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Henry War
21 juin 2023

Ne pas finir un livre

Le critique excellent, le philologue perspicace, le lecteur de haute exigence artistique, jamais ne se force à terminer un livre ni ne s’impose le pensum d’un divertissement : c’est, après bien des expériences et améliorations en ce domaine, la conclusion à laquelle je suis parvenu, à savoir que la volonté à ne pas poursuivre une œuvre, que la possibilité admise au départ de ne pas la finir, quel que soit le nombre de pages déjà lues, signale le lecteur supérieur, tandis que je supposais qu’un tel arrêt ne s’appliquait qu’au lecteur ordinaire et paresseux. Savoir ne pas achever est précisément l’indice d’un plus-que-lecteur : de celui qui élit à chaque chapitre un ouvrage, de l’É-lecteur.

Lorsqu’on ne tient qu’à rentabiliser une dépense – celle d’un livre –, on s’oblige à aller au bout de la consommation parce qu’on a payé, en particulier si le fruit de l’achat ne donne pas trop de mal voire procure un certain oubli – mais comme on a présélectionné l’objet pour se garantir d’une telle douleur, elle advient rarement. Ce lecteur médiocre, même déçu par un commencement, est insoucieux ou inapte à anticiper que la suite risque fort d’y correspondre, il n’a pas la compétence de ce jugement prédictif et, d’ailleurs, il juge peu ce qu’il lit, même il ne juge qu’en commentaire sommaire, sans empreinte forte, sans rancune ni gratitude durable : il lira aussi bien le prochain titre de l’auteur qui ne lui a cette fois pas plu, et oubliera d’acquérir celui d’un autre qu’il prétend l’avoir enchanté. Il ne s’intéresse pas minutieusement au contenu, il prend le récit – intrigue, style, facture – de manière vague et générale, manque de critères et ne s’en soucie pas, et s’il ne sent nul génie jusqu’à tel développement il se figure qu’une surprise peut encore venir, ne sachant que l’attendu d’une œuvre dépend de l’analyse pointilleuse qu’on réalise des pages antérieures : il ignore qu’un texte est issue d’une psychologie cohérente, parce qu’il ne dispose pas des moyens d’estimer la mentalité de l’auteur – cette étude, à vrai dire, ne l’intéresse même pas. Il se forme aussitôt des prétextes pour ne pas s’avouer son incompétence à prédire qu’il emprunte à la morale parce que c’est toujours le puits où l’on tire ce qui vante les foules nombreuses et piètres. Il ne sait pas déterminer les qualités d’une écriture, alors il se dit « généreusement » qu’il faut lui laisser une chance de s’améliorer, lui offrir le temps d’un éventuel revirement, parce que ce lecteur ne pâtit quand même point de l’œuvre piteuse, n’étant jamais soucieux de la juger et d’évaluer son apport, et parce qu’il considère qu’il y a du travail et de la bonne volonté même dans un livre raté. Il se rabat donc généralement sur l’intrigue dont il continue d’espérer l’émotion, l’astuce, une force quelconque. Or, c’est déjà ne pas savoir que, dans une œuvre d’art, toute partie doit viser la perfection, qu’un véritable artiste ne néglige rien, qu’une lacune se reproduit toujours par degrés dans un livre, et qu’il est rare en somme qu’à un début manqué ne succède pas une progression de même sorte. C’est manifestement qu’un pareil lecteur considère le livre un divertissement adventice plutôt qu’un art essentiel, qu’il ne songe pas à tirer un enseignement personnel et densément profond d’un livre, qu’il se contente de s’en amuser, se satisfaisant de ce qui « peut aller » sans s’indigner de ce qui ne va pas, et ainsi qu’il veut se faire simplement plaisir en hobby vague et inutile, mais sans projeter du tout d’admirer un artiste et de s’en intensément enrichir.

