Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
25 avril 2023

Des ennemis qu'on a circonvenus

Un ennemi qu’on a circonvenu devient ennuyeux et cesse d’être un ennemi : l’ennemi doit rester en quelque chose redoutable c’est-à-dire imprévisible. Dans tout rapport d’adversité, une lassitude s’empare de qui connaît trop son ennemi et anticipe la plupart de ses réactions : parce qu’il a compris son opposant sans être inversement compris de lui, il se retrouve dans la situation de supériorité d’un homme seul, seul au point qu’il a même perdu l’ennemi qui tenait compagnie. Alors, il abandonne ce combat qui ne présente plus pour lui la motivation d’une entreprise difficile, et l’imbécile adversaire voudra que ce soit parce qu’il était impressionné et se savait vaincu : c’est par « contrariété » qu’il se serait rencogné. Mais l’indice que la vexation n’est pas ce qui l’a dégagé du combat, c’est qu’il n’en tire nulle rancune et qu’il n’en parle plus sans pour autant refuser d’en parler. Il aborde le sujet comme une guerre inutile et passée, même plutôt comme l’occasion manquée d’une guerre que comme une bataille livrée – la différence est sensible à qui peut repérer des nuances –, il ne nourrit aucune aigreur, est plutôt triste d’avoir perdu la possibilité d’un ennemi, et s’en veut d’avoir placé en l’autre l’espoir de constituer un ennemi. Ce qui l’a « vaincu » en définitive, c’est la déception que lui a provoqué cet autre qui ne mérite plus qu’il se batte contre lui et en quelque sorte pour lui. Le combat n’a d’intérêt que tant que le guerrier n’est pas sûr de la réaction de son ennemi et qu’il le tient pour une puissance, ou lorsqu’il lui reste malgré cela beaucoup à conquérir, mais anticiper aisément les mouvements de son adversaire fait de celui-ci un enfant contre qui non seulement on éprouve des scrupules, mais où disparaît la sensation du défi et de la gloire. Quant au trésor qu’un si médiocre ennemi aurait à garder, il ne peut être que dérisoire après l’aperçu du peu qu’il faut pour y prétendre et pour l’atteindre, puisque ce piètre ennemi en bénéficie, n’étant pas de quoi faire sentir beaucoup de triomphe quand on l’aura pris – les attributs et possessions d’ennemi pitoyable sont indignes de convoitise.

Ceux contre qui j’ai arrêté de combattre n’ont pas, sans qu’ils le sachent, à s’enorgueillir de leur « victoire » : je les ai plutôt laissés à un territoire qui ne me semblait plus valoir d’être disputé après avoir momentanément cru à sa valeur ; c’est par pitié ou importunité, et bien par sagesse, que je n’ai pas continué la poursuite, que je ne les ai pas écrasés – sorte de dédain ou d’à-quoi-bon. J’ai déjà arpenté leurs terres, m’en suis approprié les profits, dès lors il m’importe peu que le monde reconnaisse que j’y ai planté quelque incontestable drapeau : je sais par quelle force indéniable et logique je l’ai emporté contre eux, je ne réclame pas de surcroît la signature de traités publics de reddition ou de capitulation qu’on conteste toujours au vainqueur et qu’un siècle de faiblesse estime prouver son « inhumanité » et sa « rigidité ». C’est parce que je savais à peu près quel serait le développement de la bataille et par quel moyen fallacieux ils tâcheraient d’enferrer leur position que j’ai cru par avance ne pas devoir gaspiller une heure à mobiliser contre eux des arguments comme autant de soldats que l’armée adverse, de toute évidence, ne ferait que contourner sans jamais provoquer de véritable et brave engagement : il existe certes des généraux pour qui toute stratégie consiste à différer indéfiniment l’assaut, et ces manœuvres pusillanimes m’ennuient. Mes soldats ayant maintes fois traversé le champ et même tout le pays ennemi, à quoi bon s’arrêter longtemps sur une courte plaine et réclamer qu’une armée cesse de fuir et d’ergoter ? C’est qu’elle n’a pas compris que je ne me bats pas pour m’établir dans sa contrée : je ne m’affronte, moi, que pour aller plus loin, toujours plus loin, et dépasser cet autre pays. Je les vois chicaner, atermoyer, faire diversion, et leur ridicule les fait disparaître à mes regards : je ne tiens plus à me battre contre des consciences manifestant un tel embarras, de tels contournements, de tels ajournements ; c’est à dégoûter de l’ennemi quand sans tout à fait partir il ne vient jamais au-devant de vous. Mes régiments, eux, sont bien en place, ils se croient forts et n’aspirent avec bonheur qu’à donner et rendre des coups : ils ne sont pas pour attendre qu’un arbitre bizarre et extérieur décide en d’infinies tractations quelle arme sera autorisée, de quelles manières on permettra qu’elle soit utilisée, et à quelle heure on les présentera pour inspection. Ce sont des ennemis qui passent leurs temps en pourparlers parce qu’ils savent qu’ils disposent de peu de soldats au surplus mal préparés, ils s’en tiennent donc au respect d’un petit nombre des codes dont ils espèrent s’arroger la victoire factice par faille réglementaire ou par article de jurisprudence : ainsi, quand il leur semble qu’on a contrevenu à l’un de ces codes mystérieux, ils trouvent prétexte à quitter le champ de bataille en se drapant, et estiment leur honneur sauf en n’ayant rien risqué. Mon seul code, à moi, est de me lancer dans la direction de l’ennemi, et de vérifier, un contre un et dans le ferraillement des armes, combien mes troupes sont entraînées et qui pourfend l’autre. Après cela, je tolère mal que l’armée défaite batte en retraite sans pertes et sans que son général déclare de façon honnête : « Il m’a bel et bien vaincu car il était meilleur que moi. » Vraiment, si mon ennemi recule en prétendant remporter une guerre par un vétilleux point de droit ou par quelque clause de préjudice qu’il est seul à clamer – stratégie qui d’ailleurs s’augure souvent avant ce moment et même après de préliminaires escarmouches –, alors, ayant déjà triomphé de lui et de sa mauvaise foi, ce que tout témoin noble et avisé devrait reconnaître, je lui refuse désormais l’honneur d’être mon ennemi.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité