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Henry War
11 mai 2023

Derniers tako-tsubo

Je ne sais pas de souffrance mentale hors la mauvaise surprise : y en a-t-il ? je demande qu’on s’y arrête un moment. Je veux dire : l’homme d’imagination, homme capable d’anticiper maints événements sinistres et de les intérioriser si complètement, avec une telle vraisemblance fournie qu’il reçoit l’impression fiable de les vivre comme un naturaliste sincère expérimente le phénomène qu’il ignore par la seule logique de la pensée vive, impression si développée et si marquante qu’elle équivaut aux effets même de la vie, – comme au juste un véritable lecteur (il n’y en plus en ce siècle aux Divertis) devrait appréhender et éprouver l’univers des livres –, cet homme, dis-je, par degrés est largement dégagé de peine, et, en se mithridatisant aux soucis qu’il pourrait rencontrer ou qu’il rencontrera en tant que copies de ceux qu’il a déjà affrontés en esprit, fussent-ils fictifs – mais par définition le malheur, pour n’être pas seulement un fait mais bien un fait interprété comme un mal, ne se situe toujours qu’en pensée, par conséquent on ne saurait admettre qu’il prend forcément mieux naissance dans la réalité, car son intensité même n’est qu’à la mesure de la faculté de concevoir (d’ailleurs on peut se tromper en percevant et comprenant mal la réalité du malheur) – n’est que rarement malheureux ; autrement dit, on ne ressent le malheur qu’à hauteur de son imprévoyance et donc de ses lacunes d’imagination, seul l’être sans expectative est surpris du malheur, en sorte que le blâme de tout malheur n’est fondamentalement à adresser qu’à soi-même – avoir mal, c’est, si l’on était honnête, devoir se reprocher son insuffisance pour n’avoir pas déjà senti le mal avant qu’il ne survienne et avoir failli à s’en être blasé. Au même titre que c’est le manque d’imagination qui fait la fidélité, c’est aussi le manque d’imagination qui fait le renouvellement de la souffrance mentale. On souffre toujours par déficience ; rien n’indique tant la stupidité qu’un homme qui se plaint du malheur ; le malheur est premièrement la faute de celui qui en pâtit parce que son défaut d’appréhension le provoque. Il lui manque une aptitude, c’est de savoir se représenter et vivre le malheur prévu, plausible, vraisemblable – il ne s’attend pas au malheur probable, et c’est ainsi qu’on juge que même mourir de vieillesse est un malheur, faute d’y avoir penché sa pensée : même l’évidence devient un imprévu, une surprise, et donc un malheur. Cet homme tant évaporé est, transposé au domaine du corps, dans la situation de quelqu’un qui, n’ayant pas su deviner que le couteau risquait de riper dans le coquillage, ajoute à cette maladresse la bêtise de s’étonner que le sang coule dans sa main et que la coupure soit douloureuse. Je crois bien que d’une certaine manière, pareillement la douleur physique, à la deuxième occurrence, surprend moins et n’émeut pas, du moins ne scandalise plus : c’est du moins ainsi qu’en général ressentent les personnes qui n’ont pas trouvé intérêt à exagérer la souffrance pathologique.

Et ce n’est presque jamais vrai qu’on ne pouvait pas prévoir un malheur arrivé : qu’on ne puisse visualiser toutes les douleurs physiques parce que leur variété et leur nature diffèrent de façon stupéfiante, cela je le puis fort bien concevoir : sait-on ce qu’est une rage de dent, une colique néphrétique, une occlusion intestinale, le genre de mal que cela occasionne ? Ce ne sont pas des maux, je crois, qu’on peut vivre avec uniquement une imagination fertile et minutieuse, encore qu’il suffise certainement d’avoir une fois eu mal aux dents, aux reins, au ventre, et de se figurer la douleur extrapolée, multipliée par tant ; mais la douleur physique n’est pas l’effet de la pensée, c’est une affection qui ne consiste pas en un positionnement par rapport à un fait, c’est quelque chose de tangible, le fait que traduit directement la physiologie, la conséquence d’une cause que suscite en nous sans qu’on y soit pour rien le système nerveux, la psychologie ne peut que l’atténuer ou l’amplifier partiellement, cette douleur est sise presque totalement en-dehors de notre volonté ; tandis qu’ il n’existe pas, par exemple et pour le dire en gros, une loi naturelle et comme physique qui vous impose de pleurer quand un parent meurt. La souffrance morale est bien plutôt acquise qu’innée – on peut même ne pas se désespérer d’un enfant mort, et l’on ignore combien ce malheur en des époques antérieures était banal au point qu’on ne s’en mortifiait guère, qu’on allait aussitôt « à l’enfant prochain » –, elle résulte au moins beaucoup d’une position mentale ou d’une philosophie d’existence, par exemple une séparation conjugale n’est-elle pas éprouvée pareillement ni selon les êtres ni selon les sociétés, son affection dépend d’un consensus moral. Tout ceci revient à dire qu’à se préparer à une douleur mentale, on peut en annuler la plupart voir l’annihiler entièrement, comme on se blinde à des tourments qu’on a assez vécus en fiction ou en vrai, on peut les consommer avant d’en avoir été réellement atteint ; il ne suffit que d’en multiplier les imaginations justes et de les pénétrer assez personnellement pour s’en imprégner comme si ces douleurs étaient effectives. Or, il faut reconnaître que notre société routinière n’est bâtie que d’un petit nombre de risques et de dommages : accidents de la route, infidélité (si l’on tient encore comme peines des choses comme cela), maladies rares ou communes, pertes d’emploi, mépris ou départ de gens aimés. En somme, les circonstances du malheur sont chez nous limitées, et l’on ne peut le nier qu’à se fonder sur des variations de ces circonstances, mais leur nombre, ainsi catégorisées ces grandes circonstances, reste à portée de l’esprit simple, de sorte qu’au fond on n’est jamais très surpris des malheurs que racontent les personnes de son entourage, il n’y a que dans les originalités de ces circonstances, qui sont en telle profusion qu’on ne peut les prévoir et qui constituent comme les « styles » du malheur – au même titre que des milliers d’œuvres ont parlé du trépas de l’aimé en différences subtiles qui en firent autant de nuance émotives –, mais ces originalités incommensurables (comme la maladie grave découverte lors du banal contrôle médical, comme l’accident de voiture terrible alors que la femme était enceinte, comme le décès brutal tandis que le défunt accomplissait une action héroïque) ne sont pas nécessaires à appréhender dans la mesure où elles ne changent rien fondamentalement ou essentiellement à la consistance du malheur dont le noyau même est le trépas de l’aimé : celui qui se focalise sur le fait de cette mort transposée à sa situation en aura déjà intégré la majorité des effets traumatisants ; il n’y a donc pour un esprit contemporain qu’à anticiper les quelques circonstances fâcheuses que sa vie peut rencontrer pour n’être plus jamais sensibilisé à une douleur de ce type, ou seulement à vibrer péniblement d’originalités annexes mais d’une intensité moins profonde – je ne fus pas triste lorsqu’une de mes filles déclara un diabète, je ne fus pas triste du diabète, j’étais de longtemps préparé aux maladies infantiles et aux accidents mortels, mais où je fus violemment frustré c’est en ce que ma profession ne me permit point de rester à son chevet sans déclarer un arrêt-maladie pour dépression alors que je n’étais pas déprimé : cet exemple prouve que ma tristesse née du malheur, quoique existante, était déplacée d’un degré et même de plusieurs quant à son impact sur moi en la direction d’un désagrément secondaire, et qu’ainsi la peine causée par l’injustice de la souffrance de ma fille était déviée vers une moindre peine provoquée par l’injustice d’une administration lourde et inhumaine. Mais cette dernière injustice, consécutive à la première, étant certes d’un ordre bien moins prévisible (car il eût fallu explorer non seulement la possibilité de la maladie grave mais également se renseigner sur ses corollaires pratiques, ce qui relève à mon sens un peu plus du masochisme que de la prévention du mal) ; elle était aussi bien moins dure ou révoltante. C’est ainsi – et comme toujours par expérience, même si on me le dénie souvent parce qu’autrui n’a pas l’imagination rigoureuse de vivre ce qu’il pense et suppose alors que l’expérience théorique ne vaut rien – que j’affirme que souffrir, c’est manifestement avoir manqué à prédire un malheur ou avoir failli à le ressentir avec réalisme. Pour moi, j’ignore pourquoi le Contemporain a tant de mal à s’approprier les fictions qu’il invente, à les sonder et à se les bien transposer, tandis qu’il est patent qu’il ne se retient pas de pleurer et se lamenter sur des personnages imaginaires : il n’exploite ces scénarii qu’en superficie, comme s’il reportait et se réservait à plus tard le bonheur ultérieur de geindre sur le malheur que délibérément ou par pure négligence il n’a pas su considérer. Il connaît instinctivement le remède à tout malheur, et c’est de se le représenter, mais il n’en use point ; il pressent l’importance de se préparer aux coups et aux sanglots, et c’est à tout autre chose qu’il se divertit, y compris quand c’est à pleurer qu’il se distrait, auquel cas il d’inflige des coups et sanglote sans se mettre dans la situation qui lui cause de la peine, de sorte qu’en réalité quand le malheur se présente et présentera à lui, il souffre et souffrira toujours pour la première fois. Ce défaut provient, je crois, de ce qu’il doit y avoir du défoulement dans la tristesse, ou parce que la tristesse héroïse, cette purgation lave et refait l’estime-de-soi, ou parce que, comme elle contribue à l’image d’une force supérieure, les gens l’espèrent en loin, tâchent à ne pas l’atténuer en la prévenant, tiennent à l’éprouver pleinement sans anticipation pour s’y vautrer complaisamment – conséquence plausible d’une époque confortable et quiète où le Contemporain se plaint in petto de n’avoir pas au moins un authentique malheur à endurer –, autrement il s’efforcerait de la vivre en esprit avant d’avoir à la vivre en réalité. Il ne tient pas à s’apaiser d’avance, non : il aime manifestement les crises – ou bien ce serait que faute de savoir ce qu’est une crise, il ne peut imaginer, en une existence si peu dangereuse, qu’elle est susceptible de lui incomber… mais je doute de cette hypothèse à vrai dire, en ce que n’importe quelle vie humaine connaît au moins relativement la notion de crise (après tout la perte d’un parent mort peut être extrapolée d’un simple déménagement). Le défaut de sagesse, c’est de se laisser mener, balloter par les événements tardifs, et (afin ?) de s’abandonner aux gémissements ineffables du malheur inattendu. Probablement l’abandon est-il un régime mental essentiel au Contemporain comme on le voit dans son rapport à la mort : jeune, il assure avec la plus grande fermeté qu’il n’attendra pas le moment de sa décrépitude dernière pour mettre fin à ses jours, mais il tolèrera finalement avec une sorte de bienheureuse insouciance son placement par autrui dans une maison de retraite parce qu’alors aux mains de sa famille et des médecins il n’aura plus rien à décider – toute la décision actuelle, pour ainsi dire, est à décider qu’on décidera plus tard. Ainsi diffère-t-on de songer et d’agir en lien avec le difficile ; tout coule paresseusement comme sous le courant d’une onde tiède où, immergé, on se laisse imprégner et conduire sans volonté d’une indépendance plus que prétendue et vantée : le Contemporain ne se maintient pas, il ne nage pas, il croit que l’existence est normalement cette langueur, cette torpeur, cette indolence et cette nonchalance. Vivre, c’est ne rien penser ou faire de mal – mal contre soi surtout, vivre est douceur par principe. L’idéal de notre société se résume à la perpétuité du bonheur présent. Deviner le malheur et l’explorer, l’endurer et ainsi s’en endurcir, n’est-ce pas de la souffrance inutile ? Non, végéter plutôt, être, poursuivre – une béatitude animale – ; ne pas devenir. Ils ignorent la dignité et la noblesse, ils n’ont que l’intégrité sempiternelle d’être comme ils sont, de se conserver, leur conatus ; ils sortent de l’enfance, et, comme cela, tels quels, ils restent. Alors forcément, tout les surprend ; ils n’ont pour évolution que ce qui leur arrive : or, que voudriez-vous, chez nous, qu’il leur arrivât ? Tout les surprend, certes, mais rien n’arrive ; et d’ailleurs, pour ce qui peut les surprendre, là encore bien des rites et des procédures les protègeront : ils n’auront pas davantage à décider en individus, ils éliront telle routine plutôt qu’une autre parmi des conseillers qui leur indiqueront quoi faire et les rassureront. La force de l’événement pur ne leur parviendra jamais, elle sera noyée sous la cauteleuse habitude des professionnels. Autrement dit : ils seront rarement surpris, et même alors, d’autres dont c’est le métier s’efforceront d’annihiler la surprise. La souffrance mentale n’existe déjà plus.

