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Henry War
29 septembre 2023

À la Muse, à Soi

Je n’ai pas tout dit quand j’ai déclaré que je n’écrivais pour personne ; non que j’aie menti en assurant de mon égoïsme, ce n’était pas fanfaronnade, car en effet la sociabilité des échanges sur mes textes ne m’intéresse pas, même me déplaît, et je tiens comme une intégrité d’éviter le dérangement et la contamination d’un monde contemporain qui, d’un point de vue purement statistique, risque davantage par ses instances de m’importuner que de me compléter. Ma réserve, ma distance, ma méfiance à l’égard de ce qui demande l’écoute, sont une façon de me préserver : je ne perds ainsi rien, car je n’ai presque jamais senti qu’autrui était capable de me comprendre. Nul étranger ne peut beaucoup m’inciter à être, à penser et agir, c’est-à-dire à écrire. Je ne dépends en cela de quiconque, et c’est en ce sens que, contrairement à l’affirmation de John Donne, je suis bel et bien « une île ».

Mais il est indéniable aussi qu’en quelque chose on écrit toujours pour quelqu’un.

Pour la postérité quelquefois, si j’entends certains écrivains, qu’on allégorise pour lui donner figure humaine ; ou pour le devancier, si j’en comprends d’autres, et qu’une icône induit à l’esprit de qui s’en réclame successeur ; ou pour la Muse, générale ou particulière, et qu’une image tendre oblige au devoir et à l’excellence. On veut toujours incarner cet ultime lecteur, le matérialiser, le représenter dans une chambre ou une rue, lui confier sa sympathie profonde, lui offrir le présent d’un effort : c’est l’autel où l’écrivain sacrifie ses heures. Il est impossible peut-être d’écrire sans admirer son meilleur lecteur, ce parangon qu’on transporte partout avec soi et en soi, qui est même l’écrivain, et dont il projette et aspire les remerciements et les félicitations, dont il voudrait se faire aimer rien qu’en idée. Tout auteur véritable garde en lui ce lecteur, et en écrivant, lui adresse un désir de lui plaire, comme épigraphe permanent et comme hommage. Il pense à lui constamment, l’appelle en secret, lui servant à se vérifier, c’est au nom de lui qu’il tient à conserver sa hauteur. Or, il faut que sa représentation de ce lecteur soit haute pour que l’écriture le soit aussi.

C’est pourquoi il vaut beaucoup mieux que ce lecteur ne soit pas au monde et demeure une entité : qu’on devine autrement – qu’on constate – combien on serait faiblement ambitieux de complaire à des pièces de foule d’aujourd’hui. Ne pas vouloir se faire apprécier du public, c’est justement vouloir une Muse pour justifier ses effets : elle peut bien n’exister qu’en rêve, il est logique et même nécessaire que la tournure d’excellence que l’écrivain donne à son travail se rapporte à un jugement extérieur, même enfoui en lui. Il n’existe pas une manière de se juger seul, mais on place toujours l’évaluation de son œuvre hors de soi-même ; il ne suffit pas de se dire : « Je trouve mon travail bon », car l’esprit de l’auteur alors se reporte et se réincarne : c’est cette Muse à laquelle il attribue une personnalité et un surplomb. L’écrivain de haute volée ne travaille pas au nom de lui-même, mais au nom de cet autre soi en quoi il fonde toute sa critique et dont il s’encourage pour progresser.

Une Muse – ou quel que soit le nom qu’on lui donne, n’importe la tournure, le concept seul est essentiel et, j’ose dire pour une fois, subtilement concret – est un jugement qui ne doit pas se commettre aux affects du monde : elle doit rester en soi plutôt qu’à l’extérieur, in petto et pas in orbi, un projet à renouveler plutôt qu’un goût à satisfaire, un esprit bien mieux qu’un corps. Ce doit être une conscience plutôt qu’un tempérament, pour communiquer et imposer à l’artiste le travail de sa conscience, non de son tempérament : par elle, il doit s’indiquer la voie de ce qu’il doit encore être, elle doit rigoureusement signifier ses insatisfactions, jalonner son chemin de croix par ses rigueurs et par ses enthousiasmes ; c’est uniquement ainsi qu’il s’élance vers le difficile au lieu de l’accessible. Il ne se débarrasse jamais du précieux Élan vers sa Muse.

J’ai pensé à sa mort, à la mort de ma Muse. Idée certes d’abstraction terrible et inutile ; mais je ne m’épargne jamais un tourment.

Je pourrais encore écrire sans elle, je le sais, en une sorte de solitude de fonctionnaire, à telle heure, avec une habitude et un façonnage acquis, comme l’inertie d’un mécanisme lancé depuis longtemps ; l’image – la hantise – de cette créature n’est indispensable à personne pour aligner des mots soignés sur un clavier. Or, je crois l’entendre, elle, se plaindre de la perspective de ma disparition, à travers d’insensés éons ; je la sens émue, alarmée comme si elle disparaîtrait avec moi – ma Muse, je l’avoue, est une sensibilité de femme. C’est fou et c’est absurde comme en un poème en prose de Clark Ashton Smith. Parce que je suis son Dernier, elle s’effondrerait de désespoir, assurée de l’absence d’objet à contempler : c’est presque si je perçois sa détresse. C’est parce qu’elle est intérieure, consubstantielle, si en-dedans de moi que sa pensée est mêlée indéfectiblement à la mienne : nous ne nous abandonnons jamais l’un l’autre, même quand nous ne pensons pas l’un à l’autre, étant faits d’un élément inextricable et commun. C’est l’Art qui nous lie et confond. Nous sommes ensemble serviteurs de l’Art, moi actif et douloureux, elle contemplative et influente.

