc davantage de puissance sont, je crois, indifférenciés selon les sexes. Les bébés humains ne se distinguent pas encore là-dessus, je veux dire qu’habillés et à défaut de signes culturels extérieurs, de parures notamment, on ne repère pas immédiatement un garçon d’une fille – ce qui n’est pas le cas chez nombre d’espèces –, le bébé lui-même ne peut se reconnaître tel ou telle, même s’il distingue très tôt probablement les attributs de la mère de ceux du père, ne serait-ce que parce qu’il peut y trouver un intérêt quant à l’alimentation si la mère allaite. Mais je ne perçois pas en quoi le nourrisson, à cette étape, aurait, pour sa puissance, l’idée de « genrer » ses réactions, d’imiter l’un de ses parents ; je n’entends pas encore quel intérêt il y trouverait et ce qu’il en obtiendrait. Il ne me paraît pas, d’ailleurs, que les parents, dans notre civilisation du moins, réagissent différemment aux pleurs d’un nourrisson garçon ou fille, et, si c’était le cas, je doute que le bébé fût en mesure de s’en apercevoir et pût adopter des stratégies d’appel distinctes selon ce qu’il devinerait de la manière dont l’adulte vient en aide au masculin ou au féminin : pour cela, il faudrait au moins qu’il comparât les stimulations exercées sur ses parents de manières mâle et femelle, ce qui suppose non seulement que cette différence de réaction existât bel et bien, mais surtout que le nourrisson se situât en un environnement d’enfants d’âge similaire et de sexes différents qui lui permît de comprendre en quoi consiste cette différence et comment la produire – notez que je n’ai pas écrit qu’une telle situation et qu’un tel aperçu puéril étaient absolument impossibles, seulement je n’admets pas sa fréquence plus qu’exceptionnelle.

Mais il devient évident ensuite que la conscience du sexe se développe, et, avec elle, de primitives méthodes de suggestions propices à l’obtention d’avantages relatifs à la puissance, voici comment : traditionnellement, chez nous, les parents marquent nettement le genre de leur enfant, ou bien évidemment par des vêtements qui sont des insignes de parures spécifiques (et non pas des marqueurs uniquement pratiques : jusqu’au début du XXe siècle, les petits enfants portaient des robes quel que soit leur genre, et il n’en advenait pas d’incommodité particulière aux garçons, pas davantage qu’on aurait prétexté que c’était – je ne saurais même dire pourquoi – un vêtement plus « pratique » pour les filles), ou alors plus subtilement par des intentions, traduites en intonations et en volontés diversement sensibles, par lesquelles les parents tendent à exprimer ou à induire des préférences et des vœux renvoyant à des affects. Pères et mères tendent souvent à conformer leurs attitudes à des représentations des genres et à se satisfaire visiblement des manifestations de la masculinité ou de la féminité caractéristiques de l’enfant. Or, il est capital de comprendre que celui-ci perçoit l’intérêt, pour ne pas dire la nécessité vitale, de se soumettre aux désirs de l’autorité qui se charge de lui et qui veille sur lui : ce n’est alors pas « par amour » qu’il le fait à cet âge, même si l’adulte se plaît souvent à le croire – nul enfant de cet âge n’a les facultés intellectuelles de se représenter une notion aussi abstraite que l’amour libre, l’amour d’élection, nourri d’un jugement comparé et distancié sur des vertus qu’il admire en particulier, et je doute même que la plupart des adultes en soient capables ne faisant que reproduire à l’envi des imageries-d’aimer qui se réfèrent à cette initiale sujétion et n’en sont qu’imitation. Seulement ce que l’enfant ne peut ignorer, c’est que la puissance de son existence dépend presque entièrement des faveurs que ses responsables lui distribuent, et ses affections sont en cela pour moitié la gratitude des avantages qu’on lui prodigue, pour moitié le calcul des profits qu’il tirera de la reconnaissance de ses parents s’il agit de manière à les satisfaire. Si l’on osait froidement analyser l’intensité de l’attachement d’un enfant pour son père ou sa mère, on découvrirait qu’il aime davantage celui qui le gâte le mieux et celui dont il dépend le plus, c’est-à-dire qu’il préfère simplement celui qui s’occupe le plus de lui, car il est trop jeune pour discerner avec une certaine indépendance des vertus et même rien que des « domaines » de vertus, il ne sait pas élire en fonction de critères extérieurs et objectifs. En revanche, il mesure vite ce qu’il tire de certains comportements qu’on attend de lui, et c’est même ce qui structure son éducation à travers le rythme des félicitations et des réprimandes : la félicitation assoit dans le sentiment de la sécurité, la réprimande instaure la sensation de la précarité, usages directs et pratiques, universels sans doute, pour instaurer des préceptes par de la dépendance. Le petit enfant, parce qu’on lui fait sentir des humeurs et qu’il n’a presque que cela à examiner (ses déplacements et donc ses expériences étant réduits presque exclusivement à des zones sous surveillance), et parce qu’il lui est d’une importance capitale de complaire c’est-à-dire de comprendre ce qui lui attirera le plus de protections et de faveurs, commence tôt à percevoir les nuances que contiennent les attitudes de ses parents, et, comme les bénéfices qu’il reçoit sont liés à la façon dont il répond à des attentes, il tâche bientôt à mesurer non seulement ce qu’on exige de lui mais aussi les réponses qu’il lui serait plus avantageux d’exprimer par anticipation de gain d’une « gratification » qui étendra sa puissance : c’est de l’opportunisme si l’on veut, mais ce n’est pas inhumain, c’est parfaitement logique ; espérait-on vraiment que le fils ou la fille naissait avec d’emblée l’amour de ses parents inscrit dans le cerveau ou dans le cœur ? Il est surtout, particulièrement jeune, une efficace machine à s’adapter, et les amours qu’il rend sont encore une façon d’intégration : est-ce donc que plus tard on aimera beaucoup autre chose que ce qui nous favorise ? On aime aussi, surtout, ou même uniquement, pour attirer à soi une forme de puissance qu’on reconnaît en un autre, bien que, adulte, on ne dépende plus si fort de cet autre qu’on ait intérêt à se cacher qu’on ne l’aime que parce qu’on ne peut pas vivre sans. Faut-il s’étonner après cela que l’amour filial s’atténue surtout à l’approche des conditions de l’autonomie ?

