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Henry War
29 octobre 2023

Les Pleurs, Marceline Desbordes-Valmore, 1833, ou Les clichés vantés de la poésie

Les Pleurs

Et les études sur ou les écrits sur la poésie provoquent en nous une impression bizarre, parce que leur intelligence, leur subtilité, leur finesse, contrastent avec leur ton à la fois naïf et prétentieux. Witold Gombrowicz, « Contre la poésie », 1847.

 

Lorsqu’on lit en homme pratique, raisonnable, impartial et réel, lorsque les déformations du cliché et des usages littéraires n’ont pas encore atteint la conscience et l’intégrité, on ne lit pas les préfaces universitaires, car passé les premières pages biographiques et informatives on n’y trouve pas ce qu’on veut, et, quand malgré l’ennui on s’obstine et persévère, le maniérisme du professeur paraît si impossiblement comique et absurde, avec sa défense opiniâtre de l’auteur et son imitation sans talent de style, son ridicule semble si outré et le procédé si systématique qu’on ne perçoit plus que ses défauts et son hypocrisie insus. On devine que l’exercice consiste pour eux à vanter l’écrivain, à dresser les métaphores des perfections du maître, de composer ainsi avec excès d’excuses et de louanges. Il faudrait qu’un jour on fît l’expérience de lui confier au débotté un extrait inédit de son auteur, de constater avec quel enthousiasme il l’accueille et le congratule, avant de lui indiquer que c’était pour le prendre au piège et qu’on a griffonné ces mots sur le coin d’une table.

Ce développement insupportablement laudatif est toujours particulièrement sensible en poésie, parce qu’alors, ce genre passant pour plus subjectif, il devient facile de relater en toute impunité ce qui pourrait s’y trouver et qu’on veut y voir, le réseau des symboles notamment, les intentions du poète, l’emmêlement de sa vie et de son œuvre, en somme tout ce qu’un esprit inconsistant de la faculté française aime à traiter parce nul ne lui reprochera jamais de faire des hypothèses d’interprétation sur ce qu’il ignore dès qu’elles sont aimables et de certaine humilité. Ainsi se définit l’étude critique contemporaine : la stratégie, pour ne pas être pris en défaut, est d’énoncer des vérités contradictoires qu’on lie en sauce confondante et mièvre, de ton similaire à l’auteur qu’on loue. Mieux vaut annoncer directement qu’on va prétendre n’importe quoi et que tout se vaut, mais en termes délicats, distingués, soigneux, tels que :

« Par la souplesse de l’énonciation, ainsi que par un certain goût pudique du secret, à peine perceptible parce que voilé sous les dehors de la spontanéité simple, la parole poétique demeure ouverte à des lectures multiples, qui la garantissent de tout figement. » (page 13) Il s’agit ainsi de se prémunir, par l’humanité que suggèrent l’éloge et la tendresse, de tout reproche contre ce qu’on va pouvoir inventer : noter qu’en l’occurrence, même l’affirmation de ce « goût du secret » de Valmore est si nuancée qu’on excuserait Mme Esther Pinon de l’avoir fabriquée ; et remarquer comme elle annonce d’emblée qu’elle taxera toute prétention de vérité d’odieux « figement » !

Il y a fort à parier que ma critique consistera pour elle en une monstrueuse lapidification.

En ce style obséquieux, il n’est pas besoin de vraiment saisir une chose pour en parler : il suffit de tourner toute observation en compliment presque insensé de préciosité pédante pour penser emporter les suffrages ; le commentaire littéraire, comme dans les concours de Lettres, devient un style et un ton, à défaut d’une recherche d’objectivité qui n’est pas supposée exister en sciences humaines. Qu’on tâche par exemple à expliquer ce que signifie la phrase suivante, qui devrait déjà consister en une explication :

« Et cette profonde humanité, la poésie de Marceline Desbordes-Valmore l’atteint moins en révélant les secrets d’une expérience singulière qu’en les brisant pour les ouvrir à l’universalité, moins en décelant les aléas de l’existence comme on ouvre une lettre cachetée qu’en les descellant comme on fait des pierres d’une porte murée. » (page 14) Il faut imaginer quelqu’un qui ne « révèle » pas des secrets mais qui les « brise » et les « ouvre », et qui, cette fois, les aléas de l’existence, ne les « ouvre » pas mais les « descelle » comme pierres : j’avoue que j’ai du mal à me figurer cela (on devine évidemment une tentative de jeu sur « déceler » et « desceller »). Charabia de professeur qui ne tient pas ses métaphores ou qui s’en va les chercher dans le répertoire des gros œuvres de maçonnerie !