On continue pourtant d’appeler ces gens : des hommes. J’ignore suivant quel abus de langage on ne les appelle pas : des enfants, ou, à la rigueur : des enfants adultes. Ou plutôt, je ne le sais que trop : il faut bien que même les enfants se cherchent une maturité. 

Pour moi, je n’ai jamais été fort attristé d’un malheur prévu, et c’est parce que je n’ai jamais trouvé comme les autres beaucoup de contentement à me repaître interminablement du malheur venu – j’ai vécu quelques malheurs pourtant, d’autres encore que celui que j’ai évoqué. Un malheur, à moi, m’est une importunité : contrairement à tous je n’ai jamais le moindre désir de le communiquer, ce qui paraît étrange et impossible au Contemporain qui ne fait que cela et ne voit pas comme il pourrait exister une autre nature que la sienne, et qui multiplie le confident et se lamente auprès, y compris pour ses problèmes dérisoires. Ceux qui me lancent comme une insulte (ce sont des gens charmants et qui me reprocheront, peut-être, d’être inhumain comme je suis !) : « Tu verras quand cela t’arrivera ! Ça n’a rien à voir avec tout ce qu’on peut vivre en imagination ! D’ailleurs, le vrai malheur, tu ne pourrais pas le cacher ! » sont arrêtés quand je leur réponds : « Eh bien ! ce dont tu parles m’est arrivé l’an dernier. L’as-tu su, toi que je côtoie presque tous les jours ? Moi, je n’ai pas trouvé que c’était tellement différent de ce que j’avais anticipé. » Ils restent interdits, ne me croient pas bien sûr, admettent que je me vante, que je ne puis résister, puisqu’ils ne l’ont pas fait, aux effusions ostensibles, aux mines sinistres, à toute la contention de la pensée resserrée en elle-même – le Contemporain est uniquement extérieur, il ne recèle rien, il ne tient pas de réserve, la moindre réflexion il faut qu’il la livre ou il se sent imploser : c’est quelqu’un qui est incapable de garder pour lui.

La véritable existence intérieure d’un homme, il la rejette pour trop difficile ; c’est trop de frustration pour lui de se contenir, de garder contenance et contenu : il manque de tenue, soit de noblesse, de dignité, d’intégrité. Un Contemporain ne conserve rien, nulle gêne, n’a pas de douleur ou de rancune qui soit tue. Ça vomit toujours : catharsis. Le petit peu en lui, bientôt ça le disperse, le gâche et galvaude. Tout ce que ça pourrait être vraiment – car être est contenir – ça le dépense et le disperse à la première occasion. Un adulte est toujours exactement la somme de ce qu’il a dit : il n’a rien de reste. On serait en peine de trouver un individu, un homme qui n’ait pas intégralement divisé et répandu son être à la première opportunité : c’est au point que souvent ça ne peut s’empêcher de vous dire chaque chose que ça fait, même les plus minuscules. Ils disent tout ce qu’ils font, cela les rassure, car ils savent que leurs actions ne sont rien, ainsi ils s’amplifient : c’est par la bouche ouverte qu’ils croient être. C’est pour cela qu’ils protestent tant, qu’ils râlent et qu’ils geignent : en manifestant ils ont résolu le problème, car leur problème principal n’est pas le phénomène extérieur, c’est de garder l’insatisfaction. Ils se sont purgés du problème, donc la majorité du problème est réglé. Ils sont soulagés : le problème continue certes d’exister, mais il n’est plus en eux. Problème déclaré, problème terminé : variante extrêmement puérile de mon système selon lequel un problème se résout par la vie intérieure. Régulièrement, les mots s’échappent de leur gorge, les larmes de leurs yeux, les grimaces de leur visage : mots, larmes, grimaces sont partis, les ont quittés, et avec eux, par oubli, le malheur très provisoire. Mais ils n’ont pas réglé le malheur, ils n’y ont pas réfléchi, ils n’en ont pas fait une solution à eux, personnelle et durable ; ils l’ont simplement évacué. Ils ont vidé le vase empoisonné, mais le liquide méphitique y coule encore, il le remplira bientôt : ils n’ont pas coupé la vanne de cette source malsaine. C’est pourquoi ils se replaindront sans tarder, c’est pourquoi ils se plaignent continuellement. Même, ils se plaindront de cette récurrence, se plaindront sans s’en apercevoir de leur inaptitude à ne pas revenir au malheur, à ne pas le ressasser, comme si c’était la faute de ce malheur qui, pourtant, ne s’est présenté à eux qu’une fois. Ils n’ont pas la volonté de solder le malheur, alors ils communiquent et ils consultent : sa dissolution passe nécessairement par l’extériorisation. C’est qu’il n’y a plus aucun homme, décidément ; le temps des hommes aussi est passé.