Nous ne lisons pas, ce lecteur et moi, de la même façon. C’est au point que nos lectures n’ont rien en commun, que c’est à peine si l’un et l’autre devons poser sur cette action le même verbe « lire ». Je comprends bien quel objectif le pousse à passer son temps à des histoires : il se divertit avec passivité, estime qu’il apprend quand même quelque petite chose, et il croit que c’est un modique mais avantageux atout de culture. Il ne peut comprendre la fusion que j’attends d’un livre à dessein qu’il me complète, ni l’intensité active avec lequel je l’assume et examine. L’un de nous ne lit pas, ne peut pas lire ; ce même mot appliqué à des pensées si disparates est une aporie ; il n’y a rien en commun entre ces conceptions mentales. Le seul petit rapport entre ces activités, c’est qu’en chaque situation se trouve un objet physique qu’on appelle « livre », placé entre les yeux et les mains de celui qui s’en sert.

Un véritable lecteur, performant, soucieux de ce qu’il construit de ses heures, aspirant à rentabiliser ses efforts, décide d’emblée qu’il ne continuera un livre qu’en raison de sa qualité continuellement réévaluée. Comme il sait le nombre d’ouvrages artistes qu’il peut rencontrer en élisant bien, il a scrupule à en négliger pendant qu’il achève longtemps un divertissement stérile qui ne lui vaut qu’une espèce de détente vaine (cette détente, j’en ai déjà parlé, chez l’être actif et de grand profit, se change bientôt en angoisse). C’est son meilleur principe de résister à poursuivre une action veule qui risquerait à le rendre tel, mentalité intransigeante et intraitable, pas même aisée à tenir, tentation difficilement résistible, car il faut se résoudre à ce qu’un plaisir sans grandeur ne suffise pas, se résoudre à interrompre même un plaisir. Il ne s’agit point pour ce lecteur d’abandonner un livre parce qu’il lui réclamerait trop de travail et qu’il serait arrivé à bout de forces, mais à l’arrêter au contraire par ennui de ne déployer aucune force, c’est-à-dire à ne discerner nulle part dans l’œuvre quelque acuité ou perspicacité qu’il pourrait estimer supérieure, une nette vertu grâce à laquelle l’œuvre « fait saillie », un complément à ce qu’il est déjà : et voilà pourquoi on reconnaît un lecteur perfectionné à ce qu’il achève de moins en moins ce qu’il lit, puisque par expertise il en a constitué l’analyse avant la fin, déjouant de plus en plus tôt le système de sa composition. Il veut accorder son temps pour les lectures les plus élevées et édifiantes auxquelles, plutôt qu’agréablement prévisibles, il ne s’attendrait pas, ce « choc » d’altérité soudaine fondant la condition pour qu’un ouvrage surprenne par quelque différence avec soi et pour qu’il entre en soipar une certaine distinction de paradigme. Un livre important, un livre sérieux, et j’ose dire tout simplement un livre, c’est celui qui exprime ce qu’on ignorait pouvoir exister et qui n’est même pas une variété originale d’un déjà-écrit. Le livre – rien de ce qui s’écrit de nos jours n’est livre – est fondamentalement un message étranger. Mais le vaste public contemporain ne réclame que des confirmations de soi, des répétitions de culture qu’il peut aisément reconnaître, des textes confortables et essentiellement conventionnels. On entend pourquoi ça n’a pas besoin de « faire son chemin » en soi : ça y est déjà largement sis. Pourquoi fuirait-on cette matière, et à quel moment ? on n’y entre que pour se retrouver. Par quel ennui désagréable fermerait-on l’objet ? Pour un véritable lecteur, un livre semblable est une perte de temps, mais puisque le lecteur factice et majoritaire ne recherche que la ressemblance, par quoi sera-t-il importuné pour abandonner son occupation ? 