Ainsi l’enfant cherche-t-il constamment les indices de ce que ses parents approuvent dès qu’il est en âge de distinguer leurs réactions en fonction des stimuli qu’il envoie ; or, il faut convenir que les parents ne réclament pas seulement l’obéissance en relation avec des ordres explicites et oraux, mais que l’enfant ressent l’impression de consignes beaucoup plus subtiles et complexes que cela, car ils induisent sans cesse, consciemment ou non, des préférences en lien avec un développement dans une certaine direction qu’ils jugent meilleure et en l’indiquant par signes. C’est parce que les parents ne sont pas uniquement des exigences et ne se contentent pas de trouver du plaisir à ce que leurs fils réagissent comme ils l’espèrent, qu’ils aspirent au développement « naturel » ou « spontané » de l’enfant dans un sens favorable à des inclinations qu’ils estiment bonnes ; autrement dit, ils voudraient que le fils pense, dise ou fasse telle chose sans qu’ils aient à en donner l’ordre, par exemple des baisers et des embrassements, qu’il les surprenne par des actes ou des réflexions qui prouvent l’apprentissage qu’ils lui inculquent, et, quand cela se produit, ils expriment aussitôt presque inévitablement leur satisfaction par toutes sortes de compliments ou de récompenses grâce auxquels l’enfant sent qu’il gagne en sécurité spirituelle, en confort de conscience et en reconnaissance de ses pairs. C’est avec évidence que le sentiment d’être un « bon fils » conforte la sensation de puissance par l’impression que le parent continuera de veiller sur soi : s’il s’adapte aux attentes et ainsi, selon les codes les plus répandus, se « comporte bien » aux yeux de ses responsables, l’enfant se rassure de la stabilité à laquelle il contribue et de la sorte de « solidarité de clan » qu’il installe ; il peut songer ensuite à sa puissance en dehors de l’essentiel, vouloir accroître ses avantages au surplus du cercle de famille qu’il a déjà acquis, et, par degrés, faire la conquête de toute l’étendue des pouvoirs qu’il peut espérer fors le principal de la survie, à savoir en l’occurrence le besoin d’être pris en charge par un indispensable pourvoyeur de ressources – et je formule tout ceci sans même parler des punitions ou des bienfaits matériels que l’enfant peut tirer de ses tuteurs, fessées ou humiliations qui sont autant de douleurs au sens physique, satisfecits ou permissions qui ont généralement pour conséquence de lui ouvrir l’accès à davantage de libertés. (Suivant cette logique, on peut prendre pour hypothèse logique que ce sont les enfants les plus « vénérateurs » qui apprennent à se défier le plus fort de leurs parents ; pourquoi ? Parce que dans certains cas ils se sont « payés » le droit à l’autonomie avec toutes les simagrées les plus chaleureuses et sincères, de sorte que, s’ils ont atteint assez pleinement l’autonomie à laquelle leur attitude leur a donné droit, ils n’ont plus de scrupules, parce que guère à péricliter, à se détourner de ceux dont ils n’ont pour l’heure plus véritablement besoin – simple et curieuse hypothèse, en passant.)

C’est tout justement par ce processus de conquêtes progressives que l’enfant s’adapte à ses parents, s’efforce à être conforme à leurs désirs, s’évertue à ne pas les décevoir et plutôt par crainte que par amour, de manière à gagner ensuite, confiant après ces victoires qui lui assurent un sentiment de fermeté, d’autres sphères où il devra de nouveau s’adapter en néophytes puis en vétéran, avant, probablement, de s’installer dans un confort quotidien qui suffira à combler ses exigences au-delà desquelles il faudrait rendre proportionnellement un effort plus important que le gain auquel il estimerait pouvoir ou devoir prétendre. On ne se représente pas, on ne se souvient plus guère, avec notre esprit si routinier d’adulte qui répugne tant désormais à prendre des risques pour évoluer en sentant combien il aurait à perdre à tenter une adaptation nouvelle, combien l’enfant est extrêmement attentif aux conditions de son environnement. Ce lui est un instinct d’y récolter des signes afin d’anticiper ce qu’il doit faire pour susciter la sympathie de ceux sous la dépendance de qui il est placé ; ce faisceau-là lui constitue une véritable intuition, tandis que chez l’adulte, les efforts d’observations et de conclusions instantanées et pointues diminuent avec l’acquisition du confort, notamment aussitôt qu’il ne redoute plus de perdre un degré élémentaire de sa puissance et qu’il ne songe plus premièrement, c’est-à-dire avant toute analyse, qu’à la conservation de ses avantages. Et c’est ainsi que l’enfant explore littéralement chaque facette d’une situation nouvelle qui, chez l’adulte, produirait une angoisse bien plus intense et stupéfiante, incapacitante même, alors que, le monde étant en totalité relativement inconnu à l’enfant, il est forcé de rencontrer plusieurs fois par mois ou même par semaine une circonstance à laquelle il n’a jamais été stylé et à laquelle il n’a guère d’autre choix, à moins d’être ridicule ou puni, que de reconnaître les marques de l’usage et de s’y plier. Le fils, dès en le domicile, se moule à ses tuteurs, si bien que le paradoxe dans l’attente des parents selon laquelle l’enfant doit exprimer spontanément des « bonnes actions » sans qu’on lui en ait donné l’ordre, c’est qu’ils ne perçoivent pas qu’en vérité ils incitent à ce développement dans tel sens précis parce que l’enfant s’efforce d’accomplir exactement ce qu’il a compris que ses parents attendent, de sorte que ses réactions ne sont en fait presque pas du tout naturelles mais largement suggérées ou induites. En effet, toutes les tentatives qu’il propose et qu’il voit que ses parents approuvent constituent une à une la direction élaborée que, pour sa puissance, il se sait une opportunité à suivre, formant un ensemble cohérent qu’il devient de plus en plus facile d’appréhender ; il ne faut donc pas concevoir autrement la plupart des « décisions » que prend l’enfant lorsqu’il est très jeune : il se conforme à des espérances, tout au mieux sans hypocrisie se persuade-t-il de ses propres simulacres.

Or, je crois devoir admettre un phénomène « historique » – il se peut en cette dimension historique que ce phénomène soit partiellement révolu ou en cours de révolution, j’y reviendrai à la fin de cet article –, c’est que les encouragements parentaux ne sont pas identiques selon le sexe de l’enfant, qu’on ne rend pas les mêmes recommandations ou incitations à un garçon ou à une fille. Ce n’est d’ailleurs pas tant qu’on fasse une préférence ni qu’on admette un principe quelconque de supériorité entre les deux, mais tout simplement on ne les éduque pas de la même manière, ce qui se perçoit aussi bien sur leurs vêtements que dans la promotion de certains traits de personnalité. On suppose plutôt qu’il doit y avoir des caractères distincts suivant qu’on soit mâle ou femelle, des attributs génériques plus ou moins avantageux en fonction du sexe, et la bienveillance parentale tâche à réaliser ces traits chez l’enfant pour sa réussite et son profit, ou parce qu’on a soi-même éprouvé l’intérêt d’en disposer, ou parce qu’on n’ose pas critiquer des représentations sociales dont la mise en cause impliquerait une réflexion d’ensemble sur la morale et sur les mœurs (un parent contemporain est quelqu’un qui n’a à peu près rien pensé de fondamental en matière d’éducation). Il ne s’agit pas pour moi, en somme, d’instruire un procès en discrimination sexuelle, il ne s’agit que d’expliquer qu’encore de nos jours les parents aiment habiller leur fille en jolie robe et attribuer à leur garçon des jouets sportifs. C’est qu’on associe en maintes sociétés humaines la plus grande vigueur des garçons à un caractère de grandeur par la force, et la grâce des filles à un attribut d’emprise et donc de pouvoir : ce que les parents favorisent alors, c’est la puissance de leurs enfants par adhésion à cette conformité homogène, ne serait-ce que parce que les adultes eux-mêmes sentent combien d’inconvénients on rencontre à se désolidariser des codes d’une société qui est toujours flattée d’être suivie en ses préceptes ; et c’est parce qu’ils souhaitent le bien pour leurs fils qu’ils s’efforcent à ne les point démarquer dans un sens où ils paraîtraient intrus à des groupes humains dont ils auront ensuite à tirer des ressources. Et par quel moyen, pas trop directifs ni rigides, parviennent-ils à favoriser cette conformité générique ? Tout simplement en se plaisant à exprimer hautement de la satisfaction quand leurs enfants y adhèrent, de façon que ces derniers, par élémentaire volonté de puissance dont j’ai déjà parlé, abondent dans le sens où l’on flatte ses tentatives. Qu’on ne s’étonne pas que ce soit, dans l’éducation comme en tout chez le Contemporain, bien davantage la tradition et les coutumes qui guident les pratiques que la raison murie, ni que ces pratiques se réalisent beaucoup plus souvent en lui comme une pente évidente et pernicieuse que comme une doctrine verticale : le refus principiel de l’autorité chez nous implique une pareille double manifestation consistant à la fois à ne pas admettre des dogmes et à les appliquer quand même rigoureusement comme en manière de douceâtre prévention. Explicitement, on n’obéit pas ni ne commande ; en vérité, c’est tacitement exactement la même chose, et l’on parvient peut-être même ainsi plus sûrement au résultat de la conformité, car on continue de se sentir libre, par conséquent on dénie toute rigueur aliénante à la norme, et l’on y souscrit avec encore plus de bonheur ou du moins d’insouciance.

Il y a peut-être quelque motif à supposer que le garçon est supposé se servir de son corps et la fille de ses charmes, ou bien il n’y en a point : ce n’est pas à moi d’en décider, tout au plus puis-je émettre une hypothèse sur la généalogie de cette coutume au moyen même de la théorie de la puissance, car toute autre théorie que j’ai pu lire ou écouter, reposant notamment sur des caractères génétiques ou ataviques, m’a semblé absurde et infondée, et scientifiquement d’une conjecture plus qu’aventurée et improbable, dissimulant souvent des préjugés qu’on veut plutôt établir que vérifier, et remontant à quelque usage d’hommes des cavernes sur lesquels on fait chaque année tant de découvertes étonnantes qu’on doit bien reconnaître à présent qu’on ignore à peu près tout de leur mode de vie et de la distinction qu’ils firent ou ne firent point entre les sexes. D’ailleurs, si l’on y avait véritablement réfléchi au préalable, on n’aurait pas été si surpris de trouver que les hommes et les femmes aux temps longs du paléolithique et dans la plupart des espaces du néolithique n’avaient pas apparemment de fonction nettement différenciée : et pour anticiper cette découverte pour moi évidente, il eût été simple et suffisant de comprendre qu’en un environnement faiblement peuplé et où la survie constitue encore une préoccupation essentielle, on met en action toutes les ressources de la société dans l’intégralité des tâches, car on n’a pas le loisir symbolique de considérer que pour perpétuer l’existence des individus et du groupe on peut s’offrir le luxe de se priver galamment ou par principe de certains membres. En somme, nos convictions idiotes sur les mœurs originelles des hommes et des femmes viennent plus souvent d’une considération positive de nos mœurs qu’on veut appliquer primitivement à des sociétés éloignées plutôt qu’à la (généa)logique même de la formation des usages nés de la nécessité, parce qu’en nos civilisations développées on a tant perdu la sensation de l’urgence qu’on se figure encore, pour caricaturer un peu, que si une pirogue préhistorique chavirait c’était quand même « les femmes et les enfants d’abord ». On a tort de conférer avec automatisme nos traditions anciennes à des tribus qui n’en auraient point senti le profit, même sous une forme amoindrie ; et il est ainsi probable que ni le patriarcat ni la galanterie n’existait en des époques où le danger omniprésent ainsi que la précarité de la vie empêchaient de fonder des mœurs sur ce genre d’attentions plus ou moins métaphoriques et inutiles. Tout ce que je puis constater de façon assez neutre pour expliquer les causes relativement lointaines de la différenciation des genres, c’est que contre l’homme, la femme est en moyenne moins en état de rivaliser par ses facultés physiques – c’est un fait qui peut être induit ou provoqué par la forme de l’éducation, et je ne présume pas de ce dont elle serait capable si les développements issus de générations successives avaient songé à accroître par sélection naturelle sa masse musculaire, mais c’est jusqu’à présent une réalité que l’immense majorité des sports reconnaît en ce que les catégories féminines proposent presque toujours des performances moindres que les catégories masculines (j’ai, depuis l’écriture de cet article, partiellement remis en cause cette observation : j’ai trouvé notamment qu’en admettant que la nature ait moins pourvu la femme du côté des puissances du corps, le fait même de détenir une arme, fût-elle aussi primitive qu’une lance, lui donne alors presque l’égalité face à n’importe quel homme et la dispense de valoriser ses attributs femelles. Oui, mais même alors les usages de la société peuvent l’avoir induite à préférer développer sa singularité considérée d’un point de vue social, c’est-à-dire une certaine image). En partant de cette observation, et en admettant que cette différence physique existe non depuis la préhistoire mais quand même depuis l’antiquité, ce que semblent confirmer nombre de relations écrites (il faut noter qu’on est alors en des temps où, probablement, la force brute comptait comme outil essentiel de puissance et où beaucoup d’hommes savaient se battre par besoin récurrent ou ne serait-ce que par le souvenir proche de ce besoin), on peut supposer que pour que la femme tire quelque avantage en dépit de son infériorité physique, son éducation, par l’entremise de parents généreux plutôt qu’oppressifs, l’a incitée à développer une puissance alternative au corps – je ne puis croire, tant c’est incohérent psychologiquement, qu’en général pères et mères proposent de « condamner » leurs filles à des activités subalternes et avilissantes, ce qui va évidemment contre toute espèce d’affection même minimale qu’un être conçoit à l’égard de sa progéniture, et ce depuis le stade indifférencié du mammifère bipède ou arboricole et ainsi que les espèces animales nous en donnent partout l’exemple – ; autrement dit, puisqu’au domaine physique on dut penser que la femme se serait en majorité efforcée en vain, il est plausible qu’on ait voulu lui attribuer une spécialité où elle ne serait pas dépourvue de force, et l’on a pu estimer que sa puissance devait résider en l’attrait qu’elle exerce sur des puissances qu’ainsi elle s’approprie. C’était peut-être une erreur en effet, parce qu’ainsi on l’a éloignée d’un degré des choses en la résignant à instrumentaliser l’homme plutôt qu’à utiliser la réalité. C’est comme cela, je pense, qu’on voulut que l’homme valût par l’exercice direct de sa volonté sur les objets et sur les êtres physiques, tandis qu’on a peu à peu établi que la supériorité de la femme consistait au subtil détournement à son profit de volontés extérieures. En somme, on a incité le garçon au rapport de force, la fille au rapport de séduction : c’est où l’on a tranché leur domaine respectif de puissance. Encore une fois, je ne suppose pas qu’on pensait à mal en aspirant à établir entre les sexes une domination, quel que soit le résultat effectif de cette distinction sur l’équilibre social, parce que la domination était réciproque et portait sur des attributs qu’avec égalité on ne pensait guère à développer chez l’autre sexe ; simplement, je crois qu’on a un peu sottement pensé à alimenter les dispositions dans des sens opposés de façon que chaque genre puisse, tour à tour, l’emporter et connaître une variété de triomphe.