C’est bien vrai qu’ils préfèrent se jeter à fond dans leurs malheurs. Ils se pâment, crient, fondent en sanglots, et prétendent encore se retenir : on devine au second degré combien cela leur plaît et les soulage. Il suffit de leur demander s’ils n’auraient pu empêcher ou deviner peut-être ce malheur, et puis de leur proposer un moyen de résoudre leur crise, ils répondent bientôt : « Laisse-moi m’épancher ! Je te dis qu’il n’y a pas de solution ! » et ils n’écoutent plus rien, ils souhaitent qu’il n’y ait rien à faire pour eux de façon qu’ils continuent leurs épanchements. Elle est indéniable, leur complaisance au malheur, et se perçoit plus que le malheur même : combien il y a de jeu, de théâtre, à prendre les poses variées du malheur tragique, du malheur dramatique, du malheur cinématographique, entretenant des répliques connues, redoublant d’affliction avec trucs pour se tirer les larmes comme les femmes font mécaniquement du lait à la mamelle, se réinvestissant d’injures comme les pleureuses arabes aux enterrements, au point que c’en est si ridicule, un Contemporain malheureux, vu d’une certaine distance, de quelque « inhumaine » distance si l’on veut. Ils cabotinent, occupés à se plaire, accaparés aux mines du malheur, ils en claironnent et s’en pavoisent : ils se séduisent ! Que c’est laid, ainsi tout pleutre et répandu ! Les grands acteurs parviennent à avoir l’air malheureux mieux qu’eux, avec plus de contenance, de grandeur, de naturel – je pense par exemple, et certainement parmi beaucoup d’autres, à Tom Hanks dans Seul au monde (scène de confidence près de la cheminée). Je ne parle pas juste de laideur physique des pleurs (que pourtant la pudeur devrait vouloir dissimuler : qu’on est moche quand on pleure ! j’y pense toujours quand je pleure, cela me dégoûte de pleurer quand je me figure défiguré), je parle de laideur morale, de toute la balourdise de l’effondrement provoquée, la digue qui cède, le jeu de la fissure, mais il n’y avait pas de digue, il n’y avait pas de réservoir non plus, d’ailleurs le flux n’était pas du tout pesant, c’est plutôt un vase petit et à peine rempli qu’il fallut agiter manifestement pour le faire déborder – je vois piteusement tout cela, et quand je voudrais échanger avec des océans, des mers, des lacs ou des étangs, je trouve que rien que des flaques seraient moins artificielles que ces pots remués. Un recul monstrueux : le plus grand malheur du Contemporain, ce n’est pas d’être malheureux pour toutes sortes de faits évidents et aisément solubles, c’est de n’avoir que malheurs fabriqués et entretenus, stéréotypés, teneur et expression, qu’il prend pour malheurs authentiques, du moins qu’il singe et signale comme tels. Il ne veut pas traverser une mauvaise situation, il ne veut pas l’affronter et s’en guérir : il s’y morfond, s’y atermoie, réclamant cependant l’insigne de la bravoure pour ce qu’il n’a pas vaincu, il a du bonheur au malheur, par lui il se sent une valeur, parce qu’on lui a dit qu’on n’est rien sans mal ou parce qu’il se trouve la péripétie : il vit enfin quelque chose. Le malheur, croit-il, lui donne une consistance, sensibilité ou conscience, toujours sagesse, et sortir nettement du malheur le relèguerait à sa normalité sans avantage, les autres profiteraient de ce retour au banal, on l’ignorerait : il faut, du moins qu’il puisse arguer alentour qu’il « sait », lui, ce que c’est que le malheur, il maintient ainsi régulièrement des attributs reconnaissables du malheur jamais tout à fait évacué dans ses mises et ses propos ; il n’est pas plus sage, mais il affecte la caractérisation de la sagesse, et il prend à l’occasion des airs de secret et de détachement sombre comme s’il était devenu une référence en malheur, lui qui, du temps de son malheur, était incapable de le taire et de s’en extraire comme il en arbore là la compétence usurpée. Il se fera pleurer encore vite, sur commande, preuve qu’il n’a pas dépassé unmalheur : il y a stagné, sans hygiène et sans force, et il a montré abondamment comme longtemps il y est resté, pour démonstration de sa souffrance, le temps comptant soi-disant comme preuve de malheur. Il s’y est fixé, dans le malheur, il y a planté son drapeau, et chacun est supposé en déduire par obligeance – mais c’est assez formel, en général on n’y croit pas beaucoup et l’on ne fait que rendre une sympathie de bon aloi – qu’il en a exploré la terre retournée, puisée, sondée, les anfractuosités caverneuses, et que c’est par sa force qu’il en est ressorti vivant. Mais rien de tel ; il a agité un fanion : « C’est là qu’on est malheureux. — Où ? — Là, je vous dis. Je vais pleurer plus fort, choisir un modèle de drapeau plus criard, ou l’on ne repèrera jamais mon malheur. — Voilà, faites donc comme ça ! On fera ce qu’il faut pour avoir l’air de vous consoler, ça nous fera à nous aussi une sorte de grandeur, celle d’une bonne action. » C’est ainsi qu’à se découvrir malheureux alors qu’il n’en savait plus rien, parce que l’image lui sied qu’il avait mise de côté faute d’utilité (« Ah ! c’est vrai, il faut encore que je semble triste par moments, ou l’on dira que je me suis vite remis ! Je n’en avais plus besoin, mais j’ai l’impression depuis peu qu’on recommence à me mépriser. Tout me revient de ce que je dois paraître. »), il se renouvelle la surprise du malheur, surprise encore plus nécessaire par la façon dont justement elle émeut et sert l’affectation, comme un ingrédient facilitateur, le comburant qu’il faut oublier d’avoir apporté au feu pour se sentir bon incendiaire, car c’est la surprise qui afflige, et rechercher l’affliction implique l’effort d’oublier. Par ce perpétuel oubli, il s’excite le malheur à volonté qu’il fait remonter depuis la surprise ; or, un malheur oublié, malheur qu’on peut ainsi négliger, malheur qui prend son temps, auquel on peut revenir, que signifie-ce, sinon qu’on ne l’a qu’en épiderme ? Il repense à son malheur avec ponctualité, après autre chose, quand il a du loisir, qu’il est las de contempler le malheur également feint d’autrui, parce qu’il réclame aussi une part de puissance, cette puissance dont Nietzsche parle et qui consiste, quand on n’a aucune action possible ou imaginée, aucune sorte d’initiative ni d’influence, à susciter en sa faveur, à forcer même à son égard, une réaction du monde, fût-elle le fruit d’une nuisance par la pitié. Il y repense après avoir été au spectacle de la douleur, parce qu’il se sent exclu et bien seul de n’en pas faire partie, alors il va quérir ce qui pourrait constituer sa scène exorable à lui, il en trouve une toute prête dans un recoin accessible de sa mémoire, grâce aux mœurs faciles qui lui prêtent des sujets, et moins convaincante qu’au théâtre mais qu’il estime plus réelle (il n’en est rien), cela le rassure, il est surpris encore de la voir là, il croyait l’avoir abandonnée, il la dépoussière et ravive ses couleurs, il tient à la ranimer, c’est bientôt la résurrection d’un cadavre racorni et calleux : démonstration qu’il n’y pense pas une fois pour toutes, qu’il garde toujours son malheur pour une scène qu’il voudrait jouer plus tard. Et il n’a pas de scrupule à ce simulacre hideux parce que n’ayant pas connaissance de la douleur réelle il ne se représente pas l’infâmie et l’indécence que c’est de l’imiter, il ne sait pas même quelle honte il y aurait à feindre d’être malade, c’est tout à fait comme s’il était venu à croire que toute maladie est essentiellement une feinte – une plainte.

