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Henry War
31 juillet 2023

Ce que ça fit de nous

Ce que notre contemporanéité a réalisé sans doute de plus pernicieux et de plus ignoble, c’est le figement des rapports humains dans des routines, dans des postures, dans des rôles. Comme elle les dirige vers l’unique considération du respect de formes, à ne plus pouvoir miser que sur des superficialités de cinéma, chacun apprend au contact des hommes – plutôt on s’imprègne – à suivre des attitudes identifiées, et l’on n’ose pas en sortir car on veut présenter tous les aspects du bon rapport, du rapport « bien », du rapport qui satisfait. Le fils se comporte comme il doit, le père n’a d’audace pour s’opposer à rien de ce-qui-se-fait, les amants ne savent plus ce qu’ils voudraient sans la société qui les incite, et les professions, relations, successions, établissent partout leurs usages et leurs codes, loin des volontés spontanées et des questions souterraines, sans qu’un individu puisse exister et agir de ce qu’il sent et pense sans l’égrégore machinal omniprésent. À force d’imposer le modèle bienveillant où, comme dans les écoles, on s’adapte au rythme du plus vide, la société instaure la dictature des manières après quoi nul ne connaît personne, suivant l’exemple du moindre homme qui n’aurait de lui-même rien à arborer et qui, ainsi, ne serait nullement mis en danger d’être révélé et humilié : l’observance des plates traditions suffit à faire de lui l’homme-comme-les-autres – il est heureux d’être un homme. On ne pose plus une question essentielle, pas seulement parce que c’est tacitement défendu, mais parce que comme il s’agit d’une question risquée qu’on n’aventure pas facilement, qui est sise quelque part un peu en-dehors de l’inoffensif et de l’anodin, et déplacée, intempestive, nul ne s’attend à ce qu’on la lui pose, par conséquent toutes les réponses qu’on y ferait et celles qu’on attend seraient impréparées, médiocres et préjugées, en sorte que ce ne sont pas juste les paroles qui ressortissent du proverbe mais toutes les pensées, dont les actions découlent. On ne quitte bientôt plus la coutume et les lois morales : pourquoi interroger celui dont on sait d’avance qu’il répondra une ineptie ou un dicton ? Chacun se laisse engloutir par l’imbécillité inessentielle de l’époque, et rien d’éclatant, rien de vrai, rien de contrasté, ne s’échappe, parce que le bien se conçoit comme l’obligeance de ne rien faire d’iconoclaste, comme l’obligeance d’adhérer aux conventions normales, comme l’obligeance de ne pas déparer des formes majoritaires – on est tôt trop foncièrement obligeant. Pas davantage à présent qu’autrefois l’adolescent ne demande à son père comme on fait l’amour, ce qui l’a blessé dans son enfance, ou ses conceptions de l’existence, et généralement on ne réclame pas l’expérience d’autrui, on y trouve de l’indécence, tout ce qui est profond est connoté immoral, l’habitude est ancrée de ne jamais insister : aucun Contemporain ne veut prendre le risque de heurter un Contemporain, fût-ce pour lui exprimer sa sollicitude ou son amour – toutes nos pudeurs, si l’on y regarde bien, ne touchent qu’à ce qui est frappé de prohibition. En somme, on prétend ne pas vouloir mettre dans l’embarras même un proche qui nous sait bien intentionné mais qui recevrait nos confessions et nos inquisitions avec anomalie, parce que cela embarrasserait soi-même, parce qu’on n’assume jamais ce qui est pour chacun le plus grand des périls, à savoir la crainte de ne pas se conformer au bien admis et unanime qui est tout le bien qu’on conçoit. Si l’on accepte ce trait phonétique (j’en fais peu) : les pudeurs sont peurs du rude, et les décences défaites de l’essence. La mesure ou l’étalon de toute intervention au monde devient cette civilité lâche, appropriée, et le vrai devient disparate et indélicat. On change vite, on se moule aisément au pusillanime, on ignore ce qu’on est et l’on prend les atours du morne préexistant, parce que la place est facile à prendre, cette prudence