Toujours est-il qu’à ce que je constate depuis longtemps, le développement de l’homme et de la femme signale particulièrement cette différence en termes de puissance à établir c’est-à-dire de volonté de puissance. Psychologiquement, ils visent à des objectifs distincts et qui ne s’opposent guère : chacun croît dans sa sphère restreinte et s’y complaît sans ambitionner fort, toute sa vie durant, d’investir les attributs du genre opposé. Habitué aux exercices du corps et accoutumé à ce qu’on vante sa dureté, le garçon est moins délicat, moins spirituel et diplomate, et ses parents admirent sa manière d’obtusion et de combativité. Stylée aux compliments sur sa grâce et rompue aux effets de ses coquetteries, la fille est moins athlétique, moins franche et confiante, et ses parents adorent sa façon de mignardise et de finesse. Typiquement, on valorise d’un côté la turbulence grossière et de l’autre l’affèterie superficielle. Et c’est ainsi pourquoi, relativement spécialisé aux techniques de son propre sexe, nul n’ose vraiment s’affronter sur le terrain de l’autre, car ce serait la presque-certitude de ne pas l’emporter : on perfectionne donc principalement son caractère contre son propre genre, et la rivalité n’a guère lieu entre les sexes mais au sein du même sexe ; ce serait une hégémonie et une extermination autrement, et peu se livreraient à ces tentatives d’intrusion et de domination sur les prérogatives de l’autre. Or, cette stratégie spécifique, confortable en ce qu’elle réduit la volonté à une catégorie de procédés et même à une mentalité unique, s’installe peu à peu en-dehors du foyer parental et s’établit dans tout rapport au monde, induisant un certain confort en la sensation de règles assez identifiables et accessibles, utiles pour s’intégrer et réussir. L’imitation de son genre, et même généralement de ce qu’on est censé être, est une condition du succès et de la confiance en soi ; on ne saurait perpétuellement échouer à ne faire que réciter une leçon y compris avec une grande étendue de variations, et puis on se sent homme ou femme selon les termes typiques qu’une société a fixés, c’est un sentiment valorisant de parvenir à acquérir une identité, fût-ce une identité normalisée, ainsi qu’à ne pas déparer des autres c’est-à-dire à réaliser une performance d’assimilation, dans des groupes où l’on aspire à s’élever par les commandements tacites de la communauté. On trouve donc que le jeune homme garde l’usage de conquérir par l’effet direct, la jeune femme par l’effet indirect : chacun a déjà bel et bien obtenu à ce procédé et s’y est perfectionné au point que l’alternative présente un risque élevé d’échec qu’il est rarement question de tenter. Dans leurs formes de puissance négatives, l’adolescent l’emporte par la menace ou les coups, l’adolescente par la séduction ou la ruse : ces systèmes sont l’extension de valeurs intériorisées et systématisées acquises au sein du domicile et intensifiées par copie sociale. Si l’on me trouve caricatural – c’est vrai qu’en l’occurrence je présente le principe caractérisé avant les nuances –, qu’on recherche, avant la génération actuelle, un exemple d’homme qui ne fut pas grandi dans la représentation d’une virilité sans ambages, un cas de femme qui ne fut pas élevé dans la conception d’une fine influence – il en existe assurément, mais il s’agit plutôt de raretés, et mon étude, tâchant à faire admettre des conceptions générales déjà difficiles à entendre, ne s’est pas donnée pour objectif d’examiner leurs exceptions. Ainsi, des époques entières ont cultivé ces attributs sans jamais les interroger, et c’est ce qui explique la plupart des vices imputables aux sexes : l’homme est brutal, emporté, obtus, imbécile ; la femme est cajoleuse, boudeuse, culpabilisante, retorse ; tous les défauts de l’un procèdent de la promotion de ses grossièretés, tous ceux de l’autre de la valorisation de ses manipulations – oui, mais ce furent des acquis par imprégnation environnementale plutôt que des caractères innés ou génétiques, acquis ayant fait leurs preuves pour étendre la puissance, qui furent donc perpétués en raison même de leur efficacité : il n’existe aucune façon de persuader un être de ne pas user d’outils déjà pratiqués avec succès pour étendre sa puissance ; or, l’homme qui impressionne et la femme qui charme obtiennent presque fatalement avantages et profit. Donc, les procédés sexués s’enracinent en même temps que les difficultés d’en sortir, et c’est ainsi par exemple qu’on croit constater que « l’homme est incapable de faire deux choses à la fois » parce que l’incitation qu’on lui fit dès l’enfance de régler carrément les choses ne lui permit pas d’entretenir plusieurs préoccupations simultanées, ainsi également qu’on parle d’« inaptitude de la femme à lire une carte » parce que le conseil qu’on lui indiqua dans sa jeunesse d’utiliser autrui pour des tâches trop subalternes ou au contraire trop élaborées ne la rendit pas propre à ce type d’action – ce sont évidemment des exemples assez simplistes et réducteurs, utiles à expliciter des directions et qu’on imputa bien plus caricaturalement à des tendances innées.