Notre société n’a presque plus pour tout malheur que l’entretien de malheur, précédé d’une grande faiblesse de faculté d’anticipation ; il faut l’entendre ainsi : dès qu’on s’aperçoit que le Contemporain tient à se fabriquer avec ponctualité un mal, on est saisi à son endroit d’une grande pitié et d’un triste mépris.

Chez celui qui a vraiment su franchir un malheur, la surprise est partie, et donc la peine disparaît : nulle peine ne concernera plus la même circonstance de malheur, parce que l’esprit englobe ces peines, les associe et les assimile toutes ensemble. Un instinct s’est emparé de cette source après la digestion, et l’on ne mangera plus de ce malheur, on n’a trop en soi le désir de survie, on sait trop surtout ce que ce malheur a de vrai et de létal, il est danger, véritable péril ; il se présente à soi non comme un jeu, une parure ou une épate temporaire, mais comme une diminution en soi des puissances de la vie – on ne le poursuit pas, on l’évite, il est avertissement, on le reconnaît de loin et on l’esquive à tout prix. Celui qui ressuscite son malheur, fût-ce parce qu’il en a oublié la nocivité, le sait foncièrement anodin ; il devine surtout que sans ce malheur il disparaît dans la vacuité et dans l’anonymat – comment était-ce seulement un malheur si on l’a sorti de mémoire ou si peu compris ? L’authentique malheur provoque le rejet définitif. On ne regoûte pas les baies vénéneuses après la forte diarrhée – mais des femmes battues cherchent encore un homme aux attributs brutaux. Or, la diarrhée, j’entends par là la souffrance tangible et insupportable née du malheur indéniable, crée la répulsion de son origine – ces femmes ont sans doute encore quelque souhait d’exister sous des coups. Celui qui a eu mal nécessairement se souvient, son être lui en réclame le souvenir, l’alarme, l’alerte, le signal, pour s’en prémunir, il tâche à en discerner les causes pour ne pas y retourner et succomber de nouveau ; il ne peut donc s’abstenir d’anticiper, ou c’est de l’aveuglément et il n’a pas tant souffert qu’il le prétend : or, qu’on voie combien le Contemporain quête la douleur, et l’on devine combien il a peu pâti en réalité ! L’imbécile qui se lamente que son amante l’a quitté – ce qui n’est déjà pas profond – ne devrait logiquement pas se sentir autant affligé la fois suivante, parce que l’expérience lui a donné le raccourci pour aller sans détour droit au but et à la cause, il se souvient à la fois de l’origine et du remède, il a déjà circonvenu l’infection, et s’il ne s’est pas efforcé cette fois d’en écouter les prémices et d’en prévoir l’antidote, c’est qu’aucun traumatisme ne l’y a poussé – ou bien c’est un double imbécile, homme qui n’avait pas d’imagination la première fois et prouvant la seconde fois qu’il n’avait pas non plus de mémoire. C’est ainsi que j’entends qu’un malheur suffisamment vécu, en esprit ou en réalité, cautérise le cœur : tout malheur fort ressenti est un malheur de moins, malheur qu’on ne vivra plus, malheur épuisé, au même titre que le livre déjà lu lasse s’il ne surprend plus. Le malheur effectif, on ne peut revivre le même, c’est pourquoi on nuit au malheur en le prévoyant. J’ai moi-même tant souffert pour des malheurs imaginaires que leur réalisation m’aura presque déçu : c’était redite, j’en avais déjà fatigué les ressorts, je n’y rencontrais guère matière à étonnement, au point que j’aurais eu honte de feindre d’en être encore affecté, je me serais trouvé hypocrite, ma stupidité m’aurait premièrement détourné de me plaindre, j’ai tant le souci d’être sincère ! c’est-à-dire qu’avant d’avoir mal de mon malheur j’aurais eu mal du malheur d’être aussi stupidement conforme. Le mal aurait changé de thème, reposant sur mon inconséquence et non plus sur le fait qui normalement afflige en premier, et le malheur extérieur ne m’eût point autant troublé que celui d’être aussi défaillant. C’est encore à moi-même que me serait venu d’abord le blâme du malheur : non parce que je ne l’eusse pas prévu, mais parce que je me fusse senti piteux et ridicule à reproduire les mêmes expressions du malheur – il est vrai que de tous temps j’abhorre les redites.

Or, je m’étonne que tant de gens ne se trouvent nulle vergogne à être aussi bêtes d’avoir mal comme ils ont, et d’avoir ainsi mal plusieurs fois avec les mêmes témoignages de douleur. On dirait qu’ils le font exprès, de souffrir, et de souffrir pareil ; ils le savent bien pourtant que ça se répète, qu’ils ressassent, que c’est impatientant : pourquoi ne s’interrogent-ils jamais sur leur responsabilité au malheur ? Voilà qui les éloignerait de la complaisance masochiste : un blâme envers soi-même enseigne davantage qu’une plainte à l’encontre d’un extérieur auquel on clame spécieusement ne rien pouvoir faire ! Vraiment, si je souffrais comme eux, je m’en voudrais d’avoir conduit à un désastre réitéré, et la culpabilité de mon insuffisance serait cause que je m’efforcerais pour ne plus la renouveler, je veux dire que je me sentirais bien obligé de m’en sentir contrit, à force ; en somme, je viserais d’abord à neutraliser ma stupidité avant mon malheur, d’améliorer mon rapport au sentiment du malheur, et ce serait de quoi le faire taire, le calmer, et l’anéantir sans doute, puisque j’en détiendrais l’explication ou du moins que je serais occupé à la rechercher. Sonder l’origine est toujours plus fécond que s’attarder sur l’effet : or, je sais pourtant bien qu’ils ne souhaitent pas atténuer l’effet puisqu’au contraire ils l’exacerbent, mais c’est simplement que cette façon est si éloignée de ma réflexion que je ne parviens pas à m’y faire. Or, quelle contradiction, quelle hypocrisie, quelle dichotomie, de la déclaration de vouloir s’empêcher de souffrir à la réalité du renouvellement forcené de la souffrance et de ses expressions !

Pour qui voudrait vivre avec une large conscience, avec un esprit épanoui et attentif aux vitalités les plus franches, pour qui aspirerait à ne pas se laisser surprendre par les malheurs si piètres et communs que la vie lui réserve et qui le ferait s’épancher avec facticité, c’est-à-dire en-deçà des émois légitimes et élevés auxquels il doit prétendre, sur des petitesses contraintes, il faut bien entendre que si le malheur n’arrive pas toujours, on peut néanmoins, avec une pensée pénétrante, d’avance tous les vivre : c’est là une grande puissance de l’esprit qu’un philosophe ou qu’un sentimental ne devrait pas négliger. Ce qui vaut pour le malheur vaut aussi bien pour le bonheur, je crois les deux préventions inextricables : celui qui par l’imagination s’immunise au malheur, pareillement s’immunise au bonheur, c’est un même mouvement d’anticipation qui lui fait embrasser les deux. Or, c’est peut-être l’intuition de cette concomitance (mais j’en doute) qui fait renoncer le Contemporain à l’appréhension du malheur : il devine qu’il faudrait aussi s’abstraire des sursauts surprenants de la félicité, et n’en étant pas disposé, il consent alors à la surprise du malheur, intrinsèque à celle du bonheur. Il est vrai que les premiers pas vers une science de « l’augure sentimental », avec l’apparente froideur des probabilités qu’elle induit, cette démarche méthodique et systématique qui éloigne tôt des sensibilités, provoque sûrement vite une sensation d’effroi : je ne m’en souviens plus, mais on trouve à réfléchir si profondément aux circonstances fictives ou réelles de la vie une sorte d’égalité objective que, au début de cette technique détachée, l’exercice doit faire l’impression d’une inexorabilité robotique. Le novice faiblement motivé par ce processus intellectuel assurément en sortirait bientôt écœuré, lui qui a appris comme vertu le fatras de la spontanéité vertueuse et qui a suivi les articles de la morale sur ce thème éculé et accessible : il lui faudrait quelque puissance individuelle pour s’opposer à ces proverbes quand il ne rencontre en ce champ nouveau que les altitudes glacées de l’esprit analytique. Or, encore grégaire, il tient aux jugements de foule et ne sait répondre sans embarras ni remords aux accusations de devenir acéré tel l’aigle, c’est-à-dire inconvenant et indésirable au troupeau tiède de l’enfance, il se rallie tôt à la masse pour ne pas se déprendre de sa propre estime, par crainte et reculade de devoir se justifier : sa reculade est une auto-défense. S’il peut encore arguer que par l’esprit il se protège en voulant s’épargner la douleur, il ne parviendra pas à expliquer pourquoi, ce faisant, il se prive également de bonheur : on lui montrerait qu’à ce marché il perd encore contre ce qu’il veut gagner, puisqu’il quitte aussi la satisfaction pour s’éviter une déconvenue : c’est par quoi on le renverrait à l’image d’un apprenti magicien, d’un théoricien dangereux, d’un nihiliste, d’un alchimiste. Et comme il devine au commencement vers quoi le conduit cet entraînement, il préfère l’abandonner : il croit encore, parce qu’on lui a tant répété, que son devoir humain est d’être heureux, il le tient encore pour un fondement, c’est pourquoi il préfère ne pas anticiper la douleur, condition pour continuer de se laisser conquérir par la joie. Son parcours est alors tout tracé : il ne sera pas visionnaire et préfèrera être conduit par l’existence.

