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Henry War
25 août 2023

Le vice suprême, Joséphin Peladan, 1884

Le vice suprême

Le roman fin-de-siècle a ses codes, qu’il vaudrait souvent mieux, comme pour tout texte « d’école » ne pas voir strictement respectés à la façon d’une application de recette qui lasse. Toute œuvre dont il existe quantité de variations similaires devient système et non plus art. La copie d’un procédé est de moindre valeur que la recherche d’un procédé nouveau, si possible plus efficace ou plus vrai.

Ainsi Peladan m’évoque-t-il Fersen, qui m’évoque Rachilde, etc.

Style d’érudition magnifique, d’étrangeté byzantine, d’efforts disparates, délibérément condescendant. Intrigue prétexte à démesures incrédibles, concaténée chronologiquement, sans planification élaborée, somme de tableaux arrêtés à contempler immobiles et encadrés d’or à la Sardanapale. Foules banales qu’une frénésie de divertissement aliène de dignité, de grandeur, d’individualité, grégarisées en troupeaux veules et excessivement confortables. Personnages monstrueux, monstrueux dans l’innocence ou monstrueux dans le vice, saints impavides comme des marbres ou dépravés débridés comme des diables, tous difformes, tous anomaux, répertoire de tératologie.

Et il m’est venu à cet endroit une réflexion fondamentale : c’est qu’on a tort d’admettre la littérature fin-de-siècle comme décadente et corrompant les mœurs. Pour réaliser un tel effet de subversion, il faudrait qu’elle condamnât ce que les mœurs admettent le bien, qu’elle tâchât à opérer un renversement de valeur, à instruire une réforme, du moins à rediriger la morale, à la questionner, et qu’en quelque chose elle mette en péril les normes unanimes et établies ; mais il n’en est rien ; le fin-de-siècle conserve les repères, ne propose nulle évolution de paradigme, et il inclut même une préciosité populaire et plaisante, dont l’aura de scandale, un certain temps, attira comme une excitation. Il ne comporte qu’une critique de la société de l’amusement et de la déspiritualisation, qui est au fond une critique très morale et presque une homélie, parce que chacun veut bien l’admettre, et continuer à se divertir stupidement – cet aveu est une condition de la déresponsabilisation : j’en suis conscient, je le déplore, donc je me suis repenti et je puis poursuivre mon genre de vie avec les minuscules altérations congruentes pour me donner bonne conscience. Les intrigues y présentent toujours nettement leurs monstres comme monstrueux, puis les monstres cruels périront dans leurs tares et les monstres gentils dans un halo lumineux – certes, en définitive tout s’extermine et s’annihile, mais c’est un dénouement d’Apocalypse à la Saint Jean. De tels romans ne sont pas diabolismes ou messes noires, ils ne convertissent pas au mal et ne sont nullement écrits dans l’intention d’invoquer des démons et de célébrer le vice ; ils sont au contraire une façon très rassurante et convenue de continuer à identifier le bien et le mal selon les mêmes critères manichéens, à se catégoriser dans le meilleur des camps par une dénonciation très propre (comme c’est curieux, tous ces auteurs dandy somptuaires qui plaident pour la vie rudimentaire !), mais sans implication, sans alternative, sans autre perspective, sans « par-delà bien et mal », et surtout : sans référence à Nietzsche. Je dirais – qu’on me pardonne – qu’un auteur décadent est par définition celui qui n’a pas lu Nietzsche et qui, à cause de cela, ressasse et retarde. Sa représentation, passée, est puérile et vaine, sans hauteur ni accès faute de distance et de proposition : cela ne touche personne, et cela ne touche même pas la réalité du mondain qui en disserte. Décoration et impostures – rentabilité.