Ou encore, ces judicieuses remarques, confites et qui conviennent à n’importe quel livre, qu’on applique à toute œuvre qu’on aime, qui exaltent sans apport de sens, faussement suaves et sapides, coulantes comme des sucreries :

« En accord avec cette triple image, le recueil dévide le mince fil de soie d’un cocon brouillé et illisible – le matériau biographique, trop chaotique pour faire sens – jusqu’à créer la ligne claire d’un envol où se transmue le réel. » (page 17) Quel beau vide ! Encore ? Saviez-vous que le roseau est « symbole d’humilité par excellence » (page 26), et que « Semer la joie au sommet d’un roseau, c’est la préserver par le péril même auquel on l’expose » (page 26) ? On atteint un comble délirant : « Non monsieur, je ne tue pas mon fils en le liant au rail de train : je le préserve par le péril même auquel je l’expose. » !

Où ce devient vraiment drôle au philologue impitoyable, c’est quand il repère le procédé systématique de lancer une flatterie paradoxale pour signifier deux vérités antéposées que son préfacier veut dire mais qui ne peuvent être rapportées ensemble sans risquer la contradiction, parce qu’il faudrait alors choisir celle qui plaît la plus ; et cela donne des déclarations intenables, dont on mesure aussitôt la vérité négative, qu’il faut commencer par traduire franchement, en homme pratique, raisonnable, etc., c’est-à-dire en reproches tout nets :

- Desbordes-Valmore a mêlé ses poèmes dans le recueil. On n’y retrouve pas de logique. C’est un incompréhensible désordre : « L’architecture des Pleurs procède en effet d’un jeu de déconstruction et de reconstruction. L’ouvrage ne présente pas unité thématique ou formelle nette, il ne se coule pas dans une forme intellectualisée au préalable, et s’est constitué par sédimentation. » (pages 14-15) Un esprit mal tourné comme le mien imagine la scène suivante : « Ma fille, qu’est-ce que c’est que ce bazar dans ta chambre ? Range ça tout de suite ! — Non mon père, tu dois comprendre que cet espace procède en effet d’un jeu de déconstruction et de reconstruction. L’ouvrage ne présente pas d’unité thématique ou formelle nette, il ne se coule pas dans une forme intellectualisée au préalable, et s’est constitué par sédimentation. » Elle pourrait encore ajouter : « En dépit de la nature rhapsodique [de ma chambre, elle] est disposée de manière à recomposer l’itinéraire d’un esprit en voie de métamorphose. » (page 16)

- En réalité, Desbordes-Valmore a opéré ce mélange dans un objectif trivial : « l’autrice doit dissimuler à son époux sa liaison avec Latouche, qu’il a toujours ignorée, et que certains poèmes pourraient trahir de manière trop flagrante. » (page 17) Ah ! mais alors ce n’est plus du tout le désir d’échapper à une architecture intellectualisée dont la géologie tectonique etc. ? Si, parce que « La recomposition obéit plutôt à un enjeu plus vaste, d’ordre psychique et poétique : elle est la voie du dépassement. » (page 17) Pardon ? La phrase précédente précisait exactement l’inverse !

- Desbordes-Valmore n’est pas trop sincère, ce qu’elle rapporte est parfois vécu, parfois inventé, ce que vérifie le biographe, et cela nuit à la confiance du lecteur, gênant la fiabilité de la poète, donnant l’impression d’une sorte d’opportunisme : « Le recueil trace une trajectoire fictive pour dire une vérité bien plus profonde que la réalité de l’anecdote biographique. » (page 21)

- Desbordes-Valmore ne paraît pas poétiquement contemporaine ; ses plaintes sont un peu datées, d’une féminité typée, désuète et cliché : « Le style du recueil procède d’une facture sans ostentation, éminemment romantique par la fin qu’elle se donne, mais d’une grande modernité dans sa transparence étudiée » (page 21) – avec « Transparence étudiée », Mme Pinon ose l’oxymore inconcevable qui, au surplus, n’a rien à voir avec l’attitude d’un moderne ! Votre voisine, votre collègue, votre mère, serait d’une transparence étudiée ? Quoi ? les poètes « modernes » seraient d’une transparence étudiée ?