Toute l’humanité médiocre, et donc toute l’humanité qui se pérennise depuis deux mille ans, en est restée à ce stade principiel, paradigmatique : ne pas faire un usage « excessif » des ressources de son esprit pour épargner les ressources de son cœur. On en fit morale, et la morale insinuée est ce qui est le plus difficile à déloger en l’homme, parce que le moindre argument n’y entre pas, y ricoche contre le bien – on croit toujours savoir ce que c’est que le bien avant d’y avoir réfléchi. C’est au point qu’à présent on ne sait pas d’objectif plus important à l’homme que d’être heureux, et que tout démenti là-dessus réalise d’emblée le sentiment du mal : on ne l’écoute pas, il y a quelque chose de faux et de persuasif, d’insidieux, dans n’importe quel avis de la sorte. Et s’il faut que le bonheur soit primordial à l’homme, c’est parce que… il y vise et qu’il l’est ! Comment réfuter d’un mot des siècles de pratiques assises sur la tradition et le progrès ? S’il l’est, comme on tient à confirmer son mode d’existence, c’est qu’il faut bien qu’il le soit ! La morale – il faut bien le comprendre – est toujours l’injonction à être exactement tel qu’on veut et qu’on est, et l’on a grand tort de croire qu’elle impose vraiment quoi que ce soit, qu’elle oblige et contraint. En quelque astucieuse sorte, le premier mouvement pour instituer une morale, c’est de mesurer les hommes à qui elle s’adresse, d’examiner comme ils sont, puis d’ordonner, à partir de ce constat : « Tel que tu es, tu seras ! », en y adjoignant quelques écarts seulement. Voilà pourquoi depuis que l’homme vit en confort et en divertissement, chacun croit que le plus moral est d’être heureux et de rester léger. Cette morale – aucune autre non plus – n’a pas de fondement antérieur à l’état des êtres auxquels elle commande et qu’ils prétendent les diriger pour se sentir une dignité d’obéir, elle se justifie uniquement par des idées édifiées après le constat, et se perpétue à raison de la continuation – entretenue par cette morale influente – de cet état (de confort et de divertissement). Ce n’est pas : « Il faut être heureux à dessein extérieur de… », c’est : « Vous êtes heureux ergo il faut être heureux. » Et chacun dit et pense : « Il faut se résigner », comme s’il y avait là une contrainte véritable ou comme si le choix ne se posait même pas.

C’est pour cela que toute société morale stagne inéluctablement : elle propose un but déjà atteint, et elle renonce à envisager d’autres buts. La morale établie est toujours populaire. La morale fixe l’état des hommes.

Prévoir le malheur atténue le malheur : il en va de même pour le bonheur ; néanmoins, on entend que cette position est chez nous non seulement le fruit d’une morale alternative, mais surtout le mouvement d’un homme qui veut réévaluer la morale, qui se tient au-delà. Je ne tiens quant à moi pas plus au bonheur qu’au malheur : cela ne peut manquer d’ébahir mon entourage. Ce sont pour moi des valeurs passées, des valeurs fausses, des valeurs mortes ; ce n’est pas là que se situe pour moi la juste morale. Je rejette ce faix d’ultimatums : vouloir être heureux ou ne pas être un homme. Mon absence d’intérêt pour l’humeur, à vrai dire le dégoût que j’en ai, explique mon équanimité et ma constance : j’ai beaucoup intériorisé la réalité vraisemblable où se situe le réel, par conséquent je manque de surprise, dans un sens ou dans l’autre, positif ou négatif. Si l’on préfère, je me défie des émotions que je conçois comme préjugés ; or, celles qui me restent se fondent encore obligatoirement sur des variétés de surprise, parce qu’il n’y a que cela qui fasse la joie ou la souffrance : littéralement rien ne me fait plus plaisir qu’une discussion que je n’aurais pas prévue, et quant au déplaisir, je n’en conçois guère, parce que sans doute je m’attends toujours plutôt à être déçu que satisfait, façon de défense au mal (je pense qu’il est sensé, si possible, de tâcher de s’épargner une douleur avant de se garantir une gaieté). Je sais combien ce contentement semble pauvre à la plupart (ai-je vraiment lu : Rien de plus plaisant qu’une conversation inattendue ?), qu’on me plaindra d’être inapte à éprouver le bonheur qu’on prétend pour soi si délicieux et intense, mais qu’on ait vu comme je les raille, ces contradicteurs, de leurs prétendus malheurs, cependant que j’ai trouvé bien des agréments autrefois ignorés à développer les facultés de l’esprit.

Car l’esprit est une bonté et une félicité immense. C’est pourtant, certes, bonté et félicité assez éloignées des primitivités du cœur.

En quelque chose, l’esprit n’est pas l’opposé du cœur comme on le suppose, l’esprit est le cœur, depuis le début il le remplace, et ce n’est qu’un dicton de prétendre que le cœur éprouve à la place de l’esprit, car tout malheur est avant tout en esprit, et c’est lui qui entraîne le cœur : le cœur ne palpite pas d’amour avant que l’esprit se sente d’aimer. Être bon, et par exemple être généreux, n’est pas l’apanage du cœur, et c’est bien plus souvent par le cœur qu’on est mauvais, par cet élan impulsif qu’on attribue au cœur qu’on se venge aussitôt, qu’on ressent des rancunes, qu’on est jaloux, etc. – l’esprit est presque sans lien avec de tels vices, il n’existe pas de raison sensée de s’encolérer, car l’esprit vit dans une temporalité reculée. Si je conviens à peu près que l’esprit est froid, il faut admettre de retour qu’il n’existe pas une froideur furieuse : tout ce qu’on fait par entraînement et par impulsion est le fruit du cœur. J’y reviendrai ensuite, l’esprit aime aussi, mais il ne le fait pas selon ces motifs. Aussi a-t-on tort de croire que ne pas être heureux, c’est être malheureux : il existe bien d’autres modes que ce manichéisme, que cette dualité-là ; la question de la tristesse ou de la joie n’entre jamais directement dans mes considérations, et ce n’est pas par souhait de m’y soustraire : il y a une étonnante plénitude à ne pas s’en soucier, une sorte de libération, d’inédite perspective, à échapper à la destination binaire où notre société voudrait tout ranger ; c’est voir non seulement d’un autre point de vue, mais d’une abondante variété de points de vue. On se moque alors de cette réduction : « chose heureuse »/« chose malheureuse » qui n’était qu’une aliénation aliénante du jugement, qu’un simplisme critique, et l’on voit des alternatives épanouissantes où cette limitation est exclue, où du moins l’opinion se constitue en franches ouvertures, avec extériorité. Un phénomène n’est bientôt plus considéré automatiquement sous l’angle moral du bien ou du mal qu’il procure, bien et mal qui sont eux-mêmes surtout les conséquences d’une éducation ou d’une imprégnation morale : l’a-priori se défait, se désagrège, tombe, et l’on n’a plus honte à ne pas être heureux, parce qu’on comprend que cela ne revient point à dire qu’on est malheureux ; c’est seulement qu’on n’a abandonné le préjugé de cette question « fondamentale ». Ce n’est pas une perte, il a fallu se débarrasser d’une erreur ; c’est un chausse-trappe qu’on discerne de loin et où l’on ne trébuche plus. Le Contemporain, comme il tient au bonheur, s’arrange pour se retenir de concevoirle réel, il retient ses facultés mentales, se jugule, se censure, se défend d’être autre, anormal, excentrique ou marginal, tout en voulant penser un peu par lui-même il se soumet au principal de la pensée prégnante et solidaire : il a peur quand il pense vraiment seul, parce qu’il pressent le risque d’en être malheureux, et cette anti-valeur-là le paralyse comme un tabou. Qu’on y regarde avec impartialité, on trouvera que notre société-du-bonheur est pleine de gens qui, dès l’adolescence, sont incités à fuir toute disposition ne conduisant pas directement au bonheur, comme l’effort et l’éducation (même ce qui réclame par définition du travail doit se faire « en douceur » : un métier, un accouchement, un régime…) : on devine comme cette morale pervertit, ne serait-ce qu’en ce qu’elle réduit des facultés et annule la possibilité d’autres positionnements d’existence, c’est l’incontestable décret du bonheur. Ces heureux ne se mêlent plus de rien, s’égocentrisent, ils ne votent plus, s’attachent uniquement aux domaines qui leur donnent du plaisir et où ils se croient déjà bons, et, selon ces termes, n’allant au-devant d’aucun risque, ils s’épargnent toute souffrance et même toute possibilité d’une peine. Quand ils pressentent la contradiction, ils se renfrognent, se rencognent, se retirent hors d’atteinte, au lieu de relativiser le mal ; leur obtusion même les rend susceptibles, comme le boomer aigri refusant qu’on le conteste. Ils considèrent que pour éviter le malheur, il vaut mieux n’y pas songer et limiter les occasions d’y réfléchir, et leur esprit, accoutumé à la dérobade, devient intolérant et isolé. Leur mémoire s’altère, parce que le souvenir d’une contrariété blesse : ils sont évanescents, et vides, sans apport personnel au monde parce qu’un apport initial qu’on aurait pu leur faire les eût indisposés. La morale du bonheur les a entamés : ils sont heureux, bienveillants, ils jouent à peu près en permanence mais à des jeux sans rivalité, ils sont pauvres d’intelligence, comme les imbéciles heureux. Il ne faut avec eux discuter que d’amusement, ou ils angoissent plus qu’ils ne s’ennuient, ou plutôt l’ennui même leur est déjà une angoisse, une importunité qu’ils ne supportent plus, une inconvenance morale : les voilà bientôt partis. La société-bonheur est celle d’enfants gâtés et irresponsables, entretenus dans l’idéologie ou l’idéal de la saturation des plaisirs faciles.

