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Henry War
9 mai 2023

Pourquoi plus on vieillit, moins on dort

On impute toujours à des différences de physiologie des écarts de durée de sommeil, au même titre qu’on attribue aux jeunes gens un état de crise pour faire admettre l’« anormalité » de leur relation avec leurs parents. On continue par exemple de prétendre que l’adolescent a un besoin « naturel » de dormir plus longtemps que l’adulte, ce qui sert surtout à justifier que les adultes se reposent si peu parce qu’en vérité ils ne savent s’y contraindre, en seraient si inaptes et perpétuellement fatigués, mais avec bonne conscience. Pour le nourrisson et le petit enfant, la différence est évidente et incontestable, mais les explications au-delà de ces âges rencontrent bien des prétextes dont les scientifiques, je crois, se servent surtout à dessein de confirmer des usages et des mœurs – par exemple la sieste vaut pour l’adulte presque autant que pour l’enfant, mais la science explique surtout sa nécessité dans les pays où sa coutume ne pose plus problème et est déjà établie.

Je doute que l’âge produise un changement de nature pathologique dans la relation au sommeil, et les démonstrations que les professeurs en font sont peu probantes et tiennent, à ce que j’ai lu, à la persuasion de données involontairement biaisées ou difficilement vérifiables ; or, bel et bien les personnes dorment-elles moins longtemps à mesure qu’elles vieillissent, par conséquent il faut que la science y cherche une cause extérieure, et l’on finit toujours par trouver une réponse d’un ordre assez mystérieux, quelque hormone ou un concept de cycle. Certes, ce que disent les gens en vieillissant, c’est qu’ils s’endorment moins facilement et se réveillent plus tôt, et, automatiquement, faute d’étayage, on fabrique des symboles sur la façon qu’aurait l’âge de remplir le temps de vie qui va bientôt lui manquer : que c’est absurde ! Je propose une vérité plus simple : si le vieillard dort moins, c’est qu’il est moins fatigué ; or, pourquoi est-il moins fatigué ? Je ne vais pas prétendre que c’est seulement parce que son activité physique est réduite : le corps devient évidemment moins efficace, ce qui compense en fatigue par exemple le retrait du sport. D’où vient alors que les personnes âgées sont, chez nous, de moins en moins fatiguées ? C’est évident : s’il faut exclure l’activité physique pour source d’épuisement, quelle autre source d’épuisement manque qui est susceptible de favoriser le sommeil ?

La voici : l’activité mentale.

N’a-t-on jamais remarqué qu’un problème achevé ou qu’une cogitation intense nourrit le sommeil ? Si l’inquiétude favorise l’insomnie, la clôture de l’inquiétude permet de retrouver le sommeil : la nuit réparatrice procède largement de la journée chargée. Même, les personnes qui vieillissent ne se plaignent pas, en général, de nuits blanches : c’est que le sommeil tarde à venir et se termine tôt. Elles n’ont pas de problèmes à méditer, pas d’obsessions particulières, il est même illusoire de prétendre que la mort les interroge plus qu’un autre car la mort est de toutes les époques de la vie, peut-être même plus présente aux autres âges, non alors pour soi mais pour les autres dont on dépend davantage. L’idée de mourir est par comparaison peut-être moins intense que celle de la mort des Aimés : qu’on ne me parle donc pas de la peur de la mort dont souffriraient les vieillards ; n’avaient-ils pas le temps d’y réfléchir ? Ce n’est pas la mort logique, la mort de vieillesse, qui est la plus à craindre et qui scandalise et heurte ; une mort si tardive ne laisse du moins guère de sentiment d’injustice, et c’est un problème dont on devine d’avance qu’il est impossible de s’y préparer ; sa question se présente comme vaine et superflue, c’est une question de pure théorie qui ne se cogite que secondairement et en des moments où l’on n’a justement rien d’autre de plus nécessaire à penser.

