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Henry War
10 novembre 2023

Péremption

Le symptôme d’une société de grande superficialité, c’est que ses membres craignent beaucoup de perdre la beauté, qui est aisée à entretenir et ne nécessite qu’hygiène élémentaire, et ignorent presque totalement la crainte de perdre l’esprit, dont ils n’ont pas profusion et auquel ils ne pensent pas, n’ayant pas l’habitude de s’en sentir l’usage. C’est bien, je pense, la sensation d’entretien qui leur fait défaut : comme ils souffrent en leur ordinaire à ne pas devenir gros, ils conservent sur la question de leur masse un souci assez constant, et, puisque cela suscite chez eux un effort, ils en gardent la mesure et ne l’oublient jamais ; mais il en va tout autrement pour l’esprit dont ils n’usent jamais avec travail, ne tâchant point d’utiliser leurs mémoires plus qu’ils n’ont strictement besoin, n’essayant nullement de lire des œuvres un peu difficiles, ne tâchant jamais à suivre une conversation ardue, ne mettant jamais à l’épreuve cette faculté dont ils ne peuvent ainsi jamais sentir la défaillance, c’est pourquoi ils la perdent de soin et n’en ont cure.

Pour un homme qui, comme moi et quelle que soit l’estime qu’on porte à la qualité de son résultat, ne cesse de lire et d’écrire avec défi, le corps est très dérisoire et l’intelligence est inquiétante : je veux dire non que je délaisse mon corps mais que je n’ai aucun mal à maintenir mon poids et ou à récupérer en vigueur musculaire, et que je demeure paralysé d’effroi à l’idée de décliner mentalement, étant probable que je m’en apercevrais mal ou ne saurais résoudre ce problème. L’esprit ne s’entretient pas comme le corps, et il peut au surplus préférer se tromper et s’illusionner, comme on voit tant d’esprits en déclin le faire pour se rassurer de leur presque fatidique baisse : serai-je de ceux qui, n’ayant plus rien à s’apprendre, feindront de s’imaginer des lumières nouvelles ? J’ai trop constaté ce phénomène chez autrui pour ne pas l’appréhender pour moi : au-delà d’une certaine facilité, la plupart des anciens esprits retournent les mêmes thèmes, ne constituent que d’infimes variations, se croient pourtant encore en pleines créations – les contester, c’est provoquer cette rétractation offusquée où l’on devine que pour comprendre vos objections ils n’ont plus les ressources d’antan ; c’est précisément ce qui les contrarie, de ne pas vous entendre. Je sais que j’ai conservé la volonté de me porter à l’intellection de ceux qui me contestent, je ne les réfute encore pas automatiquement, je considère ce qu’ils écrivent, je les relis plusieurs fois pour ne rien négliger, à dessein de ne pas ignorer, de façon plus ou moins inconsciente, ce que j’aurai intérêt à me dissimuler, mes insuffisances : pour combien de temps ?

La peur du Contemporain de devenir laid est signe de médiocrité parce qu’elle ne touche le plus souvent qu’à l’esthétique, qui est un rapport d’apparence à soi-même et à autrui, le plus souvent pour (se) plaire : on n’a pas même compris que pour être désirable un homme ou une femme n’a guère intérêt à empêcher ses chairs de s’affaisser et qu’il suffit, par simple entretien, de présenter les indices de la bonne santé, de ne pas grossir, de rester relativement tonique, de demeurer au physique d’une vitalité dynamique et endurante, au point qu’on voit sur les sites pornographiques des rubriques de personnes âgées où un spectateur de toutes génération peut, je crois sans goût déplacé, aisément trouver de l’excitation. Je ne veux pas tout à fait dire qu’une femme voudra se conserver belle pour provoquer le désir d’une sexualité tardive, et il se peut qu’elle n’en ressente plus l’envie au temps où elle aura de longtemps passé la ménopause, mais j’assure que jusqu’à un âge assez avancé elle n’a pas à craindre, si c’est ce qui la tracassait, de n’être plus un objet de fantasme. Elle ne doit donc pas tant redouter qu’on cesse de l’aimer par défaillance de son corps.

Mais l’esprit ! C’est tout autre !

Si j’étais aimé pour mon esprit, je sentirais en permanence le drame de ce qui risque de m’arriver, qui s’est d’ailleurs peut-être déjà produit. La mesure de l’esprit est relative, du moins subjective : une femme aimant un homme pour son intelligence pourra prétendre s’être méprise au temps où elle souhaite le quitter ; l’amour qu’on conquiert par l’esprit, un revers de jugement peut bientôt vous le reprendre, et l’on fabriquera toujours des « preuves » de votre déclin qu’au moins votre corps objectif ne marque pas. Vous étiez spirituel et innovant : celle qui vous était là-dessus inférieure et qui, par votre impulsion ou exemple, s’est haussée à vous, croit soudain que vous êtes devenu moindre pour n’avoir fait que rester élevé, parce que par contraste elle a rattrapé du retard sur vous. Même, à un niveau supérieur de travail et d’exigence, les différences d’esprit sont incontestablement moins sensibles, et seules quelques rares intelligences pleines d’acuité distinguent encore vos lacunes ou progrès, mais pour tout autre vous ne faites que rester loin, cette distance de perception ne permet pas de mesurer l’altitude, comme un avion dans le ciel dont on ne peut savoir s’il monte ou descend : c’est en quoi ma solitude me rend si vigilant à mon inflexion, car je dispose de trop peu d’un public perspicace pour repérer mes niveaux ; or, si je n’exige pas qu’une femme soit experte en esprit pour pouvoir l’aimer, comment, quant à elle, ne se lassera-t-elle pas de moi, si c’est pour mon esprit qu’elle m’aime, en ne différenciant pas les plus ou moins hauts sommets où se tiennent mes écrits ?

C’est en quoi il est bien plus facile d’être fidèle à un corps qu’à un esprit : on culpabilise forcément d’abandonner un corps resté indéniablement similaire à celui dont on s’est entiché, mais on peut sans autant de vergogne se détacher d’un esprit qu’on prétend toujours avoir stagné ou s’être abêti, sur la seule foi d’une sensation, et même sur la seule volonté de s’en débarrasser.

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