Je dois à présent aborder un point délicat et qui me sera contesté pour ce qu’il propose d’inné à l’origine de la différence générique : c’est que je n’exclus pas tout à fait, au fondement des stratégies opposées de puissance, la possibilité d’une conception intime, à la fois profonde et universelle, née du fonctionnement même du sexe anatomique. J’en toucherai bien quelques mots, mais je tiens particulièrement à indiquer au préalable combien je refuse d’empiéter sur les interprétations psychanalytiques que je réprouve comme abusives. La psychanalyse est toute entière comprise non dans des faits mais dans des analogies et métaphores qui constituent des arguments d’autorité à la fois sophistiqués et puérils, dans la mesure où des symboles affectifs y servent à connoter des observations au lieu de les faire reconnaître par la raison. Par exemple, le complexe d’Œdipe a quelque chose de spirituel et de séduisant, et c’est assurément ce qui en fonde le caractère fallacieux, parce qu’on se laisse prendre au piège de sa finesse et non de sa vérité. Pour traiter de la différence des genres basée sur la psychologie induite par la sensation des sexes, il faut s’appuyer non sur des allégories mais sur des réalités éprouvées, non sur des inconscients supposés et probablement controuvés mais sur des perceptions avérées. Voilà donc d’où pourrait partir, par exemple, une analyse de la distinction entre les hommes et les femmes rapportée tangiblement à l’impression de puissance émanée des organes sexuels même (ce qui revient, j’en préviens, à être quelque peu trivial, nécessairement) : 

Le pénis est externe, on ne le peut forcer, il s’excite par simples frottements vigoureux ; le vagin, interne, est une structure plus délicate, nécessitant des précautions, et dont le clitoris se stimule avec assez de dextérité – je crois bien que ces « sentiments du sexe » sont assez vrais et omniprésents. Partant, je m’imagine qu’il est assez plausible que la jeune femme s’inquiète de violences qui lui pourraient être faites (idée qui ne s’impose presque jamais à la pensée du jeune homme hétérosexuel), et que ce souci oriente ses facultés sur la manière de les prévenir par négociation avec l’homme, tandis que l’homme, au contraire, – ce choquera peut-être les femmes mais il faut bien le leur apprendre – est même dans l’incapacité d’entrer en érection s’il ne ressent pas le désir d’un mouvement bestial, au point qu’il lui faut la pensée de brusquer ou de violenter s’il veut être seulement en faculté physique d’un rapport sexuel : sa dureté décisive qui outrage et qui se saisit est en quelque sorte l’inverse de l’humide béance qui facilite et qui permet plutôt qu’elle n’agit. L’homme sent foncièrement l’envie de pénétrer et d’attenter, le goût d’envahir et d’utiliser ; la femme, elle, quoique sans répugner toujours à ces assauts, tient quand même intrinsèquement à s’assurer des moyens d’adoucir ou d’orienter la conquête qu’on fait de son corps, ne serait-ce que moralement pour ne pas se sentir victime de l’avidité mâle : elle compense, pour ainsi dire, la nécessaire brusquerie de l’homme par l’intention de juguler ou de diriger ces vigueurs. On peut supposer ainsi que la dimension psychologique de la femme comme « manipulatrice » est au moins en partie tirée d’une crainte d’ordre anatomique, tandis que c’est tout aussi anatomiquement que l’homme aspire à des stimulations vives et grossières – où l’établissement et l’enracinement des différences de genres seraient la transposition d’un sentiment intérieur prégnant à un âge où la sexualité devient d’une certaine obsession. Ainsi, la conformation du sexe mâle, visible, souvent admis par soi comme menaçant, et qui s’emploie par la dureté pour obtenir la jouissance, tendrait à installer jusque dans les mœurs un caractère équivalent d’impériosité et d’immédiateté, tandis que la constitution du sexe femelle, caché et longtemps mystérieux pour sa possesseuse même, manipulable avec soins pour l’orgasme, qui se représente comme un organe qu’on laisse investir, périodiquement sanguinolent et source de douleur, et dont l’hymen induit en général au premier usage une souffrance à atténuer par influence, dirigerait vers des préoccupations spécifiques, notamment le souci d’être considérée délicate et de persuader – c’est du moins, je crois, une conjecture qu’on peut admettre. Je ne pense pas qu’on enseigne, y compris tacitement, aux garçons à ressentir de la fierté vis-à-vis de leur phallus, or une pareille fierté se rencontre couramment à la manière dont ils en font parfois étalage, alors que les filles en tirent une sorte de honte liée à la pensée de futures précautions, le vagin étant le lieu d’où sortent continuellement des sécrétions surprenantes : des sensations si distinctes peuvent au moins suffire à confirmer des orientations comportementales si l’on juge qu’elles n’en sont pas les causes, le rapport à son propre sexe n’étant pas, ce me semble, un mince détail dans la construction de l’individu. Et en m’arrêtant là, après avoir indiqué telle hypothèse sur l’origine anatomique de la différence des genres, je n’aurai pas encore détaillé la sensation des seins chez l’adolescente, la façon dont la poitrine se construit souvent comme un organe sensible non seulement douloureux mais ostensible, ostensible au sens où il constitue, par volonté ou malgré soi, un instrument d’attention et d’attraction c’est-à-dire une fenêtre de superficialité du rapport à l’autre, ni n’aurai disserté sur le sentiment intérieur de la fécondité chez la femme, sur l’urgence intime de sa fécondité, qui sans doute est infiniment plus forte que chez l’homme qui ne songea pas en général aux enfants avant assez longtemps, de sorte qu’il est presque « naturel », plutôt logique en tous cas, que la femme se sente obligée de négocier avec l’homme jeune ou de le manipuler, si elle le préfère jeune, pour obtenir ce qu’elle désire avec beaucoup plus d’impatience que lui.