Qu’on songe que toute une vie ne se constitue que de pareilles fuites, des renoncements à tenter, des sentiments d’outrage à essayer une question, à déranger : une vie parfaite au sens contemporain n’a blessé personne, produit aucun choc, ni réveillé une vérité inattendue, comme on achève les meilleures études avec le comportement conforme. Rien ne doit faire saillie, nulle aspérité ne s’immisce entre soi et le monde, qui pourrait l’effriter peut-être, l’égratigner un peu : ce sont les mœurs auxquels chacun tâche sagement à correspondre. Ainsi, l’environnement par progrès se lisse à l’image des préconisations de l’environnement même, chacun prend acte des consensus et s’y applique, et nul ne voit que ces représentations transmises ne se fondent que sur le parangon de l’homme normal c’est-à-dire faible et timoré, pour le confort même des gens faibles et timorés, de façon que chacun se sente heureux, surtout les faibles et timorés. La norme de l’absence d’audace et d’originalité sert des êtres sans esprit et sans initiative mais aspirant quand même à figurer au rang des gens-de-bien, et accessibles au bien-être. Et certes, personne ne se sent coupable de rien, chacun a rempli son rôle, nul ne s’est comporté en-dehors du cercle des protocoles, mais aucune densité n’a surgi de ces pantins stylés, chacun n’a éprouvé que des émotions factices, aucune franche profondeur n’a provoqué un sens nouveau et un moindre changement : une vie a coulé à la surface, tranquillement c’est-à-dire avec une crainte constante, une ressemblance contrainte, fébrile, sans toucher à rien. C’est véritablement l’horreur absolue qu’une société qui, sans coercition particulière sinon une morale vague et sans discrimination, parvient, chez les hommes devenus veules, à induire la peur de la solitude au point que tous se contentent d’être des simulacres et des oublis, des dérobades et des jeux. Vidés de substance, ils errent dans des pensées de décor, au milieu d’une machine correcte, pour ne pas percevoir en eux l’acteur et la direction : il faut que tout prenne la saveur terne d’un plateau de tournage de façon à phagocyter les regrets de ce que, dans cette existence, ils n’ont attaché d’importance à rien de grand et sont demeurés petits invariablement, ce qu’ils ont appris à appeler, dans le langage des non-existants, leur « humilité ». Un dégoût immense naît, en examinant sa vie, de ce qu’on n’a pas fait, des mots qu’on n’a pas dits, de tout ce qu’on n’a pas tenté non par crainte d’échouer – ces remords sont banaux – mais par crainte d’être inconvenant, au point que bientôt on n’y pensa plus, que l’inconvenant sortit du cercle mental des possibles, qu’on ne l’envisage plus. La vie, cette vie moderne, vous a tué… vivant, vous ignoriez que vous étiez mort. On s’est tenu à des superficies vraiment très acceptables de rapports, mais on n’a pas connu une seule personne, ergo on ne s’est pas connu soi-même, on n’a pas ni ne s’est distingué. On m’a rapporté qu’un homme mûr de mon entourage avait demandé à un autre s’il aimait encore sa femme ; ce dernier répondit avec un dédain de sociale répulsion : « C’est une drôle de question ! », et le premier n’insista pas. Eh bien ! tout le Contemporain figure en cette anecdote : on dispose de questions fondamentales et nécessaires qu’on ne pose jamais parce que personne n’est prêt à les recevoir, et faute d’un homme véritable pour interlocuteur, on finit par ne plus se les poser soi-même, on annihile en soi la dimension de l’important, on devient un homme-rôle, et bientôt celui qui nous les poserait rencontrerait la même espèce d’indignation négligente, aiguillonnée par le fait qu’on nous a autrefois méprisé de l’avoir risquée et par le sentiment qu’en bouclant le cycle des règles normales où l’âge finit par aboutir, tout rentre dans l’ordre. On croira être enfin parvenu, comme une leçon, comme une morale, à rendre le désintérêt qui nous frustra et qu’on ne comprit pas, et l’on répondra : « C’est une drôle de question. ». On est parfaitement contemporain, on est intégré, on se rassure de son adhésion pleutre en y supposant un indice de haute adaptation : c’est, croit-on, la « sagesse » qui prend – encore une sagesse de pacotille.

On ne sait plus ce qu’est un père, un fils, un ami, un voisin. Par les usages d’une société qui modèle, on ne sait plus rien d’authentique, on ne dispose que d’imageries qu’on applique sans réfléchir, qu’on suppose au mieux le fruit mûr d’une histoire, qui n’est que la conséquence d’un lent renoncement à la pensée intègre, d’un abandon à reconsidérer en homme les mœurs et la morale, d’une déchéance de l’effort. Un jour, tôt ou tard, cette personne meurt – père, fils, ami, voisin –, et ça ne veut rien dire, ça ne porte aucun noyau, rien d’essentiel, nulle altération : on n’a jamais su de qui il s’agit, il n’était personne après tout, on ne se souvient pas d’un signe d’altérité, c’était quelqu’un, c’était n’importe qui. Alors, peut-être pour éviter de s’attarder sur cette horreur, on suit les rites, on affecte les mines faciles sans un discours honnête, sans une pensée de fond, sans se départir du rôle – on fera de ces apostrophes au défunt qui font très bien et qui émeuvent toujours, invariablement, depuis Bossuet et Malraux. Et l’on mourra pareil, et sur nous quelqu’un qui ne nous connaît pas tiendra une pareille oraison vide et de pur effet – ce pourrait être l’employé des pompes (souvenir, là, d’un discours que j’écrivis à la demande d’une amie pour qu’elle le récite comme témoin de mariage à un couple que je n’avais jamais vu et dont je ne savais rien : il paraît que la mariée en fut émue aux larmes). On n’était rien pour un autre, rien pour personne, et nos « proches » se contenteront de pleurer comme-il-faut, habillés de circonstance (faut-il les lunettes noires tu crois ?), marchant plus ou moins penchés comme ils ont vu à la télévision et au rythme qu’ils subiront des professionnels, après signature au bas du contrat d’obsèques les dispensant d’organiser une cérémonie personnelle, parce que c’est ainsi qu’on fait aux enterrements, qu’on a appris à imiter, qu’on se laisse conduire, que comme toujours on se fait guider y compris pour les « événements » – même le mort a expiré selon la prise en charge médicale idoine et congruente. Je voudrais un homme, un seul, qui sût pleurer, qui sût rire, sans se mouler à la forme d’une convention, dont la parole fût pleinement sienne et d’aucun autre, et dont la pensée ne fût pas recopiée, même défectueuse : j’en voudrais un seul de cette sorte, je ne voudrais qu’un homme. Où est-il ? pas ici. L’humanité reprendra sa marche triomphale, si cela arrive un jour, lorsqu’elle se déprendra des tous les codes facilitateurs qui la stérilisent, qui nivellent chacune de ses unités, qui les conditionnent au plus aisé, c’est-à-dire lorsqu’enfin elle publiera pour valeur primordiale l’individualité des êtres, pensées et actes…

Et qui pourrait parler d’humanité sans qu’il y ait au moins des hommes ?

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