À présent nous y sommes.

Ils croient que penser oppresse – ils le sentent sourdement –, et ils pressentent toujours le mal-être de la réflexion, une impression de dureté, une senteur d’inhumanité, c’est pourquoi ils craignent la pensée. Penser est difficile, antidémocratique, sans-cœur : intelligence est mot d’élite. C’est parce qu’ils sont demeurés à l’enfance de la pensée, à ses prémices, stade puéril où l’on n’ose peu parce que l’inattendu fait peur, que ce début, que cette atrophie, les effraie : ils n’en tirent que le désagrément des initiales maladresses. Aussitôt qu’ils ont tiré de la douleur, on leur a soumis l’idée que ce n’était pas grave, qu’il ne fallait pas se forcer, qu’on ne pouvait pas les réduire à une action qui les oppressait, que l’esprit est du domaine de l’inaliénable, que personne n’a le droit d’y toucher ; or, tout les oppresse, tout est un risque, tout leur semble une offuscation de leurs volontés propres hors le confort des écrans. Ils nous qualifient d’inhumains, nous, parce qu’ils se terrent en la vacuité de leurs non-pensées, et que d’une manière altière et hautaine nous ne prônons pas le bonheur, ni le nôtre, ni le leur : or, cela les contrarie atrocement, ils nous conspuent parce qu’ils perçoivent en nous un danger, le danger de l’esprit contre la bienfaisance du cœur, et, comme ils sont à ce stade où l’embarras doit être supprimé, ils nous voudraient réduits au silence légalement, ils n’acceptent pas une pensée susceptible d’un mal, c’est-à-dire une pensée tout court. Ils ne veulent autoriser en leur monde que ce qu’ils peuvent recevoir sans soupçon de mal, et comme ils n’ont jamais eu mal, ils sont sans cesse surpris du mal inédit, c’est pourquoi tout les blesse, n’importe quoi d’anodin autrefois pour la génération antérieure. Ils n’ont aucune résistance parce qu’ils ne se rappellent que les plaisirs, qu’ils n’ont jamais durci leur peau à des coups. Ils sont extrêmement grincheux à admettre d’emblée tout penseur un grincheux ; ils préfèreraient tuer la pensée, s’ils pouvaient. Je ne fais pas du bonheur un paroxysme souhaitable – parce que je constate ce qu’il donne, ce paroxysme, à travers eux –, alors ils me supposent disposés au malheur, ils croient que je me mortifie, quelque chose ainsi, une sorte de médiéval obsolète de la flagellation. Mais un esprit sagace, lui, ne se vexe pas des atteintes, il ne hurle pas des petits heurts, il ne se vexe pas à la moindre importunité, au moindre devoir, à la moindre altérité. L’esprit n’empêche pas non plus ce penseur d’être affable, courtois, libéral, prévenant, d’amicale présence… Je ne suis pas heureux sans doute – et n’en ai cure – mais je crois qu’on ne me voit point de mauvaise compagnie, triste, gris, renfrogné, méditatif tel qu’on s’imagine un philosophe typiquement hanté et soucieux. Je sais faire plaisir à la mesure de mon anticipation d’autrui que je n’ignore pas, parce que le plaisir qu’on prodigue, pour être fort, nécessite d’un peu réfléchir (combien de gens ne savent donner et se débarrassent du présent comme d’une obligation !) : j’y répugne juste un peu parce que ça ne m’est jamais réciproque, mais ce n’est rien, j’ai déjà bien l’habitude d’être seul et de ne pas me savoir de semblable ; je me sais distinct mais je puis me plier un peu et sans dommage au rituel des autres. Les conversations les plus scandaleusement banales ne me font pas de mal, ni les accusations les plus féroces, ni les rumeurs à mon endroit, ni l’attitude la plus scabreuse : c’est prévu, et la plupart des catégories de méfaits, au lieu de les conjurer, avant de les vivre dans la réalité je les ai sues.

C’est passé : le voilà le mot-clé, passé, c’est toujours passé avant d’être réellement vécu. Ce que je n’ai pas rencontré, c’est quand même passé, c’est passé en moi, toutes les douleurs et les violences. Intériorisé déjà, assimilé : passé. Voilà le plus souvent comme se présente à moi une « nouvelle » circonstance de malheur : « Mais c’est déjà passé, pour moi ! Que voulez-vous que j’en vive de plus ? » Ces « malheurs »-là ne me font qu’une impression de confirmation, de répétition, ennuyeuse, délavée, dépulpée, dévitalisée, comme un mauvais souvenir, une lueur grise de vieille carte, je ne m’en occupe alors qu’ainsi que je l’avais prévu, méthodiquement, en formalité déjà traversée et qu’il faut recommencer, efficacement, selon le même protocole pesant mais qui ne me surprend plus. « Enfin, j’ai déjà vécu ça. — Ah ? Mais quand ? À quelle occasion ? — Pourquoi voulez-vous qu’il y ait besoin d’une “occasion” ?! » Les gens alors me considèrent comme une anomalie, et, je suppose, y trouvent leur explication, c’est-à-dire avec des concepts propres à leur réalité, différents de la mienne. Ils ne peuvent se mettre à ma place, envisager une riche existence intérieure, c’est invraisemblable à leur représentation improvisée.