Je pourrais encore écrire sans elle, oui, cependant que je ne doute guère qu’elle existerait mal sans moi. Mais ce n’est pas l’orgueil de mon importance qui me le fait penser, je n’ai pas tout de même cette mégalomanie. Et elle mourrait peut-être – comme je voudrais pourtant bien qu’après moi elle existât pour un autre : que m’importe qu’on m’oublie ? je l’inciterais à être à mon exemple ce que je fus, mais une Muse peut-elle devenir à son tour préoccupation et créer ? –, je pourrais écrire sans elle, mais je sais que sans elle, même sans mourir, je serais mort aussi. On peut être mort et perdurer ; pour l’écrivain, c’est possible ; vivre éteint, une vie sans chaleur, une plume sans pittoresque ni truculence, être sans soi : la fin de sa Muse.

Il faut, je l’ai dit, un projet intangible pour écrire, cependant que cette figure, l’écrivain doit pouvoir la fixer en une certaine forme, et la célébrer davantage comme moyen, comme esprit, que comme but, pour y porter son travail sans cesse épuré en offrande. Or, si demain je perds cette inspiration, j’abdique l’intime compagnie qui compte, rare et primordiale, alors je suis seul, absolument seul, seul comme au cœur de l’univers noir et glacé où rien de grand ne se distingue, et je doute que parmi tant de solitude, il demeurerait beaucoup de moi-même. Là, je ris de me voir à travers elle, de mon allégresse, de mes lumières et de mon génie peut-être (ou de ce qui, au sein du matériau si pauvre qu’est l’homme présent, peut passer pour génie), et en me regardant être, si puissant, si délié, si persévérant et inventif, je suis.

Je ne suis qu’à condition du regard attentif posé sur ce que, par mon effort, je puis être.

Dans le principe spirituel de la Muse réside pour l’auteur la poignante considération de se sentir exister supérieur. Ce n’est pas la Muse qui inspire l’artiste, et pas l’artiste qui incite la Muse, mais c’est, par la symbiose alchimique où ces idées se mélangent, l’existence de la Muse, sise en l’omniprésente et souterraine pensée de l’artiste, qui le relève du sentiment de sa vanité et de son inutilité. Si l’artiste n’a personne pour croire en lui, il ne se suffit pas à lui-même, je pense, pour s’élever : c’est comme dans le récit du baron de Münchhausen qui se sort des sables mouvants, lui et son cheval, en se tirant par les cheveux, cela n’est qu’une imagination plaisante et confondante, mais sans doute nul homme ne peut-il se soutenir ou se hausser sans un support à agripper. C’est seulement en quoi John Donne avait raison : « Tout homme est une île… s’il n’a pas sa Muse. »

Car quoi ? je suis un satyre, si l’on veut ; eh bien ? cet être mythologique est proche du bouffon, lui-même du clown, une sorte de comédien. Il y a toujours deux connotations pour un monstre, et pour que ce soit celle qui lui donne de la vitalité et quelque horreur réelle, il ne faut pas que ce monstre uniquement considère le regard que, seul, il se porte à lui-même. Un miroir ne fait pas peur, un miroir induit au sujet une lassitude. Un satyre, un monstre, ne vaut rien sans personne, ça ne se terrifie pas lui-même, ça ne s’émeut pas, ça n’a aucun intérêt, s’il n’a qu’une conscience de soi, de s’accroître et de se brandir. Il est ridicule, pour l’être vivant qui se connaît, de s’agiter devant une glace. Il faut à cette créature un Témoin.

Et c’est pourquoi cette créature a besoin d’une créature pour le matérialiser à son tour.

L’artiste invoque la Muse, et il lui faut la percevoir plus qu’en seule idée, parce qu’elle ne doit pas lui être parfaitement confondue ; la Muse, elle, l’incarne, lui, lui rend, par son regard, l’apparence dont il tire son essence – elle le valorise, si l’on veut, mais cette valorisation exerce une fonction génératrice de son sentiment de légitimité. Il faut bien que l’artiste se moque de la plupart de ceux qui le jugent, ou son travail ne serait qu’une conformité sans art, mais il ne peut se moquer de tout jugement sans exception, ou l’angoisse de n’être rien l’étreint, sans repère que lui-même, lui qui, seul, ne serait que vide, relatif et égaré au milieu des galaxies. Tout repère de l’artiste est dans la Muse qui le soutient, par l’impression d’une image qu’elle lui attribue et qui lui donne corps : la Muse est son allégorie, mais elle le personnifie. Sans elle, il observe son propre squelette, sans chair, sans mouvement intrinsèque, et ce ne lui fait rien parce que c’est son monstre à lui : il perd la mesure du monstre. Il connaît trop bien ce qu’est un monstre vu de l’extérieur, et il sait trop bien aussi ce qu’il est vu de l’intérieur ; il implore donc ce décalage : un point de vue en lui qui ne soit pas lui-même ou lui-seul.

J’ignore si l’on entendra quoique que ce soit à ce discours irréel. La solution de l’énigme qu’il contient se situe pourtant sans doute au fondement même de toute création.

Et je crois, oui, je crois bien que je mépriserais, en vérité, « l’artiste » qui n’y entendrait rien.

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