Ces stratégies différenciées de puissance – chez l’homme l’emparement, chez la femme la manipulation – s’installent nécessairement à mesure de leur spécialisation et de leurs succès : elles deviennent peu à peu des caractères, des habitudes puis des réflexes, au point qu’à la fin on en sort aussi difficilement que de sa propre peau. La jupe au plus jeune âge est évidemment une façon de suggestion et d’attirance en ce qu’elle représente une science subtile de ce qu’il s’agit de montrer et de receler pour plaire, le pantalon est une manière d’indiquer la disposition d’agir parce qu’il admet la détérioration et la salissure par la possibilité accrue de poser plus commodément un genou à terre : la jupe et le pantalon sont bien plus que symboliquement les atours de deux mentalités séparées, la première révèle un désir d’effet sur autrui, le second un désir d’effet sur les choses. Ces deux tendances évidemment sont confortées par un consensus environnemental, familial et social, au point que leur établissement n’est que la conséquence de pressions adoptées avec plus ou moins d’inconscience et de consentement – mais tout dans l’enfant n’est que le fruit d’un conditionnement surtout moral au sens large, et il en sera ainsi tant que son entourage ne se sera pas lui-même extrait par l’esprit du conditionnement moral qu’il ne cesse de reproduire faute d’y avoir réfléchi et de l’avoir mis au moins provisoirement à distance. Le garçon – je parle toujours de lui et de la fille en un sens traditionnel sans aborder encore leur actualité moderne, ce qui viendra ensuite – ne s’interroge presque jamais sur les formes de son corps, sur leur harmonie et sur leur grâce, il ne se soucie pour plaire que de sa musculature qui renvoie encore à sa capacité d’agir directement sur les choses, mais la fille s’expose (ou est exposée) assez tôt, joue à révéler et à dissimuler, use de vêtements y compris assez incommodes servant à séduire et signifier. Toutes expressions d’affèterie et de minauderie sont essentiellement féminines, hypocrisie, bouderie, caprice, tandis que toutes manifestations d’insubtilité sont surtout masculines, vulgarité, lourdeur, contentement – et c’est fort dommage. Dommage parce que l’homme qui tend à exercer une puissance directe sur les choses dispose de peu de finesse pour les comprendre, mais la femme dont la plus grande complexité la rendrait propre à des observations neuves aspire à un effet indirect sur le monde, ambitionne donc moins ce qui s’écarte du strict accaparement d’un être. L’homme est ainsi rendu meilleur à l’objectivité et la femme à la subjectivité, ce qui explique les domaines traditionnels auxquels ils s’adonnent et excellent. Les arts assez méprisés par les hommes deviennent la prédilection des femmes qui estiment l’effet un but essentiel ; les sciences plutôt dédaignées par les femmes rencontrent chez les hommes le goût des victoires sur les réalités tangibles. Typiquement, vérité et raison sont affaires d’homme, beauté et sensibilité affaires de femmes : c’est si triste, car si embarrassant de s’entendre si mal chaque fois qu’avec mixité on veut aborder n’importe quel sujet ! c’est toujours de part et d’autre « chasse gardée », condescendance et procès d’intention. Un homme tolère mal qu’une femme rivalise avec lui sur la question des faits, et une femme en veut à un homme de s’opposer à elle sur le problème des ressentis : on trouve donc couramment que pour parler d’une même chose, l’homme tient un discours sur les vérités, la femme sur les impressions, et il est ennuyeux de constater en définitive qu’on dispute inutilement parce que l’un et l’autre disposent de stratégies différentes pour obtenir gain de cause, stratégies qui ne sont pas seulement compatibles. Il est pitoyable qu’une femme n’examine qu’en elle, et il est affligeant qu’un homme ne sache pas regarder en lui ; du moins l’homme, je trouve – on me le reprochera –, s’aventure-t-il rarement sur des sphères subjectives qui ne l’intéressent pas et qu’il méprise, tandis que la femme, à ce que j’ai souvent constaté, ne répugne pas à parler de réalités objectives sous l’angle de ressentis qui n’ont aucun rapport avec ce qu’il s’agit de prouver, à savoir telle vérité ou non des choses extérieures : c’est ce qui rend l’homme bas et borné, mais la femme inconséquente et de mauvaise foi. Si je puis poursuivre un peu là-dessus, ces vices proviennent sans doute de l’éducation au direct ou à l’indirect, ou, pour le dire plus simplement, de l’instruction à l’action ou à l’influence, en ce qu’un homme n’apprend pas à se mêler de ce qui est sans rapport aux choses, ayant d’intérêt surtout pour les faits, tandis qu’une femme veut malgré tout se mêler des choses puisque des personnes en discutent, sa « spécialité » consistant à produire des effets sur autrui, autrui qui peut bien deviser des choses : autrement dit, la femme n’est pas dans le champ d’action principal des hommes, ce pourquoi les hommes ne se mêlent maladroitement de sensibilité qu’aux moments désœuvrés où ils ont besoin d’attirer les femmes, tandis que l’homme est au cœur même de la sphère des femmes, et c’est pourquoi les femmes jugent qu’elles peuvent entrer en des considérations qui dépassent leurs facultés parce qu’il y a toujours des êtres pour en converser. Ceci est moins théorique qu’il ne paraît et se rencontre assez souvent : s’agit-il de parler art et sentiments ? L’homme, incompétent, quitte vite la partie. S’agit-il de parler science et faits véritables ? La femme demeure et manque à tenir de vraies raisons là-dessus – c’est encore un peu caricatural, j’en conviens, mais c’est à dessein de donner d’abord à entendre le gros avant le détail. D’ailleurs, je ne veux pas dire qu’un genre l’emporte sur l’autre, mais surtout que ces deux incomplétudes « s’écrasent » et font le monde nivelé et médiocre tel qu’il est, monde où la création masculine est frappée du sceau grossier de la virilité et où la participation féminine est revêtue des insignes sinueux de la duplicité. On n’a pas appris aux hommes à se départir de leur pulsion dures, ni aux femmes à abandonner leur tendance aux simulations maniérées, parce que hommes et femmes constatent encore que ces tendances, ainsi admises et codifiées, sont précisément celles qui fonctionnent le mieux dans leurs perspectives d’atteindre une certaine puissance. Le mécanisme est fixé, inaltérable, et il pose le problème non seulement d’une communication entre les genres mais surtout d’un accès à l’intégralité des phénomènes – phénomènes à la fois comme faits et comme impressions.

Ces maux radicalement opposés sont la conséquence historique respective d’incitations génériques, et ils se matérialisent en deux fléaux humains que, sans cette disposition diamétrale, l’humanité n’aurait certainement pas connus : chez l’homme, c’est la violence ; chez la femme, c’est l’hystérie. La violence est en effet le moyen le plus direct de conquête parce qu’il impose la saisie sans délai ni négociation de la chose convoitée ; c’est typiquement mâle, parce qu’on n’a pas favorisé chez l’homme la vertu de comprendre les moyens indirects d’accès à une chose, c’est pourquoi il s’empare, et même il n’ignore pas que bien souvent tous les moyens d’acquérir sont considérés comme une force par les femmes qu’il veut attraper et qui souvent ne regardent qu’à la protection notamment matérielle. Quant à l’hystérie sous ces différentes formes, elle est certes le meilleur moyen indirect d’accès à une chose parce qu’en tant que manifestation d’une passion excessive elle provoque la pitié de qui l’on veut toucher et dont on espère s’approprier une part de puissance (elle est en quelque sorte l’extension des pleurs du nourrisson). Ainsi les doctrines de la virilité et de la séduction ont-elles produit la prison et l’asile, observation qui pourrait se réduire, non sans un peu de provocation, à la conclusion suivante : la plupart des hommes sont encombrés d’un coup, la plupart des femmes sont à moitié folles. La différence logique entre la prison et l’asile est que la prison frustre enfin l’homme de son désir effréné de gagner quelque chose – c’est la conséquence de sa faute –, tandis que l’asile est le fruit de la frustration de la femme à ne pas gagner ce qu’elle désire par l’intermédiaire d’un autre – c’est la conséquence de son échec. Je ne sais si la littérature psychologique a expliqué que l’hystérie au sens pathologique provient – « provenait » serait plus juste, car on n’enferme plus guère les femmes pour « hystérie » depuis qu’ayant acquis davantage de libertés elles ont heureusement perdu les motifs de cette démence – de l’incapacité des femmes à mettre la main sur les choses quand tout leur était interdit et qu’elles s’apercevaient soudain que leur influence indirecte était elle-même très limitée et voire totalement illusoire. Une suprême frustration naissait alors de se savoir si inutiles, enfermées en un corps de femme voué à l’inconséquence sur tout, et c’est ce qui provoquait cette décharge désespérée, cette révolte désordonnée de leur volonté d’essence et d’effets, qui tendait à la paralysie et à la déconnexion. On annihile un être en lui retirant ce qu’il estime ses attributs fonciers et notamment toute possibilité de puissance, et sa négation ne saurait avoir lieu sans résistance psychique et sans crise : on trouverait pareillement qu’un homme « classique » sans expression possible de sa brusquerie tournerait rapidement à la folie.