- Desbordes-Valmore manque de constance, ses poèmes sont clairs ou obscurs, l’unité de son style est défaillante : « Écrit, le mot se fait plus pesant encore ; même émané de Dieu, il devient écran, se mêle au doute plus qu’il ne le dissipe, à l’inverse de l’instinct sûr et muet des sentiments, qui parviennent, eux, à une transparence idéale. » (page 22)

- Desbordes-Valmore manque de composition, sa littérature n’est pas élaborée, son style pèche : « Il y a bien de l’art dans ses vers, mais cet art consiste précisément à s’invibiliser, de manière à conférer à la poésie une densité sans pesanteur. » (page 25)

- Desbordes-Valmore se contente souvent de se plaindre et de geindre, ce qui réalise une lassitude improductive. « Les Pleurs ne sont pas un recueil cathartique : on ne peut alléger les cœurs lourds. Mais le travail poétique, parce qu’il est une traversée de la douleur, peut enfanter des images, des sensations neuves, par lesquelles le livre, bien qu’ancré dans la matière, reprend ces ailes. » (page 25)

Or, évidemment, il y a des hommes qui, comme moi – on le verra ensuite – admettent de sérieuses réserves dans la poésie de Desbordes-Valmore, et pas seulement les mauvais esprits dont je fais partie, mais de vrais écrivains et poètes reconnus, des Sainte-Beuve et des Verlaine, seulement Mme Pinon, qui ne craint nulle concurrence, sait, elle, pourquoi elle a raison et eux tort, tandis qu’elle est manifestement incapable d’ambitionner une vérité ferme et authentique : c’est qu’« ils lisent en hommes une œuvre de femme » dont il estiment l’écriture « incompatible avec leur propre érudition et leur propre virtuosité. » (page 239), autrement dit ils ont beaucoup de jugement pour toute autre chose et il faut certainement les respecter pour cela, mais dès qu’ils perçoivent une rivale, ils sont d’une incorrigible mauvaise foi – c’est qu’ils la redoutent, sans doute, elle est une rivale ! En somme, sauf où ils admirent Desbordes-Valmore avec sincérité et justesse, malgré leurs indéniables qualités de critiques littéraires ils se trompent la concernant, ils se trompent bien davantage que Mme Pinon la spécialiste, et je devine bien que selon cette conception je m’apprête à dire beaucoup d’erreurs et à me révéler un dur misogyne : or, si cela est permis à un monstre comme moi, je veux bien m’en défendre par avance en indiquant que c’est rarement que j’ai aimé sans mélange une œuvre poétique, fût-elle d’un mâle affirmé.

            

***

 

Les Pleurs est un recueil ennuyeux de poèmes tout en « ailes », d’effusions très femme, et, comme souvent en poésie quel que soit le sexe du poète, d’images excessives et de passions provoquées, élégiaques ou euphoriques, faites pour susciter l’empathie et l’impression factice d’universalité, c’est-à-dire largement morales. C’est typiquement de la poésie qui confirme et conforte, anodine, convenue, « humaine », qui se parcourt avec prélarmes et à des moments de tendresses anticipées par le lecteur, dont la critique rude et neutre fera accuser un commentateur comme moi d’insensibilité patente et de cynisme désabusé. Ce livre est en somme l’assemblage de presque tout ce qu’il faut absolument que la poésie ne soit plus si elle aspire à servir un jour plus que des humeurs veules et des compassions lâches. On accompagne tant et trop la tradition en matière de sentiments ! C’est si obéissant aux conventions du genre et à sa mentalité même que c’est de la poésie fonctionnaire, zélée, autopersuadée, consciencieuse, décorative et vaine sans le savoir, répondant environ aux normes reconnaissables d’une qualité attendue, accessible et répondant point par point aux attentes : c’est bien pour le Contemporain de la poésie de poète. C’est d’une sincérité à la fois extrêmement vraie et superficielle, parce que l’auteur ne s’est pas rendu compte qu’elle a plié son esprit à une imagerie poétique de littérature. Don Quichotte et Mme Bovary s’abandonnent aux fantasmes, aux visions d’autrui transmises et valorisées par des livres-succès. Ainsi la poésie a-t-elle forgé par conditionnement la fausse identité de gens qui ont appréhendé leur environnement et leurs émotions – toute leur vie – avec un regard qui, loin d’être universel, en a toujours appelé aux symboles appris et aux références réinvesties : le monde réduit au prisme de la poésie ! C’est en cela qu’il est urgent qu’on ne laisse plus la poésie commettre ses forfaits, pernicieux et massifs : on perpétue une religion de crétins sous hypnose. Il faut établir un diagnostic à cette maladie contagieuse, y instruire une cure. Soyez vous-même, cessez d’exister et d’interpréter l’univers par procuration, c’est-à-dire avec la verve d’épate des poètes : les admirer détourne du vrai et surtout de soi.

