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Henry War
27 avril 2023

Aux poètes de saisons

Je crois que rien n’est plus préjudiciable à la grandeur humaine que le cliché, corrupteur, et grégaire, et vide. Le cliché perpétue la mentalité du confort en justifiant l’imitation, il console d’être semblable et de n’avoir pas d’idée individuelle, et il réalise l’emprunt perpétuel d’autrui par la foi fébrile en une « sagesse populaire » qui confirmerait tout ce en quoi l’on croit déjà, ses valeurs surtout. Le cliché rassure par l’effet du nombre : « Je pense comme les autres, par conséquent j’ai raison. », raison qui s’étend à la sensibilité : « Je suis ému comme les autres, par conséquent je suis une bonne personne bien humaine. »

Un millénaire de littérature de clichés n’aurait fait qu’installer durablement des images superficielles en les mœurs déjà établis et approbateurs ; or, comment nier que c’est à peu près le résultat auquel elle est parvenue ? Un livre plébiscité par un siècle fut toujours de ceux qui se conformèrent à la pensée commune. Il n’existe pas à ma connaissance de succès littéraire qui se distingua par un tour d’esprit vraiment « novateur » ou « subversif » : ce qu’on appela alors « subversion » était déjà devenu socialement accepté, et le « scandale » était largement retombé dans les mœurs quand il éclata dans les tribunaux, rien que des scandales de forme – ni Sade ni Baudelaire ne dénotent contre leurs contemporains, ils ne font que pousser un peu plus loin une certaine « malice » dont la tendance avait commencé et que les lecteurs désiraient généralement prolonger.

Puisque la littérature est pour l’essentiel une somme de clichés, une première conclusion s’impose : c’est qu’il vaut mieux ne pas lire, tant le livre est pernicieux et aliène l’autonomie et la liberté de pensée. J’ai de longtemps promu cette réflexion qui continue largement d’étonner : mieux vaut ne pas être moulé à des imageries – en quoi consiste la teneur de presque tout livre – que de se laisser imbiber à des représentations influençant et restructurant l’esprit, finissant par constituer la « personnalité » entière. À force de se livrer à l’onde livresque si complaisante et unificatrice, un courant convertit insidieusement les oppositions individuelles, et l’on baigne en cette température aqueuse qu’on suppose universelle, comme un paradigme et un égrégore : l’esprit prend la substance de l’eau diaphane et insipide, et l’on pense bientôt et se comporte comme personnages. Rien n’est plus néfaste à l’identité que l’assaut de la littérature homogène qui émousse la résistance mentale et habitue à tout considérer depuis une foncière communauté, adoubée ou non de l’appellation de solidarité.

La seconde conclusion issue de cette observation, c’est que la littérature étant nuisible essentiellement en ce qu’elle ne fait presque toujours que transmettre ou prolonger des clichés, la poésie est le genre qui inflige le plus de dommage à l’intégrité de la pensée humaine. C’est patent au jour où j’écris, le 1er avril : arrivée du printemps, la saison où chacun roucoule son lai gentil, avec bourgeons et hirondelles, ce qui est de déplorable convention et le pire entretien de clichés auquel on puisse s’adonner sans honte. Est-ce donc qu’aucun de ces poètes n’a remarqué que le printemps sonne à leur entendement comme une date ponctuelle et un devoir ? et faut-il leur rappeler qu’au même titre que Pavlov fit saliver des chiens, l’approche du 30 mars les fait entrer en songeuses mièvreries ? La suave adhésion qu’ils s’empressent de faire par leur exact compliment aux proverbes courus est probablement ce qu’en lyrisme on nomme « inspiration », voici comment :

