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Henry War
21 mars 2023

L'année de Jeanne, Franck Ferrand, 2020

L'année de Jeanne

On peut trouver au moins contradictoire qu’un livre, rédigé par un écrivain d’expérience, qui fait valoir l’effort individuel au rang des vertus cardinales de l’humanité contre le confort même et pour redresser la France, témoigne par son écriture d’une telle négligence littéraire et d’un goût si manifeste pour la superficie et le divertissement.

Ce récit est l’équivalent d’une nouvelle grossière qu’un énième abus éditorial fait tenir en 272 pages en arrangeant chacune pour ne contenir que 26 lignes maximum d’en moyenne huit mots – encore les pages sont-elles peu remplies, beaucoup de blancs et de lignes passées. On peut supposer 35 000 mots, tout au plus. C’est lu en trois heures, et cela coûte 18 euros si on l’achète neuf – heureusement, on tint à me l’offrir, et même on me l’expédia. Autrefois, un éditeur sérieux aurait contracté cela en cent pages pour économiser du papier ; probablement, il eût même demandé à son auteur un second manuscrit de pareille langueur pour regrouper les deux : c’est bien la preuve que le matériau n’est pas tant un problème pour les éditeurs qu’ils le prétendent. Enfin, ici c’est Ferrand : on suppose que, comme pour Nothomb, les lecteurs ne s’en rendront même pas compte, tant ils auront faim d’une nourriture si… « spirituelle » !

Ferrand raconte comment Jeanne-Antide, fille investie en politique à la Greta Thunberg, parvient, par ses conseils « avisés », à sortir la France de la « Déconfiture », à une époque et en des circonstances similaires à la nôtre. L’auteur explique en post-scriptum que c’est surtout par conscience de vérité – en somme, pour ne rien taire ni mentir – qu’il s’est résolu à écrire ce « conte politique » : j’aurais préféré que ce fût par conscience de l’art, ç’aurait au moins abouti à un résultat appliqué. Ce n’est même pas brave, il n’y a pas une hardiesse là-dedans : c’est une synthèse de lapalissades de droite mais auxquelles les électeurs de gauche peuvent aux-aussi facilement consentir, d’un pompeux mal dosé, présentées en majorité sous la forme paresseuse d’interviews de Jeanne qui se contente d’asséner généralités et proverbes.

C’est, pour ne rien cacher, un livre qui m’a semblé avoir été écrit très vite par un lycéen, sans planification d’intrigue ni souci de style. On peut l’estimer parfait pour le Contemporain, parce qu’il ne réclame jamais de relire une phrase ou de considérer une pensée qui, avant de lire, ne se trouve déjà en lui. C’est un confirmateur : prêche inutile, parce qu’on peut supposer qu’à l’exception des situations singulières comme la mienne, seuls les amateurs de Ferrand, qui devinent et partagent déjà ses convictions, ont acquis ce livre, de sorte que l’auteur ne fait que pourvoir d’arguments – si médiocres ! – ceux qui défendent sa thèse et ses positions.

Il faut bien rappeler que je me désintéresse de parti politique s’agissant de critique. 

Mais c’est objectivement, techniquement, philosophiquement, que ce récit est à peu près nul. Et je crois pouvoir le démontrer d’une manière qu’aucun lecteur ne saurait rendre réfutable.

D’abord, c’est un récit invraisemblable : du début à la fin, on ne croit rien de ce que la fille est parvenue à faire ; on est toujours forcé « d’admettre » et de « passer ». Même un conte devrait présenter un caractère de cohérence, mais un conte n’a pas pour cadre le monde réel : l’appellation fut certainement arrangée après coup pour excuser dans l’intrigue tout ce qui y est absurde et inapplicable.

Ensuite, c’est un récit sans une phrase, sans un travail, sans une ciselure, sans un effet, sans une construction admirable en quoi que ce soit ; ce ne sont rien que des mots alignés pour s’épargner toutes distinction, malgré l’espèce de fierté emphatique que Jeanne trouve à citer de la littérature. Peut-être ce texte impressionne-t-il par rapport à ce qui se publie de nos jours : c’est ce que j’ignore ; je sors, moi, du journal intime de Jean de Tinan, et irai après cela lire du Borges. Il me faut du nouveau ou du profond en littérature, quelque chose d’éloquent, de quoi prouver l’élaboration, un indice de grandeur. C’est, si l’on veut, mon « élitisme » ; néanmoins, personne d’attentif à la qualité d’un style ne voudra me contredire ; on dira simplement que ce n’est pas un livre « de style » ou que c’est un « livre sans ambages », un « livre sans fioritures », un « livre franc », un livre… Ferrand.

Enfin – mais c’est déjà trop –, beaucoup de facilités, d’abdications même, indiquent ce renoncement à l’art : nulle description fine (y a-t-il seulement une description ?), la psychologie méprisée, une narration grossière, résumée à grands traits, et qui ne sert qu’en transitions d’un dialogue à l’autre pour que le lecteur, sans rien visualiser, sache la progression chronologique et temporelle, dates et lieux, et c’est tout – et pour quels dialogues ? Toujours la même structure de caricature : d’imbéciles opposants outranciers, similaires et vils, aboient avec une mauvaise foi patentée contre la Jeanne qui, drapée de sa grande dignité, d’une belle noblesse de tableau, neutralise cette armée d’enfants capricieux avec du sermon à peu près généraliste, une moraline qui ne vaut guère mieux que la leur mais qui est seulement un peu mieux dite et plus longue. Positions sommaires et exagérées, et qui sont tristement celle d’un auteur de 56 ans demeuré à l’état d’enfance, malgré son goût pour des écrivains élevés : mais il faudrait prétendre un peu à y atteindre, à ces écrivains, au lieu de seulement les goûter avec déférence, dès lors qu’il s’agit d’écrire – les mériter, un peu, s’il faut abandonner à les égaler !

Ce qui manque en particulier à Ferrand, outre les facultés et, j’espère, la volonté d’être artiste, c’est de sortir des déclarations unanimes et de s’aventurer dans le domaine de l’inédit, de ce qui n’est pas déjà soutenu et appliqué dans tout le territoire politique où nous vivons, c’est-à-dire de quitter la complaisance qui, sans doute, l’a rendu célèbre : que ne voit-il pas que les opinions de Jeanne sont partagées, sont même majoritaires en France, que cependant rien ne change ; pourquoi ? Non parce que, comme il se l’imagine, il manque une « figure d’honneur » pour incarner une idéologie et susciter l’enthousiasme d’un peuple unifié et porté par une telle « Marianne inspirée », mais parce que tous ceux, tous ! qui prétendent avoir foi en ces proverbes simplistes, en ces dictons accessibles, en ces valeurs irréfléchies, sont incapables d’assumer, au premier changement venu, la dureté toute nietzschéenne de leurs conséquences… et bientôt il faudra transiger : « Oui, j’ai dit cela, mais je voulais plutôt dire : dans le respect de certaines chose… »

Quoi ? Ferrand en aurait conscience ? Il le signale d’ailleurs dans l’ouvrage ? Et Jeanne est dure, souvent ? Et elle assume parfois des positions polémiques ?

Oui, c’est juste ; et c’est bien exactement ce dont je parle : l’auteur signale la nécessité théorique ou principiellede faire passer l’effort avant le confort, il y insiste beaucoup et marque là, dans cette œuvre, son engagement intellectuel le plus considérable… et il produit lui-même, sans s’en apercevoir, quoique indéniablement, un livre extrêmement négligé.

 

À suivre : L’Aleph, Borges.

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