Ce n’est pas sans raison, ni pour celle d’injuste-virilité-patriarcale-oppressive, qu’on fit reproche à Desbordes-Valmore de son défaut d’élaboration et de style, ce dont Mme Pinon ne peut probablement se rendre compte faute de références, de faculté d’analyse, d’essai poétique personnel et d’une conception de la critique autorisant les bémols : ses rimes sont évidemment répétitives et peu élaborées, ses rythmes parfois pénibles et retournés à cause même des rimes, on y devine souvent le besoin d’allonger inutilement des vers qui se délayent, par entraînement de lyrisme qui s’écoute et veut se trouver un sentiment à rendre – c’est diffus et alambiqué, elle s’en aperçut manifestement puisque les notes mentionnent les nombreuses coupes d’une version antérieure à la publication finale, mais il en manque encore beaucoup à jeter. Le problème vient notamment chez elle, au moment de la composition, de la tentation de se laisser emporter, ainsi qu’il advient quand un entraînement de vocabulaire vous conduit aux développements verbeux : les vers sont parfois contournés de sens, la spontanéité ne s’y trouve pas, un philologue ou un poète professionnel perçoit le résultat d’une torsion précise de la phrase et de l’idée originelle, et l’expression en devient maladroite et difficultueuse en première lecture, contrastant avec la banalité de la pensée, on doit juger des vers maladroits exprimant des sentiments stéréotypés.

Rien n’y est original ou virtuose, l’audace sémantique et technique est rare, on souligne rarement un passage admirable ; c’est l’épanchement superflu d’une poète qui aspire à que tout soit hâme et se laisse desborder (qu’on me passe ce jeu de mot puisqu’on sait que je n’en fais guère), qui s’écoute et se persuade, qui veut à l’envi rejoindre les beaux-écrivains : elle accède à la poésie, par conséquent sacrifie son identité – Gombrowicz écrivait justement : « on pourrait alors définir le poète professionnel comme un être qui ne s’exprime pas parce qu’il exprime des vers. » C’est ainsi que la recherche du beau, qui n’est comme ici qu’un beau-selon-des-foules, annihile l’individu, détériore la sensibilité authentique, et plie l’être en convenances qui, pour son bien-être et son estime de soi, lui sont invisibles. À ce point, je m’étonne qu’un être qui, selon sa biographie apparemment scrupuleuse, a vécu tant d’aventures et de malheurs, n’a gardé comme perceptions de l’existence que des clichés qui n’ont même rien à apprendre à des enfants ayant lu Victor Hugo ou vu des séries romantiques. On reçoit cette musique fausse, emphatique, grandiloquente, de ceux qui estiment que, sitôt passées en vers, les expériences seront sublimées et transcendées, qui se valorisent de satisfactions minuscules et chagrins dérisoires, se pavanant, recourant à ces efforts d’émois pour s’affubler de consistance intérieure, et ainsi les galvaudant, mais sans avoir eu besoin de vivre pour en dire ce qu’un innocent instruit de littérature poisseuse et resté derrière un bureau eût fabriqué à partir de formules et de vignettes « poétiques » : c’est une quête de palpitation, d’extase et de sanglot, c’est l’hyperesthésie sur commande comme on se crée en couple la dispute qui ravivera les passions, c’est un être – et homme ou femme, peu m’importe – qui s’efforce à tomber en pâmoison faute de personnalité comme on s’arrange pour s’épuiser le corps en galopant trop vite sur un vélo d’appartement, en une frénésie de l’affolant, en un appel des émotions « vraies » qu’on ne sait quérir qu’en un répertoire thématique d’étroite imitation, en une passion hystérique pour l’emballement inconditionnel qui purge et soulève.