Et en général, il faut se résoudre à n’avoir cure de l’intrigue s’il s’agit d’une œuvre de fiction : un lecteur avisé ne souhaite pas particulièrement découvrir ce que les personnages vont devenir, s’ils vont mourir ou s’ils vont vivre ; ces destinées-là, il le sait, ne sont qu’inventions plus ou moins astucieuses et pitoyables d’un auteur, et il est trop facile d’émouvoir des cruautés ou des tendresses de démiurge. Seul l’amateur piètre perpétuellement ébahi, aimant ce caractère d’inattendu et de clausule que par plaisir il s’attache surtout à ne pas prédire, se laisse attraper par sa fausse pitié, par son empathie pour l’imaginaire : il considère qu’il importe de connaître ce qui attend un être de papier parce qu’il n’a pas le recul technique de vérifier que l’écrivain en fait exactement ce qu’il veut, qu’avec un tel lecteur il n’a même guère à y induire du plausible pour le toucher, que c’est un mécanisme très simple et très scabreux, ce qui explique le succès du polar où le consommateur continue de penser que l’identité du tueur et le sort de l’enquêteur sont des paramètres capitaux, ardus à produire – mais l’examen professionnel montre souvent que ces données ne sont pas même produites avec le soin d’une rigoureuse vraisemblance. Il faut être d’une naïveté bête pour ne pas deviner combien un dénouement est en général une machine uniquement pratique dénuée d’intérêt, et pour y porter sa fascination et une moindre impression de suspense. Comment ne pas comprendre que le petit plaisir concerné que je prends pour des masques animés ne justifie pas que je les suive obstinément, au mépris de vérités bien applicables, jusqu’à la cérémonie ou la décharge : il faut se secouer des tendances à s’intéresser à n’importe quoi, et résister à l’abêtissement hypnotique où nous tient l’habitude de vouloir trouver une terminaison à une fortune virtuelle qu’on a initiée et entreprise ; comme en certaines relations fades, il vaut mieux parfois trancher et finir avant sa conclusion quelque aventure mal commencée. Comme on a débuté le récit d’une vie, on suppose benoîtement qu’il faut voir où elle va, oubliant que c’est une vie fictive, que ce n’est pas une vie : je refuse mon attention à de telles superficialités longuement encombrantes. Que le protagoniste sombre ou triomphe, voilà qui ne procède que de la décision arbitraire ou opportuniste d’un écrivain, ce qu’il peut avoir choisi un peu par hasard et à l’ultime moment selon le souhait de son lectorat majoritaire ou de son humeur d’alors, et il faut être un auteur soi-même pour s’apercevoir de l’évidence de choix que maints confrères prennent à la légère, comme s’il ne s’agissait avec insensibilité que de faire effet. Au mieux, les étapes graduelles vers cette finalité peuvent être d’un ordre artistique – c’est ce qu’on doit bien sûr inspecter – mais quand les premières marches sont gauches, il est bientôt évident que l’édifice sera branlant, qu’importe alors où mène simal un tel escalier.

Se dire ainsi, lorsqu’on s’ennuie d’une certaine hypnose, de cette hypnose banale qui ne réalise aucun rouage de l’esprit, une hypnose-paresse de pur entraînement, l’hypnose plaisante de qui délègue à un inconnu sa volonté et son pouvoir : « Oui, je me demande bien ce que les personnages vont devenir, l’enchaînement des scènes agréables sur un style lisible n’est point inconfortable, au contraire ; cependant l’auteur est impropre à y mettre de l’art, il ne m’apporte que cette curiosité vague qui ne touche à rien de personnel, qui n’atteint qu’un univers irréel de fabrications, qui n’est comparable qu’à une rumeur qui fascine dont l’anecdote tient en haleine. Dois-je me laisser abrutir par ce plaisir stupide et vil ? Mais si oui, à ce compte, n’importe quel ouvrage ferait l’affaire ! Non, plutôt m’atteler à des récits un peu difficiles qui m’enseigneront moins le goût absurde et déplacé pour la façon dont un écrivain réussit ou non à finir une histoire (c’est bien le moins qu’il y parvienne !) que la pensée profonde et pénétrante qui, au lieu de me seulement captiver et tenir subjugué, me rendra consciemment actif et meilleur. » On peut certes tout aimer avec l’oublieuse béatitude de huit cents ou mille pages qu’on aurait pu résumer en peu d’idées et de procédés, on peut bien s’y laisser prendre uniquement par l’agacement et la récompense du « page turner » sans en admirer ni la forme ni le fond, mais qu’on ne dissimule pas cette inertie du vide sous la piteuse excuse que c’est « par respect » ou par « culture » : on disparaît et l’on s’évanouit dans un récit qui pourrait être n’importe lequel selon le peu de règles d’un certain genre qu’on préfère parce qu’on en connaît déjà les codes rassurants, on n’a pas un souci d’art ou de hauteur, tout ce qu’on cherche alors est l’aisance avec laquelle on s’enfonce et se perd dans des situations plus ou moins connues, ce qui suppose toujours à la fois pour le lecteur l’oubli de la distance critique, et pour l’écrivain l’usage d’un vocabulaire simple et d’une syntaxe populaire et sans trouble.