En revanche, il n’est guère valorisant, en une société qui tient à ne contrarier personne et qui, pour cela, évite d’interjeter des duretés vraies, de déclarer qu’à mesure qu’on vieillit l’intellect œuvre moins, par conséquent que c’est logiquement et proportionnellement que la fatigue diminue : on préfèrera arguer de processus invisibles qu’on appellera biologiques ou métaboliques pour montrer que les vieillards ont en quelque sorte « raison » de dormir moins ou du moins qu’ils y sont impuissants. Quand la vérité ressemble à l’insulte, on se défend de la dire ; pas moi : plus on vieillit, plus on se contente de ses certitudes, moins on prend de risque, moins on pèse des objections, donc moins on a besoin de récupération. L’itinéraire mental d’un homme contemporain est un chemin de moins en moins pénible où il ignore de plus en plus vite toutes les réalités qui le contredisent : l’homme graduellement ne garde plus que de rassurantes « convictions », ce qui se vérifie en toute controverse avec le soixantenaire ; il se targue de trop de patience et s’empresse de rejeter l’objection de façon à n’y répondre qu’en la manière dont il l’a déformée. De quoi un vieillard contemporain aurait-il donc le soir à se sentir fatigué ? son esprit est endormi et se repose tout le jour ! J’ai souvent constaté, sur les réseaux sociaux aussi bien que directement dans les conversations, combien rapidement, au-delà d’un certain âge, les hommes quittent la discussion en vexations ou en invectives dès qu’ils rencontrent le moindre désaccord : ils ne cherchent pas à « user » leur esprit, ils se contrarient de la contradiction qu’ils exacerbent, ils s’agacent parce qu’ils sentent qu’ils ne sont plus aptes à cet effort, ils dissimulent au prétexte de « sagesse » le fait de n’accorder aucun soin à comprendre une position, percevant ce que ce travail exige d’eux – toute incompréhension énerve celui qui se juge bloqué et ne veut pas reconnaître qu’il en va de la baisse de ses facultés. Ils n’aspirent qu’à trouver une compagnie qui leur soit complaisante, après quoi ils n’ont pas plus rendu un effort mental que physique ; leurs « variétés » d’émotions sont de plus ou moins semblables satisfactions, et ils mettent tout leur aveuglement à ne jamais être déstabilisés, à ne pas sentir la pointe d’une douleur ou d’une peine inhabituelle, et à se trouver des confirmations : la seule énergie qu’ils « dépensent », celle de la fuite et de l’oubli, est pour n’en pas dépenser. Or, qu’est-ce après cela qui les épuiserait ? Ils regagnent le lit, et, sans angoisse particulière, sans problème véritable, sans souffrance que les anti-inflammatoires n’éteignent pas ni le souvenir d’un regret que leur perpétuelle bonne-conscience annihile, ils ne trouvent pas le sommeil. Mais à quelle difficulté intellectuelle se sont-ils dépensés ? Quel défi ont-ils traversé qui pourrait les laisser dans l’épuisement sain de la convalescence, eux qui ont déjà, à cette heure du soir comme à toute heure du jour, ignoré et oublié leurs opposants, ignoré ce qu’ils lisent et ne savent pas lire, ignoré par système l’ombre d’une adversité et d’un adversaire ? Ils renoncent à suivre tout débat où n’incline pas leur veule consentement ni leur paresse, ils s’adaptent de moins en moins à des situations dont ils devinent qu’ils sortiraient défaits et exaspérés, ils n’en sont plus qu’à considérer une partie de plus en plus étroite et bornée de la réalité, sont sûrs de leurs savoirs et ne redoutent rien pour leur image parce que leur âge les rend moralement intouchable ; ils n’ont plus que des craintes dérisoires de santé qu’ils répètent sans parvenir à en persuader un homme actif ; ils font de moins en moins d’effort pour quoi que ce soit : pourquoi voudrait-on qu’ils dorment comme s’ils avaient rendu un travail ? Leurs routine et plaisir établis ne cessent de les changer en vides, ne parviennent plus à les éloigner du néant, leur cerveau n’a rien à retenir ni à assimiler pendant le sommeil, il lui manque de la matière à examiner et à ronger, des préoccupations réelles : que veut-on qu’un cerveau fasse de ce sommeil, d’un sommeil comme habitude d’aller se coucher à telle heure ? Le sommeil n’est utile qu’à ceux qui ont des idées à digérer : quelles informations cet esprit a-t-il à traiter ? De quoi veut-on qu’il se rétablisse ? En quoi le vécu l’oblige-t-il à se regénérer ?

Alors, ils s’endorment mal et se réveillent tôt, mais c’est forcé ! et par déférence inepte, cette convention de respect automatique, on leur fait une sagesse de profiter ainsi de la vie, eux dont le peu de sommeil démontre qu’ils ne vivent point, n’ayant plus une expérience à mûrir en pensée. Ils végètent constamment, et l’on voudrait qu’en plus ils dormissent ! c’est à peu près le paradoxe de la marmotte dont, au surplus de l’hibernation, on ne comprendrait pas pourquoi elle n’aurait pas, ponctuellement le soir, accès au sommeil ! Les enfants dorment beaucoup, et c’est parce que tout dans l’existence leur est nouveau, la vie leur est constant apprentissage, ils assimilent incessamment des paquets d’existence qui placent toujours en leur esprit l’empreinte d’un événement inédit et d’un péril, mais le Contemporain, à mesure qu’il vieillit, a levé les dangers, enfoncé dans le confort qui abêtit, et n’a plus qu’écran à remplir d’images en lesquelles il ne croit plus. Il ne dort plus : le sommeil est foncièrement pour les êtres péniblement actifs et qui forment des pensées complexes et des projets difficiles, il attend des rêves pour le remplir, rêves qui sont les fruits ravivés d’intellections régulières. La question n’est dons pas de savoir quel degré de grandeur le Contemporain vieillissant a atteint pour se dispenser de dormir, mais plutôt : à quoi pourrait seulement rêver un vieillard d’aujourd’hui ?

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