Ce n’est sans doute pas beaucoup pire que Lamartine, c’est moins hardi seulement, mais une difficulté m’a compliqué sa lecture : les images sont si artificielles et fausses, si puisées de clichés et induites par la rime, que je n’ai pas senti de fluidité à les lire, car je lis  avec l’intention scrutative de tout intérioriser, et j’ai sans cesse été à la poursuite plutôt de ce que l’auteur avait voulu exprimer en sa naïveté grégaire que de ce qu’elle communiquait vraiment. Et ce n’est pas dû chez moi qui suis poète à un manque de sensibilité, mais je lis un peu généreusement (quoi qu’on dise de mon intransigeance), et dans le bénéfice-du-doute qui m’anime, je déchiffre un poème en lui prêtant des vérités d’emblée que je tâche à reconnaître ; or, quand le texte aussitôt infirme la justesse du sens, je suis égaré et il me faut tout reprendre à zéro en phagocytant la prévention favorable que j’avais accordé à tel vers qui ne signifie pas l’intelligence que j’avais premièrement supposée. Pour le dire plus uniment, je veux que ce soit bon, alors j’ai tendance à corriger en lisant ; or, pas une strophe sans faute de pensée, aucune image tout à fait juste, et presque jamais une construction admirable : j’en fus réduit, à la longue, à vanter intérieurement des vers parce qu’ils étaient simplement « corrects » et pourvus de sens « plein » – encore le peu qui est beau est-il manifestement de la copie, de Racine ou de Lamartine, et un poème, « Le petit rieur », me paraît si semblable à Hugo que je dirais qu’il n’est pas d’elle mais de lui. La surcomposition sémantique surtout, qui est un problème essentiel en littérature dont je parlerai ensuite, rend les vers arrangés, maladroits, handicapés, inaptes à atteindre le lecteur droit au but sans passer par le détour de l’opinion-populaire.

Je hais enfin particulièrement cette façon de citer des confrères dans de systématiques épigraphes pour s’en faire valoir et attirer leur attention : c’est de la mondanité et de la réclame qui m’exaspèrent, ce que Latouche dénonçait pour servile cooptation sous l’appellation : « La camaraderie littéraire ». Un poète écrit : il n’est pas obligé de se compromettre avec ce système des envois aux confrères. Dès le début du morceau, à chaque fois, on ne peut s’empêcher de se dire : avec quelle publicité se recommande cette fois-ci la poète ? L’effet de sincérité en est tôt brisé où l’on devine que c’est une pièce qui appâte un client et une réputation.

 

***

 

Pour comprendre tout ce que j’ai écrit ici en termes généraux sur Desbordes-Valmore, je donnerai un exemple détaillé en prenant au hasard un poème que je commenterai, et ce, je le jure bien, honnêtement, comme je lis spontanément et sans l’effort principiel d’éreinter. Et voici donc, vers après vers, le poème XVIII intitulé « Seule au rendez-vous » (page 85), qu’on vient de me désigner pour ce travail :

« Ô menteur ! qui disait sa vie » : vers simple, très simple, trop simple peut-être mais certes sans anicroche. Si l’on prend « dire sa vie » comme une entité lexicalisée, sans la suite, le syntagme est faible de sens et pauvre de vocabulaire.

« Nouée au fuseau de mon sort, » : il faut déjà commencer par admettre ; j’en profite pour faire une courte leçon sur ce que j’appelle la « surcomposition » mais qu’on peut baptiser d’autres noms : il importe toujours, quand on veut produire un effet par le langage, de ne point entraver la compréhension spontanée par des excès difficilement entendables ; or, ce vers induit une telle complication, car le lecteur doit se représenter métaphoriquement une vie « nouée », ce qui reste concevable ; bientôt cette vie se noue à un « fuseau », ce qui prolonge d’un peu la métaphore initiale, soit ! mais enfin, il faut se figurer le fuseau « d’un sort », ce qui constitue ce qu’on appelle une surcharge cognitive, c’est-à-dire que si l’on veut bien comprendre tout ce qu’on lit et y apposer une image pour ne rien manquer, on est forcé de lire le vers au moins deux fois, et l’on ne sera pas sûr, la métaphore relevant davantage de la licence poétique que de l’intuition personnelle, de l’avoir encore compris.