Surtout, il me semble qu’on n’imagine pas le degré extrême de conditionnement que ces doctrines antagonistes ont induit sur l’humanité : chacun, sans le savoir et faute d’y réfléchir, s’enferre dans son rôle de pur préjugé, attentif à se valoriser socialement dès le plus jeune âge, maintenu d’abord par autrui puis de lui-même dans une représentation réduite de son potentiel, et adoptant des stratégies de puissance qui se rapportent à des usages stéréotypés pour ne pas déplaire ni cesser de s’estimer. Qu’on mesure combien ce problème dépasse la piètre question de savoir s’il faut permettre aux garçons de jouer à la poupée ou si l’on doit inciter davantage les filles à s’inscrire dans des clubs de football ! Chaque genre appartient à une somme de conceptions erronées et incomplètes mais ne s’appartient pas lui-même, la société n’a pas considéré l’essentiel de la construction de soi : en particulier, elle n’a pas favorisé l’autonomie. Tous glissent bêtement leurs forces sur une pente qu’on a prétendue facilitante et instinctive : le difficile est abandonné comme « contre nature », on se tient à un domaine et à une mentalité. Or, la vraie grandeur ne saurait se départir de la convergence d’efforts ; nos meilleurs esprits mâles manquent souvent de subtilité, et nos plus belles pensées féminines conservent en général un défaut d’audace : chaque genre est amoindri de son refus d’admettre la complémentarité des abords de puissance. Au mieux trouvera-t-on que tel homme affecte une délicatesse qui sert à plaire aux femmes, et telle femme feindra une virilité qui est utile à se faire accepter des hommes. Mais ceci n’est ni sincère ni sérieux ; c’est encore un jeu de parades. Presque toute discussion dialectique avec un homme y compris sur des données objectives se résout par une vexation parce qu’il ressent l’objection d’un pair masculin en premier lieu comme une atteinte à sa puissance et une rivalité à s’emparer d’une idée, tandis qu’avec une femme la conversation se dissout très souvent en contrariété sur le fondement d’une douleur infligée à sa sensibilité parce qu’elle ne s’est pas départie de la pensée que les mots relèvent d’emblée de l’influence ; dans un cas il faudrait trouver des manœuvres de contournement à l’orgueil, dans un autre c’est l’accès à la vérité qui devrait passer par des biais : on ne sort pas de ces vices qui, tôt ou tard, gênent la considération d’un sujet et paralysent tout approfondissement. Il existe ainsi une profonde et ridicule faiblesse en l’aveugle opiniâtreté à n’atteindre la puissance que par des voies exclusives et prévisiblement identiques : c’est comme négliger tel de ses pieds, on avance bancal, on ne regarde que du côté où la jambe porte, et l’on ne voit pas venir le coup de béquille d’autre part qui exaspère tant qu’on l’estime une manœuvre basse et illicite. On sera battu quand même et, faute d’aspirer à entraîner sa jambe défaillante, on se contentera de juger que le coup était déloyal et de persévérer dans la démarche la plus confortable, quitte à rester clopinant à condition que pour sa gloriole un de ses pas aille plus loin que la moyenne des randonneurs. On traîne avec soi ce handicap, cette limite, cet empêchement, et l’on renonce à la puissance totale par satisfaction d’une puissance partielle pourvu qu’elle soit encore « relativement supérieure ». C’est ce défaut, cette faille, ce vice profond de la pensée, que transporte avec soi tout esprit « mâle » ou « femelle » habitué à la victoire selon les attributs spécifiques de son sexe – voilà pourquoi j’écris depuis longtemps que je me méfie des belles femmes comme d’idiotes que des avantages dissimulent, au même titre que des hommes qui savent impressionner par des airs menaçants : ce sont des êtres qui ont trop appris à tirer parti d’effets ponctuels qui ne requièrent qu’une dimension parcellaire de la grandeur. À la fin, le genre devient piège ; on n’est plus apte à absorber une critique dans la dimension de l’altérité, alors qu’il faudrait être en mesure de considérer combien les stéréotypes se situent en-dehors de l’examen approfondi, et plus encore combien la puissance véritable est une poussée de l’esprit en-dehors des formes spécifiques des genres.

Mais je sais que toutes ces réflexions ne toucheront pas au but si l’on tient que cet article s’applique à toutes les générations ou sinon soit entièrement faux : faute de vérité générale, on criera à la caricature, et je ne saurais nier que cette distinction, valable pour nombre d’hommes et de femmes jusqu’à aujourd’hui, s’estompe avec l’émergence de ce que j’appellerais sans méchanceté : l’androgyne nouveau. Le garçon ne présente plus ce caractère de virilité qui en faisait un faraud, et la fille contemporaine n’indique plus ces traits de douceur qui la rendaient une précieuse : la caractérisation n’est plus si tranchée. Et l’on pourrait croire que ces abandons sont opportuns en atténuant l’excès d’une direction de la volonté selon telle représentation du genre ; or, il me paraît qu’il n’en est rien, et pourquoi ? C’est que si cette humanité a abandonné les stéréotypes par lesquels elle pouvait acquérir de la puissance, elle n’a toutefois pas réalisé consciemment ce procédé en manière de sélection, elle n’a pas remplacé ces visions par d’autres plus équilibrées et justes, elle a seulement consenti à ne pas faire étalage d’attributs anciens et à n’en gagner aucun en échange ; autrement dit, ce renoncement ne vient pas de ce qu’elle est plus sage, mais de ce qu’elle ne veut plus atteindre à la puissance, non pas en se résignant à la médiocrité mais en préférant se persuader que la puissance est en elle sans avoir besoin de la conquérir. Ce que signalait la caractérisation des genres, même maladroitement, c’était le désir actif de s’élever, l’effort obstiné de se « placer en tête » et de « vaincre » : la fin des stéréotypes, si elle s’était inscrite en persistance de la volonté de triomphe, aurait impliqué une réévaluation consciente des valeurs, et ainsi, en gros, l’homme se serait haussé à la sensibilité, et la femme à la vérité ; mais ce n’est pas ce qui s’est produit. Ce qui est arrivé, c’est que ni l’homme ni la femme ne veut plus tellement avoir d’effet sur les choses et les êtres ; ils se prétendent contents de leur situation par paresse de l’effort, de sorte que ce n’est pas que leur vertu mâle ou femelle les dégoûte, c’est qu’ils ont cessé d’aspirer à la vertu, que la vertu leur paraît une ostentation et une inutilité. Ce renoncement s’entend d’ailleurs très bien du point de vue de l’interaction entre les sexes, pour ce que cette interaction impliquait de motivation à exceller : quelle femme voudrait honorer ou utiliser un homme si velléitaire que son soutien ne lui fait pas une puissance de plus, et quel homme souhaiterait posséder une femme si inapte à « décorer » ou à feindre que