Mais le haut lecteur devine que la fluidité des représentations, c’est-à-dire la conformité des idées avec l’esprit banal du Contemporain normal, n’a rien à voir avec la grandeur en art, tout à voir avec le divertissement pour foules permissives. Même, on doit tenir pour supérieure vérité, née de la sensibilité même du lecteur – indice et signe en soi –, que la plus grande facilité avec laquelle on lit est le critère du livre plus insuffisant, plus évident comme la racole, et donc écrit avec moins d’audace et de génie. Mais il existe après tout un très vaste public de bétail qui ne veut que de ces mixtures industrielles et adaptables à toutes les gueules, qu’on digère sans mal, cette littérature de grande consommation adaptable à toutes les panses, à tous les estomacs bovins : de l’herbe, du foin, de la pâture. 

Quelquefois, comme récemment en lisant Tom Wolfe – je lis rarement de la littérature contemporaine –, je me « réveille » de ma lecture, et je songe, incité à poursuivre : « Que fais-tu encore dans ce livre ? Tu sais que c’est mal fait, rédigé seulement pour se faire accepter d’un penser commun et distrait, avec juste ce qu’il faut pour donner par intervalles une brève illusion de réflexion : as-tu vraiment envie de savoir ce que Mr Wolfe prévoit pour ses personnages, et en sortiras-tu édifié ? Il n’y arrivera que d’une façon qui ne peut te surprendre et qui te laissera l’impression d’une vacuité : tu te contentes depuis plus de trois cents pages de lire des portraits mal peints placés dans des circonstances mal crédibles. Tu as cerné la méthode, il est à peu près sûr que tu n’as plus à apprendre de ce livre ; il te reste six cents pages : iras-tu jusqu’à la fin pour confirmer tes prévisions, en as-tu vraiment besoin quand chaque page supplémentaire depuis déjà longtemps renforce tes jugements, et alors que le journal de Tinan et qu’un premier livre de Borges t’attendent, dont tu espères des éloquences autrement impressionnantes et hautes ? » Il est vrai qu’alors, si je ne réfléchis pas, si je ne veux que me divertir et fatiguer mes yeux avant de dormir, je songe que Wolfe se lit avec facilité, que si ses personnages sont stéréotypés il les relève ponctuellement d’une pointe drôle ou sarcastique quoique jamais superbe, et que l’amitié avec laquelle on s’accoutume à sa verve sympathique m’incite à gaspiller encore deux semaines sans cogiter ni apprendre. C’est pourquoi je dis que, comme il faut se donner une impulsion brutale – une pichenette – pour s’extirper du fauteuil devant je ne sais quelle série séduisante dont on se recouvre et s’imprègne comme une glue, je m’ordonne avec violence de quitter ce mol appétit vers la flemme et le convenu, et m’engage à cesser une végétation qui ne me réclame aucune peine, aucune difficulté, aucun exercice : s’ébrouer donc de cette torpeur et renverser la puissance de l’hypnotiseur. Et, à celui qui oserait affirmer ensuite que c’est par paresse si j’ai quitté cette masse, je lui ferais bien voir, par ma critique littéraire, composée, exhaustive, du ce livre arrêté, que je ne me suis point retenu de labeur pour expliciter à peu près irréfragablement l’esprit dont il a été écrit – écrire exactementsur un livre est déjà infiniment plus fastidieux que de lire (mais il n’existe guère de critiques écrivant sur un livre, il n’y a que des critiques écrivant sur eux-mêmes).

C’est ainsi, contre toute attente et tout préjugé, qu’on trouvera au terme de ce théorème que l’indice d’un excellent lecteur se situe dans son refus, principiel et perpétuel, de promettre qu’il lira son livre jusqu’au bout.

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