« Jurant au ciel que son envie » : (Évidemment, mais c’est un détail : il faut rattacher se « jurant » au vers premier du « menteur », non au « fuseau » ou au « sort » – opération mentale plutôt logique, mais opération tout de même.) « Jurant » et « au ciel » font pléonasme, si l’on y pense, puisque « jurant que son envie » n’aurait pas fait de notable différence (on peut admettre avec indulgence un effet d’insistance) : des vers si courts, pour le poète méticuleux, ne doivent rien laisser de superfétatoire, c’est un principe littéraire en poésie de ne jamais abandonner un syntagme piètre. Mais jurer au ciel une simple « envie » me paraît sacrilège et contradictoire : ce n’est manifestement pas désiré, puisqu’à ce stade la poète ne pouvait savoir que ce n’était qu’une envie de son amant, oui mais il fallait la rime, avec « vie », rime toute banale.

« Était de mourir de ma mort ! » : un vers assez stupide, l’amant ne voulant pas vraiment mourir de la mort de l’amante – il faut envisager un sens figuré assez vague et imprécisé, qu’on doit extraire soi-même de l’esprit de proverbe (Mourir dès que l’amante sera mort). « Mort » avec « sort » : attendu, pas interdit mais pas virtuose du tout, étant la première rime qui vient à l’esprit.

« Éclos sous le feu de mon âme, » : vers détestable et caractéristique. Il faudra attendre deux vers pour entendre que le participe passé « Éclos » réfère à « Il », ce qui n’est pas sûr à ce stade (il pourrait s’agir d’amour) – il faudra donc revenir en arrière avant d’être certain d’avoir compris. Comment le menteur est-il « éclos » ? c’est abusif. Comment le feu peut-il éclore ou faire éclore ? abusif encore. Et cet « âme » qui produit un feu qui fait éclore ? abusif derechef. Et puis, assez de ces « âmes » poétiques qui ne veulent rien dire : chaque fois qu’un auteur ne sait pas de quoi il parle, il y remet de l’âme, et le lecteur fait aussitôt semblant de savoir ce dont il s’agit et de trouver cela très spirituel et élevé !

« Tremblant de s’y brûler un jour, » : quelqu’un est-il sûr de comprendre ? Comment un menteur peut-il avoir de ces tremblements ? C’est une idée fausse et purement élégante de croire qu’un menteur nourrit beaucoup de craintes. On notera aussi bien que « brûler » est proverbial en ce sens, et que « un jour » est inutile au sens du vers.

« Il jeta des pleurs sur la flamme : » : étrangeté sémantique, bâtie pour la préciosité de l’antithèse, presque imitation du XVIIe. S’agit-il de pleurs factices pour persuader ? Si l’amant veut éteindre l’amour de la poète, pourquoi pleure-t-il, tandis qu’il se soulage ? Est-ce une de ces scènes stéréotypées où l’amant prétend : « Tu m’aimes plus que moi, je ne suis pas digne de ton cœur » ? Il y avait donc encore au XIXe siècle des femmes pour croire ces pantomimes ? Et pourquoi « jeta » ? Et « flamme » avec « âme », si ordinaire !

« Ô menteur ! ô menteur d’amour ! » : je n’écris rien contre ce vers convenable et d’un lyrisme dont on pourrait dénoncer l’artifice, si ce n’est, bien sûr, un énième « amour » rimant avec « jour ».

« « Je n’ai fait qu’essayer de vivre », » : vers qui ne saurait se critiquer sans le suivant (et dont on attend, je suppose, un futur « livre »).

« Criait l’ange aux légers serments : » : c’est donc l’amant, cet ange ? C’est un homme qui s’importune bien à se justifier en mélodrame, non ? L’antithèse ici est un peu hérétique ; n’importe, c’est voulu. Mais fallait-il-bien le faire « crier » ? L’antéposition de « légers » ne me semble pas non plus naturelle.

