Indistinction des locuteurs

Le Contemporain normal ne peut guère faire la différence entre un locuteur qui récite sa leçon, rapportant tout à une thèse préétablie par aisance, et celui qui élabore son discours en improvisant à partir de ce qu’il déduit des propositions précédentes : les deux, le partisan et le sage, se confondent en une fluidité de lexique et de rythme, de sorte que le novice-en-discours ne les distinguera pas. Il admettra que le sage est un partisan obtus comme les autres, plutôt que l’inverse, tant il est logique d’assimiler l’exception à la règle, et conclura d’un sage qu’il s’agit encore d’un banal réducteur de tête, avec tours rhétoriques, fausses spontanéités, arguments de longtemps préparés et probablement captieux s’il avait le temps de les examiner ; en somme, même la grandeur, le Contemporain la réduit à la petitesse qui lui est accessible et prochaine, et il se sert de ces apparences de similitudes pour douter d’elle ou pour la dénigrer. Il lui faudrait, pour la reconnaître, quelque esprit de discernement un peu fin qui ressortît lui-même en quelque chose à la grandeur, pierre de touche sise en soi et indispensable à étalonner l’eau d’une gemme encore plus précieuse.

Il est tout de même lamentable et navrant que le seul fait de vouloir communiquer vous rapproche, aux sales instincts des foules, des imbéciles de proverbes qui sont difficilement aptes à assembler deux idées et à relever des objections nouvelles. Tout est ainsi d’une griseur mêlée pour la stupidité actuelle, sans rehaut ni contraste, neutralisé et nivelé comme sous le pouvoir d’un filtre pluvieux : c’est un prisme ternissant volontaire parce que confortable, préférable en ce qu’il épargne le dur travail de la distinction au moyen de la croyance principielle que tout extérieur est piètre et égal. L’autre avantage de cette mésestime est, par défaut, de supposer que l’intérieur vaut un peu plus, puisqu’on ne trouve alentour rien de valeur : on veut plutôt n’en pas trouver, ce qui justifie non seulement de ne jamais examiner, ce qui serait de quelque effort, mais aussi de se contenter de soi – sans examen davantage, cela va sans dire. C’est décidément en cela qu’il n’y a pas moyen de susciter l’intérêt d’une grandeur dans l’esprit des ordinaires petits sots : ils tiennent à conserver l’inconscience qu’il existe des grands parmi des petits ; ils ont trop besoin de savoir, pour leur estime, que tout est égal. Chose déjà dite, voix populaire et morale unanime, certes, mais s’agissant de langage, on devine le degré particulier de subtilité qu’il faut avoir acquis pour séparer le grand extraordinaire du petit banal, le logos ne produisant pas l’emballement superficiel ni l’atteinte épidermique que suscite par exemple, en la mentalité du béotien majoritaire, la musique ou la peinture.