Et autre écueil : comme la mutation d’une société vers l’évanescence donne aux auteurs fin-de-siècle le sentiment d’une déchéance, et puisqu’une évolution, même qu’un progrès, leur paraît foncièrement un déclin, pour soutenir ce jugement catégorique ils produisent des fictions qui entretiennent et prolongent l’univers du divertissement, puis convoquent en les rehaussant certains passés douteux redorés de couleurs fabuleuses en gloires d’auréole qui présentent tout le caractère du spectre et du conte dans une volonté fallacieuse et rétrograde. Ils veulent alors ressusciter les dogmes anciens, aspirant par exemple comme Peladan, Bloy ou d’Aurevilly au retour d’un catholicisme de suprême autorité, sans admettre que cette religiosité était inepte et presque mondaine, fondée sur la crainte et la superstition, et finalement une sorte d’adhésion plus ou moins impensée sans force individuelle. Et l’on aboutit ainsi à un conservatisme inepte, aveugle et de pure réaction, consistant à rechercher par défaut ce qui n’est plus, ce qui s’est éteint, dans la conviction, plutôt que l’analyse, que rien ne peut être pire que le présent, de sorte qu’il devient superflu d’examiner vraiment le passé pour le vouloir réaliser. D’Aurevilly livre d’ailleurs une préface étonnamment absurde, dans laquelle il semble considérer Le vice suprême comme un plaidoyer pour la monarchie ainsi qu’un manifeste catholique, et ce regard biaisé, sectaire, obtus, de sérieux outré et en grand décalage avec l’amusement d’horreurs impossibles dépeintes dans le livre, l’incite à produire à la fois un éloge extrêmement convenu et un blâme fort incongru, éloge et blâme aussi faux l’un que l’autre. C’est considérer ce roman avec trop de profondeur et de militantisme, sur la foi de son mysticisme d’apparat, parce que… c’est un divertissement encore, immature, clinquant, du faux-homme, de la décadence de mode. Peladan ne cessera jamais d’arborer ce dandysme mondain dont il espère évidemment un succès énorme.

Au fait : cela parle d’une princesse machiavélique, et résolue, en son désœuvrement, à rendre les hommes fous de luxure sans qu’on la touche, et qui mène une vie fastueuse d’ennui. Cela parle aussi d’une androgyne perverse et cupide, ancienne prostituée amorale, qui fonde un groupe de cyniques versés dans l’amertume, la médisance et la vilenie distinguées. Cela parle encore d’hommes solitaires combattant la turpitude, dont l’un est mage adepte du magnétisme et du mithridatisme spirituel, et un autre prêtre enthousiaste dénonçant une société pécheresse en prêches accusateurs. Et ce qui rend cette profusion de personnages nécessaire, c’est le besoin d’alimenter une intrigue dont les péripéties manquent, parce que le roman narre une végétation ou un pourrissement sans perspective ni souci de vraisemblance. Comme souvent dans ce genre, il ne se passe presque rien, et le peu qui arrive n’est guère profond.

Toujours est-ce artiste : goût du verbe éclatant, de l’éloquence pourpre, de la sélection des tournures pittoresques, originales, sensuelles, puissantes et évocatoires, comme on n’en ose plus depuis plus d’un siècle : « Elle grandit dans ces salles immenses où le bruit de ses jeux éveillait des échos si étrangement sonores, qu’elle les interrompait souvent, interdite, inquiète par les regards des portraits d’aïeux. […] Dans ses ébats elle ne se roula pas sur les meubles mous et bas des décadences ; elle heurta sa nonchalance aux lignes droites, au bois dur, aux formes architectoniques de ce mobilier de la Renaissance qui pousse à l’action par son inaptitude aux alanguissements de la rêverie. » (pages 30-31) ; « Sa voix, d’une stridence aiguë, avec des éclats de cristal heurté, faisait un bris de vitres quand il riait. » (page 217). Aussi, des lucidités à l’endroit des foules, et qui réjouissent de justesse encore actuelle, comme : « Pantin cassé aux ficelles pendantes, le décadent n’a même pas le ressort qu’il faut pour déplacer son vice et changer de fumier ; il pourrit sur place, heureux de cette vermine, qui, pour quelques droits qu’elle lui ôte, lui ôte aussi tous les devoirs. Dédaigneux de sa liberté qui lui pèse, il appelle avec cris la tyrannie d’un vice. Aux époques d’épée, on faisait bon marché de sa vie ; aux époques de dandysme, on fait bon marché de sa volonté. Vivre est si nauséeux qu’on s’abandonne avec le martellement de l’habitude à ce lent suicide : l’ivresse de l’inertie. » (page 76) ; ou : « « Je reconnais une loi doublement organique ; mais plus cette loi sera générale, plus je me dois d’y faire exception. L’exception, c’est tout ce qu’il y a de grand dans l’humanité, c’est tout ce qui reste des civilisations. Le saint, l’homme de génie, exceptions ! le chef-d’œuvre d’art ou de vertu, exceptions ! » De la constatation des horreurs sociales, de l’inutilité des efforts humains, du dessèchement de sa sensibilité, un ennui lourd – car il était fait de pensées – tombait sur elle. Nature poétique tournée à l’aigre, voyant l’envers des gens, des faits, des mots ; ayant l’intuition des versos, des dessous, elle gémissait de n’avoir pas un grand destin. » (pages 85-86) ; ou encore : « « Vous êtes un inerte, c’est pire. Mieux vaut le Mal qui veut, que le bien qui ne sait pas vouloir ; la passivité de l’homme est plus honteuse que toute perversité de femme. » » (page 119) ; ou au surplus la formule lapidaire suivante, indiquant l’effet de toute éloquence irréfragable sur un matériau médiocre : « Émues, non contrites ; point converties, humiliées. » (page 275) ; ou enfin, ce remède, que j’avais déjà envisagé, à la déchéance d’esprit qui atteint la société : « « La passion est une roue qui tourne à senestre dans le sens du mal ; imbécillité de l’arrêter. Il faut la faire tourner à dextre, dans le bien. C’est la roue du Tarot, c’est le cœur de l’homme. On l’a arrêtée ! On a fait des culs-de-jatte, de peur qu’ils ne fissent usage mauvais de leurs membres. Toi qui rêves, comme Alta, de régénération : chauffe les passions à blanc ; le feu purifie ou consume, et l’incendie d’une société a sa grandeur ; tandis que ce monde moderne que tu aimes, jeune que tu es, s’en ira, avec l’imperceptible gargouillis d’un robinet qui s’égoutte ou le susurrement d’un ballon qui crève… » » (page 386)

Peladan joue, et il joue en ayant l’air sérieux, à quoi se prend d’Aurévilly, comme dans ces tableaux où les clartés jouxtent les sombreurs et où le critique penche toujours du côté où son tempérament le pousse. Il réalise un parangon de ciselures, selon l’exemple d’une toile de Gustave Moreau, reprenant un thème en vogue, ce « jaune » caractéristique et de racole, sans y adjoindre, à vrai dire, plus qu’une énième histoire de « vampires » qu’on n’écrirait certainement pas pour soi seul, qu’on épanche dans la société, une épate, rien de profondément personnel, et donc – une sorte d’impeccable insincérité.

 

À suivre : Les détectives sauvages, Bolaño.

 

***

 

« — « Maintenant, conseillez-moi, le costume grenat ou celui gris d’argent ? »

— « Celui gris d’argent. »

— « Serait-ce abuser que de vous prier de me corseter ? »

Et le ton de cette demande raillait. Mérodack lui laça son corset sans empressement ni maladresse.

Alors elle fut troublée de ne point le troubler et elle s’assit afin que l’œil du jeune homme plongeât dans sa gorge.

Mérodack lui présenta le justaucorps. Elle se leva dépitée, passa les manches.

— « Agrafez-moi », demanda-t-elle.

Comme Mérodack évitait de toucher sa peau.

— « Non, il faut prendre en dessous », et le jeune homme subit au dos de ses doigts le contact caressant et moite. » (pages 153-154)

 

« « Les faits collectifs n’existent que pour les manuels du baccalauréat… Un événement c’est un homme, ou deux, ou trois, mais cela s’incarne toujours. La seule incarnation multiple est le Serment du Jeu de Paume. Eh bien ! Carlyle a démontré qu’on pouvait tuer en quelques minutes cet événement. Les portes des écuries de Marie-Antoinette faisaient face à celles du Jeu de Paume ; il y avait des canons dans les cours ! Les rouler, les charger, bombarder la Constituante avant qu’elle fût constituée et la République avortait ; les têtes coupées, on avait le temps de couper les bras… Six zéros, c’est néant, mettez un devant, vous avez un million… En politique, comme en arithmétique, l’unité est tout et ôtez l’individu, l’événement n’a plus lieu. Qu’est-ce, le premier empire ?... Bonaparte. Au lieu de soldats contre son armée, il fallait envoyer des assassins contre sa personne… Vingt coups de poignards à travers l’histoire universelle… elle est changée. » » (pages 222-223)

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