« « J’apprends tout ! j’ai trouvé mon livre » : ah ! j’avais prévu la rime. Vers difficile d’accès sans la suite, et qu’on rattache mal au sens des précédents. Ce présent de « apprendre » est bizarre.

« Imprimé dans tes yeux charmants. » : on peut trouver la figure jolie, il faut surtout ne pas essayer de la matérialiser, ou c’en est ridicule, et comique comme toutes les métaphores qui ont un premier degré concevable (s’imaginer sérigraver une conjonctive). Il faut donc entendre, et c’est un problème important, que le poème a comme changé de temporalité, si j’ai compris : dès le premier vers l’amant était résolu menteur, mais on revient à la commission du mensonge. Pourtant, le « J’apprends tout » du vers précédent n’est pas bien élucidé, je trouve : l’amant apprend la vie dans les yeux de l’amante ? Et ces flatteries pseudo-poétiques fonctionnaient ? N’est-on pas tenté de railler la poète pour sa naïveté coupable ?

« Entre mon cœur et ta présence » : et du cœur ! en voilà, en plus de l’âme ! Et ce cœur n’est pas à associer à la femme mais à sa « présence », en une périphrase dont la préciosité est du genre dont se moqua Maupassant qui refusait de faire tomber la pluie sur « la transparence » des vitres.

« Je ne peux plus porter un jour !... » : hypermétaphorisation, qui s’explique ainsi : Nous avons un homme, soit ! un menteur. Ce menteur doit « porter », quoi ? il porte « un jour » – c’est ce qu’il faut conceptualiser, et la difficulté devrait suffire pour ce vers. Mais où ne peut-il porter ce jour ? entre un « cœur » et une « présence » : tournure insupportablement alambiquée, d’autant qu’on peut très bien admettre que ne pas pouvoir porter un jour entre soi et sa bien-aimée est un malheur (c’est le sens ici) parce qu’on n’y voudrait pas tant de distance (la distance de tout un jour), ou au contraire que c’est un bonheur entendu comme : « Je ne peux même pas porter un jour entre nous deux, c’est dire combien nous sommes proches puisque pas un jour n’interfère. » Cette ambiguïté est pénible ; le sens en tous cas est loin d’être immédiat.

« Entre nous il a mis l’absence : » J’ai une brève hésitation, moi, sur le référent de « il » à l’abord de ce vers, mais c’est bien du menteur qu’il s’agit. Par parallélisme d’images, on doit entendre que l’amant, qui ne voulait rien entre lui et son amante, y a pourtant mis une chose, et quelle chose ? l’absence. Oui, mais l’absence n’est pas une chose, et l’image manque de clarté : mettre l’absence, ce peut vouloir dire ne rien mettre, et attacher ainsi les deux amants entre eux. C’est mal pensé !

« Ô menteur ! ô menteur d’amour ! » : c’est le refrain, d’accord, mais… suis-je le seul à avoir remarqué que le poème utilise déjà deux fois « jour » pour rimer avec « amour » ? (il y en aura un troisième ensuite.)

J’arrête là l’analyse du poème, recopié pour moitié : on m’a entendu, je pense, mais, à lire la suite, je la trouve encore plus mal bâtie, et confuse, et sotte. Et d’ailleurs, tout son sujet n’est-il pas d’une mièvrerie victimaire, et presque évidemment artificiel ?

 

Post-scriptum : je ne comprends pas le choix de Mme Pinon ; elle mentionne des erreurs dans l’édition et ne les corrige point ; un poème est mal numéroté ou bien il manque un vers, et beaucoup d’inexactitudes apparaissent flagrantes ainsi, et elle se contente de le signaler en notes de bas de page, sans retouche, tandis que c’est évidemment l’inverse qu’il fallait faire, corriger et indiquer la correction. C’est sans doute le problème avec la sacralisation des auteurs par des laborantins souffrant du syndrome de l’imposteur et ne feignant qu’en verbosité d’avoir quelque audace : l’écrivain fait une faute, et ses idolâtres vénèrent sa faute comme l’excrément d’or de la poule mythique – et la poule préfèrerait peut-être se sentir parmi ses semblables, et qu’on lui reconnaisse que cet œuf n’était pour une fois qu’un… pâté.

 

À suivre : Le hussard bleu, Nimier.

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