son appui lui serait un embarras plutôt qu’un étalage de domination ? Ces sexes, à vrai dire, n’ont plus qu’un maigre intérêt à se rechercher, il faut en convenir : ils renoncent à se séduire, ne trouvant en l’autre nul motif de puissance supplémentaire, ne le concevant plus comme un auxiliaire à sa jouissance, comme instrument profitable à son égoïste supériorité. Un sentiment de morne satisfaction accompagne le Contemporain dans son célibat qui n’est plus une solitude ni un délaissement honteux. Voici une génération qui trouve qu’on n’obtient guère d’avantages à la fréquentation du genre opposé : ce n’est pourtant pas le préjugé qui fut chassé, c’est le désir de puissance lui-même. Et ainsi, ce dont ses prédécesseurs disposèrent en matière de supériorité relative parce qu’ils quêtaient au moins une certaine grandeur, fût-ce une grandeur « genrée », la génération dernière ne le remplaça par rien, démotivée de victoire et sans ambition d’aucune sorte, au point que l’éclat partiel qu’on reproche à l’humanité « classique » ou « traditionnelle », qui lui faisait une lumière relative et qui témoignait d’un travail même incomplet, s’est presque éteint, et qu’il ne reste qu’une surface terne et plate qui ne se moule pas et n’aspire à aucune rutilance même superficielle. Ce correspond peut-être au stade logique de l’affadissement des émotions en une société qui tend à la monotone tranquillité de l’immobilité béate et inutile : urgence d’abord, besoin, volonté, envie, désir, souhait, contentement, ataraxie, impassibilité enfin. Déjà, tout ce qui constituait les attributs de la puissance – convoitise, ambition, orgueil, hauteur, supériorité, privilège – doit endurer la plus négative connotation, et c’est là l’usage, universel et opportuniste, de discréditer ce qu’on ne peut obtenir : l’inaptitude finit par justifier le rejet de la compétence. Il n’y a plus d’homme viril ou de femme subtile, et il faut que ce ne soit pas sa faute mais sa décision murement réfléchie, il faut qu’on ait raison aussi pour ce dont on n’est pas capable. On interdira peut-être à quelque terme les gens athlétiques et beaux, les personnes artistes et cultivées, tous les signes de bonne santé discriminatoire signalant un corps et un esprit propres à acquérir et à atteindre ; on estimera que la solidarité suggère évidemment de dissimuler les indices de sa puissance, et l’on sera plus modeste, et l’on présentera toutes les raisons de cette humilité qui ne sera qu’un aveu de la médiocrité la plus unanime. On renoncera aux vertus même défaillantes et partielles du genre à force de se figurer la plénitude de n’être rien et de ne tendre à rien qu’à des satisfactions déjà dues comme des droits. Quel aiguillon incitera l’humain à faire mieux, à rendre des efforts, à se donner de la peine, à sortir de son état obscur par le mérite et la gloire ? Veule, il se résoudra à cet état d’innocuité qui le caractérise, il sera bénin et anodin, il se satisfera de n’avoir directement ou indirectement nul effet sur rien ni personne, il se fabriquera des prétextes pour appeler cela bonté, il en sera fier, et le peu qu’il fera et vivra, il l’estimera comme des événements : déjà ne tient-il pas en grande considération des phénomènes minuscules qu’on eût qualifiés naguère de minables et dérisoires ? Hommes et femmes, baignés dans la même indistincte torpeur de stagnation, préfèrent bientôt ne pasvouloir plutôt que risquer si probablement de ne pas obtenir : les voilà à présent qui, bêtement inquiets à l’idée de ne pas recevoir l’amour modique et pitoyable auquel un lointain besoin ou une tradition héritée les rattache encore, se contentent d’aimer homme, femme, ami, chien, jeu, robot, indifféremment, par lassitude ou par coutume, sans distinguer, c’est-à-dire à la fois sans juger de ce qui est supérieur ni chercher à s’élever jusqu’à lui. L’amour, à ce compte, devient un établissement non de force mais de crainte, un désir négatif, un désir de ne pas (être seul, anormal, sans une chose qui paraît un droit), et plutôt un refus d’une sorte de handicap qu’une volonté positive : c’est pourquoi la stratégie de puissance y compris sexuée se retrouve moins en amour, celui-ci ne se concevant plus comme la perspective d’une acquisition pour augmenter sa jouissance mais seulement pour diminuer sa monotonie et pour profiter plus loin du confort. Ainsi, en sacrifiant le besoin et jusqu’au désir on a obtenu la superfluité du triomphe, surtout par conscience de ne pouvoir y prétendre : la fin des sexes, en la version paresseuse et indolente à laquelle se réduit le Contemporain jeune, c’est la fin de l’amour, du moins de l’amour sous sa dimension historiquement masculine et féminine de conquête et d’influence. L’amour dès lors se change en autre chose, il devient la continuation d’une situation de normalité pour ainsi dire légale ou convenue, il s’altère en maintien d’un plan de contentement sans travail ni accroc, il se change en quiétude et en destin, en fatalité ordinaire et réconfortante, sans heurts : foin des incertitudes et des angoisses qu’occasionnent le doute et l’espoir de convaincre ou de persuader, l’amour se métamorphose languissamment en réciprocité de sympathie banale à défaut de viser plus haut, en prolongement de la paix à ne vouloir que ce qui est accessible. Je n’ai rien à dire contre cet amour : c’est un opportunisme de compromis et de transaction, l’humanité est bâtie de tels marchandages de conscience, mais il faut seulement en cohérence ne pas nier que c’est l’amour facile d’êtres ayant exclu par principe l’idée de souffrance et de gloire – pourquoi pas, après tout ? encore faut-il reconnaître que cet amour est presque entièrement départi des qualités singulières d’autrui, que c’est un amour pour « être avec un être » et non pour un individu (mais n’est-ce pas aussi le cas, à bien regarder, de l’amour stéréotypé de la littérature dramatique, qui ne se présente que sous l’angle de certains symptômes de possession aisément identifiables et reproductibles ?). Je réclame juste qu’on admette que ce n’est pas avec cet amour qu’on fit les enthousiasmes presque mystiques d’antan : c’est un amour qui, assurément, n’a rien à voir avec la passion ; une variété de l’amour connu, lâche, dénervé et végétatif pour ne pas dire végétal ; on peut s’en satisfaire sans doute si l’on oublie les vertus énergiques de l’autre et l’on n’idolâtre pas les antithèses simultanément, par souhait de tout s’apprécier et se pardonner. Cet amour émerge et se constitue non comme défi ou comme lutte, non à la façon ancienne d’un amour sélectif, tactique, actif, offensif, mais comme une placide extension du domaine déjà acquis du confort, et même comme évitement de l’effort – se représenter ainsi, et sans effroi si possible, l’amour comme aboulie et comme consensus.

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