Il arrive cependant que pour m’approfondir, comme on se creuse une plaie réelle et qui travaille, je m’invente des malheurs si subtils qu’ils échappent aux circonstances ordinaires, et, bien qu’ils figurent selon un ordre plausible et ne relèvent point de gratuites spéculations, je m’en torture un moment, m’infligeant par cette nouveauté explorée des maux surprenants et qui m’emparent. Ce sont généralement des extrapolations justes et fatidiques, impasses à long terme et dilemmes dont le choix m’oblige à la souffrance, maux indirects à venir dont je ne puis rien et que j’estime inéluctables, relevant notamment de caractères indéfectibles en moi dont je ne voudrais me déprendre qu’avec la vie. Pour n’évoquer qu’un exemple, je me vois non l’inutilité de mon travail – ce malheur est si familier, si complet, si advenu en somme, et prosaïque, qu’il m’est désormais drôle d’en parler tant j’en suis blasé –, mais le sentiment d’anormalité que je cause à mon entourage en étant moi et que je ne puis changer sans m’anéantir, et des situations où ceux que j’aime préfèrent la simplicité contraire à ce que je suis, enfin ce que l’écriture peut empêcher dans la jouissance qu’ils ont du rapport avec moi, et particulièrement tout ce qu’un être ordinaire obtiendrait d’eux à quoi je ne puis ou ne pourrai plus prétendre. Je ne m’étendrai pas davantage sur ces visions : ceci se joue et rejoue en maintes scènes d’horreur dont je me soûle sadiquement jusqu’à l’insomnie, où je comprends tout ce que je perds et perdrai à être ce que je suis, que je ne puis compromettre, qui est pour moi la seule voie honorable d’existence – je devine, à la fois la gêne que je procure d’être un alien, et le plaisir qu’ici l’on trouve à aimer bien plus simplement un autre que moi. Ce genre de tourments me frappe, impitoyable, exact, sûr, incontestable ; j’en sais le fondement, je le reconnais, je ne puis qu’en admettre la fatalité, c’est pourtant un développement presque métaphorique, issu d’une recherche logique poussée à l’extrémité, dont les effets ont une concrète application et une importance pratique : je sais ce que je ne suis plus, je sais qui l’on me préfère. Je comprends soudain le poids que je représente, je le sens aussitôt comme un fardeau retourné, car ils sont innocents et je suis seul à avoir choisi cette lourdeur contre la fraîcheur « morale » qu’on me nie ; c’est ainsi socialement que je suis sans déni un objet gênant, un poids, une austérité et une gêne, comme la tâche noire sur la rétine. Ma solitude me condamne. Ma philosophie est une faute. Ma présence est anomalie qu’il faut toujours un peu ignorer pour mieux vivre en sa proximité.

J’ai alors, reconnaissable, ce que je me nomme mon tako-tsubo : c’est un syndrome qui, découvert ou décrit assez récemment, fit mon intérêt en ce qu’il établit une relation causale du souci au cœur, imputant au stress émotionnel une déformation du ventricule, et qui peut ainsi expliquer médicalement le lien traditionnel fondé sur l’organe lorsque la pensée est préoccupée – l’amour est une préoccupation indéniablement forte. Il impute des états douloureux oppressifs de sidération myocardique produits par des sentiments, le cœur étant physiquement arythmique, épuisant et hurleur ; c’est celui que je ressens gonflé et déplacé dans ma poitrine, que je frappe parfois du poing par lassitude de le trouver criard et imprudent, tandis que je me trouve l’esprit libéré après le tracas, le remède enfin trouvé au terme du mal, mais qu’il continue, comme à rebours, d’endurer ces déchirements sanglants et de les exprimer en contractions irrégulières ne me laissant nul repos. Cela dure, je m’énerve du dérangement : « Tiens-toi tranquille ! » ; mais il bat sourdement et je ne puis dormir. J’enrage. J’ai mal, un mal mordant de cage thoracique, un mal de cœur qui tombe dans un trou et vous relève tout le corps. Très pénible, qui cesse sans prévenir, d’une manière inexplicable, peut-être graduellement, en épuisement comme par oubli.

Il est curieux et d’une géhenne fort sadique, à y songer, que mon efficacité intellectuelle à me débarrasser des problèmes ou par une solution concrète ou par la considération qu’il n’y a pas solution – ce qui est une autre façon sage de rejeter un fait comme problème puisqu’on se résout à ne pouvoir le résoudre –, se complique d’une sensation physique hors d’intellection et de volonté. Je ne peux empêcher mon tako-tsubo : je suis pourtant assez maître de mon corps, en général, sans être « sportif » ; or, aucune contrainte ni détente ne retient ce muscle de palpiter furieusement comme un oiseau affolé. Je jure bien qu’alors que je me désintéresse d’entretenir ma peine, que je crois avoir circonscrit mon angoisse par la pensée, que je l’ai visitée de fond en comble sans me soucier d’en laisser un quartier de territoire inexploré pour protester encore depuis ses fenêtres, que j’estime en avoir fait le tour et bien mémorisé les paysages et les échos plaintifs, que c’est une douleur pathologique et non plus une souffrance psychologique, et que j’ai vraiment hâte de m’endormir (j’y pense : peut-être devrais-je avaler un antalgique ; le mal étant corporel, ça le calmerait peut-être) : ce retard du corps sur l’esprit m’importune, il a pour vice d’ailleurs de me rappeler à ses causes mentales que j’ai longtemps examinées et fermement classées, et je m’en lasse autant qu’il m’entrave, c’est une irritation presque extérieure, ce n’est même pas qu’il « m’inquiète ». Or, je crois qu’alors je perçois « en plein cœur » la manière dont l’imagination approche et pointe son cautère contre l’organe dont il restait encore quelque zone sensible et surprenable que la nécrose sentimentale n’avait pas gagnée. Ce processus bizarre et à contretemps est l’assimilation, la digestion de l’esprit : la pensée est remise, elle le signifie au corps qui, lui aussi, doit traduire un traumatisme pour enregistrer l’information d’une guérison : hypothèse métaphorique de la résilience ? je ne sais. C’est sans doute par suite de ces multiples brûlures durcifiantes, lapidifiantes, que je ne ressens plus grand-chose : chaque douleur cordiale est une prochaine insensibilité supplémentaire ; j’en suis au point où il ne reste guère de secteurs à anesthésier. C’est alors, me dis-je, cette partie du cœur dont s’occupe mon tako-tsubo ou dont mon tako-tsubo est un symptôme, qui s’éteint dans la sagesse des morts, et je me nourris déjà, à l’heure même où mon corps souffre, de savoir que dans quelques heures cette atteinte, on ne pourra plus jamais me la faire, un lieu intérieur disparaît où l’on ne viendra plus me nuire, où tout sera gris, insensibilisé et inexorable, une des dernières tendresses vermeilles en mon cœur que plus personne ne pourra blesser. Et je me dis que je ne sentirais plus jamais pareille peine, parce que je la vis, à l’instant, et que mon tako-tsubo matériel se charge de la rendre impossible : d’ailleurs, n’est-ce pas, une fois encore, déjà presque passé ? J’élimine ainsi une des rares, des ultimes peines imprévues qu’avec surprise j’étais encore capable d’éprouver – et c’est vrai que depuis des années mon cœur ne souffre pas deux fois du même lieu. J’arrive au terme, je crois, de tous les domaines par lesquels en imagination ou en réalité le malheur peut m’infliger une douleur.

Je deviens progressivement inaccessible, invincible à la souffrance morale.

Et je n’ai pas honte, aucun embarras, de la disparition en moi de cet attribut humain, pas davantage aurais-je des scrupules à perdre la stupidité : je tiens ma pétrification cordiale pour une manifestation de vitalité supérieure, une évolution de mes performances individuelles, un progrès avantageux, nuisible uniquement à une image irréfléchie, celle qui fut indûment vantée par nos complaisantes mœurs pour accompagner leur veulerie. Si je suis ainsi un monstre mort – monstre sans cœur, cœur mort-vivant –, je conçois comme les autres se prétendent fièrement des hommes vivants – cœur sempiternel, sclérose d’être, pusillanisme –, et je me trouve mieux d’être libéré de cette norme paradoxale et répugnante, de ce nanisme. Ils sont trop humains pour que je veille à leur ressembler, à conserver ce rapport avec eux, à leur être frère ; c’est toujours par où ils défaillent selon leurs penchants premiers qu’ils tiennent le plus à ce qu’on les admire, c’est-à-dire qu’il n’y a que leurs facilités, tout ce par quoi ils renoncent à leurs efforts, qui soient selon eux de nature à faire connaître leur « dignité humaine » : le bien leur est toujours ennemi du dur. C’est pourquoi ils continuent de s’émouvoir aisément sur les mêmes blessures qu’ils oublient et qu’ils rouvrent, qui ne les atteignent qu’en légèreté exacerbée puisqu’ils sont inaptes à s’en souvenir ensuite, et ils appellent cette perpétuité de leurs humeurs déficientes et lâches : « humanité ». Ils ont besoin, tant ils en font usage, que cette vicissitude ne soit pas vice mais vertu, ou il leur faudrait se mépriser pour leur principal, alors ils l’imputent à l’humanité entière comme si c’était le bel apanage auquel ils associent le bien, ce bien des usages, ce bien des universalités et des attributs essentiels, ce bien de la nature qui ne peut s’être trompée. Ce qu’ils ne peuvent améliorer en eux, ils l’estiment mélioratif ; il y a tout le bienfait exubérant et vert des végétations dans ce qui végète en eux. Mon existence, âpre, qui se fait violence, qui refuse un divertissement ou une évanescence, qui cherche le difficile en tout, est bien au contraire une progression et une direction au lieu de cet abandon des tendances… 