 L’écrivain se penche sur un sujet-cliché, il s’en impose la restriction absurde, car c’est bien une limitation insensée de l’esprit que de se restreindre à une poignée de thèmes déjà traités de presque toutes les façons imaginables (j’y songeais en lisant le sonnet sur une énième montre symbolique sans avantage : qu’on mesure combien d’objets, en nombre proche de l’infini, peut servir à extravaguer en métaphores et en débordements, et qu’on constate combien peu ont servi à ce dessein vaniteux, combien il faut encore se restreindre, malgré Ponge !) ; et, culturellement, des dizaines d’images-faites lui traversent l’esprit parce qu’elles sont faciles et évidentes, il se sent aussitôt gagné par une « prodigieuse » abondance de visions sans concéder qu’elles ne sont envahissantes que parce que convenues et automatiques comme des réflexes (un homme que vous frapperiez du marteau à la rotule se croirait aussi conquis d’une multitude de mouvements spasmodiques), et le voilà tout à coup absorbé dans l’effort imbécile de rendre explicite cette profusion troublante de ce qui ne nécessite nulle réflexion, et, pour en justifier l’activité inutile, il adjoint à sa pratique l’idée qu’une voix parle à travers lui et lui intime de communiquer sa vision – c’est là le mécanisme de l’irrépressiblevoix du cliché

L’enthousiasme en littérature et en arts, c’est lorsque le thème est tellement aisé, suscite si peu d’individualité, et procède de mœurs si irréfléchies qu’on peut s’épancher rapidement sur des fidélités collectives qui, comme des flashs, inondent la conscience sans qu’on interroge l’origine de leur artificielle lumière. Simplement, soudain l’onde bienfaisante vous meut, vous êtes hors de vous-même, vous êtes en effet le proverbe qui n’a pas de nom, c’est-à-dire que vous n’êtes plus personne. Les réflexion et création véritables sont les contraires et ennemis de l’inspiration : quand on réfléchit et qu’on crée vraiment, on extirpe hors de soi ce qui n’a pas le caractère d’une répétition ou d’un déjà-su.

– Sur les saisons : quelqu’un a-t-il déjà remarqué que même l’ordre de leur apprentissage est une fausseté et relève du cliché ? Comme on voudrait que l’année fût décorativement une progression de la naissance à la mort, par analogie des temps-de-l’homme on récite : Printemps, été, automne, hiver… mais janvier commence par l’hiver, et l’hiver dure jusque fin mars ! Rien que cet agencement est une pensée affaiblie, sinon un mensonge, car si l’on n’est pas forcé de dire les saisons dans l’ordre de l’année civile, pourquoi toujours les produire dans la progression d’un proverbe jamais reconsidéré, celui d’une chronologie de la vie ? Et même, si l’on excepte les changements d’horaire – c’est surtout à ce signal qu’en général les poètes se rappellent qu’ils doivent composer, c’est pourquoi on les lit beaucoup sur l’arrivée du printemps, moins sur celle de l’automne compte tenu du décalage d’un mois entre sa venue et le réglage des pendules, très peu sur l’été ou l’hiver –, au sentiment personnel il n’existe guère de saison, le déroulement du climat est progressif et relatif, de sorte qu’on ne s’aperçoit qu’insensiblement du passage d’une période à l’autre : c’est le calendrier seul qui détermine le moment de la célébration poétique, c’est-à-dire non une sensation vraiment intérieure mais rien qu’un arbitraire factice. –

Il est singulier qu’une certaine quintessence de la littérature qu’on peut reconnaître à la poésie en ce qu’elle est censée modeler le langage avec un art suprême, rencontre également un tel abandon en faveur du lieu commun – où tropes tend malheureusement à se rapprocher de topos. Est-ce qu’à se spécialiser en manière (la poésie est certainement le genre de l’ornement) on doit nécessairement négliger le fond ? La plupart des hommes sont trompés à des décorations ingénieuses parce qu’ils y supposent une concordance du fond : sur une apparence de subtilité extérieure, il ne veut pas douter du génie intime et croit que l’intelligence est fine. Cependant, le poète trouve intérêt à cet amalgame : il prétend que la sensation même d’épiderme confirme l’existence de l’organe profond, autrement dit son profit est souvent à faire admettre que ce qui suscite la sentimentalité procède de la vérité : c’est évidemment afin de s’arroger le statut de sage-en-sentiments ; c’est sa posture de média ou de vecteur qui l’enjoint à ne pas déchoir en insistant pour que son réflexe rotulien signifie qu’on « a raison » de lever la jambe quand le marteau frappe le tendon ! On n’a pas « raison » : le poète se contente le plus souvent de rendre une réaction à un stimulus. Vient le 30 mars, il doit donc produire un poème sur le printemps, il visualise aussitôt des bourgeons et des hirondelles, le voilà parti et « inspiré », tous les grands conditionnements lui reviennent avec les afférences les plus unanimes et morales : naissance, lumière, nature, fraîcheur, etc. Et pas un pour admettre des réalités peut-être plus personnelles, comme éventuellement le désir sexuel, la volonté de dépense, le souhait de mettre son esprit au défi et d’écraser la concurrence… ainsi que, comme là, l’idiote tentation de faire des vers pour matérialiser le renouvellement de l’intelligence ! Et bientôt les images se diffusent, pérennisent, noient parmi beaucoup d’autres la pensée réelle et distincte, et à force d’impressions ces dessins se superposent à l’homme et lui deviennent des penchants, et bientôt il ne peut plus se retenir de voir dans une rose l’amour et dans l’épine le danger de l’amour, et bientôt il se sent l’envie de perpétuer à son tour les clichés les plus réconfortants auprès de ses amis, de ses enfants, de ses élèves, et bientôt la société entière poursuit ensemble de son hallucination collective les mêmes stupides consensus, et bientôt dix ans, et puis cent, et puis mille, l’ont vu végéter à sa consternante et sempiternelle torpeur.

Ne lisez pas, moins encore de la poésie, sauf à être sûr que le livre ne transporte pas des préjugés : vous y gagnerez la pureté de votre être – mais vous êtes probablement si imbibé de préjugés que vous ne savez pas ce qu’est un préjugé, que vous ignorez sa teneur et sa malignité. Dans le doute, abstenez-vous. Pour repère, il n’existe à peu près pas un auteur célèbre qui n’ait sombré dans la continuation de ce qui plaît, c’est-à-dire dans le cliché, qui est la condition pour être populaire et célèbre. La poésie est décidément le domaine de la pensée banale vantée par une apparence de noblesse virtuose : un auteur véritable devrait être celui qui s’efforce à ne pas dire ce qui a déjà été dit, et même à ne pas se contenter de le dire d’une autre manière ; or, la reproduction est à peu près la définition de la poésie. Oui, mais impossible de le faire entendre aux poètes, ce cliché-là étant trop transmis également, et puisque ce piètre recopiage stylisé, ils l’appellent inspiration, et qu’ils l’associent à des vertus, et qu’ils l’estiment bénin ! Ah ! s’ils savaient le mal qu’ils font à l’humanité en la paralysant de leurs idées fixes…

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Commentaires
A
Votre élan à marteler la rotule a capturé ma gaieté en soulagement comme quand je pisse dans un poème violent.
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P
La volonté forcenée de se singulariser est propre à l'occident, pour qui l'art est un style devant être propre à un individu. Quand cette volonté devient à son tour un cliché, il devient impossible d'échapper au convenu. Mais le convenu n'a rien de malsain, s'il est un travail de bon artisan. Pourquoi ne pas penser comme La Bruyère, qui écrivait qu'il faut fabriquer un livre comme on fabrique une horloge : sans chercher l'originalité, mais en s'efforçant de bien faire ?<br /> <br /> L’Égypte antique a produit son art comme un artisanat pendant trois mille ans, sans jamais varier ses clichés : elle a duré trois mille ans, et nous fascine encore aujourd'hui.
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