Vers quoi ? Vers le « monstre », sans doute, vers ce qui chez nous supplante l’homme et que par commodité et consolation on nomme ainsi. Mais ce monstre a pour moi les attributs de la hauteur : c’est que j’impute le monstrueux aux velléités incorrigibles de l’homme ordinaire, à ses bassesses, qu’il rapporte à la conformation de son cœur à dessein de ne pas se contraindre à lutter pour s’en déprendre : ce qui est humain, pour le Contemporain, n’est pas ce qui est bon – il n’a pas le soupçon d’une réflexion sur le bien –, c’est ce contre quoi il ne veut pas combattre. Peut-être n’y-a-t-il de vice, tout bien considéré, qu’en cette complice faiblesse à suivre toujours l’inclination du cœur vu par défaut comme tendre et comme propriétaire et initiateur de toutes vertus : or, le cœur n’a-t-il pas de toutes époques et de toutes sociétés été le prétexte aux actes les plus stupides et les moins responsables ? Si l’on regardait vraiment aux conséquences d’une société uniquement cordiale, on comprendrait enfin comme presque toute vilenie découle de lui au lieu d’en être foncièrement exclue : ce qui profiterait au monde, s’aperçoit-on bientôt, c’est un monstre sans cœur, c’est-à-dire un être sans tous les débordements spontanés et légitimateurs que les mœurs ne répriment pas ou qu’elles excusent. Le mal, c’est à peu près uniquement le cœur, sauf si l’on s’en tient, et par confort, aux proverbes entêtés.

Je serai donc ce monstre cardiaquement éteint. Ainsi serai-je meilleur : je serai au-delà de l’homme, et l’homme m’appellera « autre », c’est-à-dire, en sa vanité, « inférieur ». Toute accusation de ma monstruosité, je la prendrai pour un compliment, et je m’en repaîtrai. À l’être élevé, il n’y a que sa conformité qui insulte, et il signale toujours sa ressemblance par des façons de louanges. Abhorre-moi pour que je m’adore : ton mauvais goût est l’indice, quand tu vas à l’assaut de ce qui te diffère, que j’acquiers objectivement du prix. Le laid réclame la compagnie, mais il veut des semblables pour ne pas être humilié. Je serai ce qui lui détonne. J’ai pour moi la conscience et la cogitation… ergosum ! Je n’écouterai pas ce qui n’est pas.

C’est alors qu’en m’éloignant du Contemporain si vil que j’ai tant justement décrit, je me dirigerai vers la Maîtrise et l’Infaillible, et, de la sorte, en ce progrès que l’humanité refuse par crainte qu’il y aurait après tellement d’effort de ne plus se reconnaître, je serai évolué plutôt que créature de la stagnation du préjugé cordial, et, reprenant en main l’individu après tant de siècles d’excuses et de compromissions comme j’ai déjà tant tâché à le faire, j’approcherai le Surhomme, j’approcherai le Transhumain, et j’approcherai « Dieu », Dieu qui, s’Il exista même qu’en bonne et cohérente imagination de perfection principielle, n’eut pas à subir l’importunité mensongère du Cœur-guide sans mémoire ni idée qu’on s’empresse uniquement de consulter chaque fois qu’il palpite et qu’on aspire à s’en satisfaire. Dieu même fictif est le Sans-cœur, Il est le Réprouvé et le Paria des hommes, et ne lit-on pas bien qu’il est tout Esprit, lors comment fit-on de l’esprit, avec quel opportunisme, ce malentendu du sadisme et du machiavélisme ? Quand le cœur se consume, on devient bon : on abandonne l’envie, c’est toujours de s’être bien abîmé le cœur qui fait les hommes meilleurs, il n’est de bonté qu’après l’incendie, autrement il suffirait d’exister, et l’organique serait le bienfaiteur. Mais le Crime, le crime contre l’Humanité, est toujours dans l’écoute exclusive du cœur, et même dans sa moindre écoute : l’absence de blessure de ce côté produit les êtres cruels, et l’insensibilité vient toujours de qui a conservé son cœur intact et inaltéré. Les enfants gâtés de la vie, avec l’entièreté de leur cœur inentamé, sont toujours méchants. Il n’y a que le cœur qui insulte : l’esprit sait l’inutilité foncière des injures, ne connaît pas le bienfait insensé, inepte, du défoulement. Non, le cœur n’est pas tout l’amour, c’est faux, il est son aveuglement et sa surestime, il est son instinct négligent et sans cause, il est son premier mouvement, il est sa convoitise et son caprice sans partage ; l’esprit seul sait bien aimer, car non seulement il sait au moins un peu pourquoi il aime, mais parce qu’il ne se défie pas de le savoir, parce qu’il ne craint pas d’anéantir l’amour dans sa connaissance : on n’ouvre le cœur que pour le vider, l’esprit pour le remplir. Esprit qui aime ne se contente pas de vouloir être surpris par l’amour et d’en tirer plaisir, Cœur n’a d’émoi que dans l’inconstance, le perpétuel oubli et les variations ; il se déprend aussitôt, mais il a la morale pour lui ! L’esprit a sa fiabilité d’aimer, ses raisons, ses doutes. Et je proteste de ce qu’aimer avec conscience et hésitation, avec pudeur et compréhension, avec lucidité et retenue, n’est pas, ne sera jamais, en dépit de tous les dogmes et doctrines rassurant les médiocres, le contraire d’aimer. Comme il est curieux que personne ne promeuve cela : l’amour par l’esprit, qui est amour tellement plus sincère parce que mieux expliqué, un amour d’Homme enfin !

C’est pourquoi je propose de ne plus se fier à ce conseiller cru, à cet abat : le cœur.

Mais n’importe, au fond, je ne cherche pas à me consoler, ni à m’exhausser en leurres, ni à fonder une justification sur un fait-accompli : mon cœur a déjà presque entièrement brûlé, ô fabuleuse ordalie, il ne s’agit point d’user de cette réalité irréversible pour tout me pardonner. Seulement, je veux bien faire entendre que ce n’est pas juste contentement, succédané, ersatz : l’esprit, ce n’est pas faute d’avoir sacrifié le cœur : ne comprend-on pas qu’il le remplaçait déjà avant de l’avoir perdu ? C’était délibéré, voie brave non de l’abnégation mais du surplus, c’était la puissance résolue à se défaire de l’en-soi absurde et captieux, comme on coupe une mauvaise branche, geste auquel le commun ne peut consentir au prétexte que c’est « vert et vivant » : j’ai dissout le faux en moi, j’ai brisé la plupart de l’illusion immédiate et plaisante, iconoclaste de la vanité et de l’aisance j’ai converti le mensonge superficiel et l’ai fondu, assimilé au vrai des profondeurs. Ce que mon esprit a anéanti d’organique et de sanglant, de rouge, de pulsatile, il l’a remplacé par la franche lumière du feu serein qui inonde. J’ai purifié ce cloaque d’excuse et de confusion par le cautère du médecin : le chirurgien n’est ni gai ni triste, il fait son travail de réparation, il guérit et améliore. Cet esprit – comment ne le sent-on pas après tout ce que j’ai déjà écrit ? – n’est pas insensible, pas plus que le cœur ne se retient de mordre et de tuer : il a reconstitué la sensibilité en saine image, et la restitue plus pure que ce que le cœur impétueux et dévorant d’humain contenté ne lui communiquait ; il s’est débarrassé de la fureur et des soifs, des impulsions et des appels, des poursuites et des immédiatetés, et il vit égal et quiet, il partage, et ne craignez pas qu’il ne vous comprenne plus, parce qu’il vous comprend mieux que vous-même. Ainsi ne suis-je pas moins atteint des sentiments que l’esprit pondère et relativise, mais je les intègre et, certes, en neutralise la partie fausse, conventions et poses : j’ose prétendre sans contredit que j’aime mieux – il faut vivre sans cœur –, parce qu’un cœur impérieux et populaire contre un esprit timide et déprécié à présent ne me cache plus enfin mes raisons d’aimer.

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Commentaires
P
Vous prescrivez ici un prolongement du productivisme.
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