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Henry War
8 novembre 2023

Le hussard bleu, Roger Nimier, 1950, ou Contre le roman

Le hussard bleu

Je peine de plus en plus à trouver intérêt au roman. Et je me demande à quoi servent ces histoires imaginaires, à l’éloquence fictive, aux applications rares, aux leçons douteuses, dont l’avantage exclusif se situe au divertissement et à l’évasion, voire au prétexte de culture, et à passer ainsi plusieurs heures de « plaisir » sans penser par soi-même, sans produire en réflexion plus que la vague anticipation d’intrigue bientôt effacée par l’appel des prochaines phrases : le roman est essentiellement une délégation d’esprit ou un imaginaire par procuration, c’est-à-dire un abandon improductif (ça repose moins qu’une sieste). C’est même un genre beaucoup plus codifié qu’on ne pense parce qu’on y est habitué et qu’on le préjuge « naturel », mais tous ceux qui daigneront y réfléchir avec dégagement à sa nécessité le trouveront arbitraire, bizarre, indirect, répondant surtout au désir d’annihilation du lecteur : peu nieront, je pense, qu’il s’agit, quand on en lit, de se fondre aussi entièrement que possible en une couleur, de s’oublier, de s’humilier, de s’éteindre en un contexte qui dépasse et impressionne, et la façon majoritaire d’infirmer mes critiques défavorables contre des romans consiste à arguer que je n’ai pas assez effacé mon individu en les lisant, que j’ai manqué à me retirer de jugement, qu’il est dommage que je sois resté si peu concerné, même comme si j’étais incapable plutôt de lire unroman que ce roman précis (et c’est injuste, il m’est arrivé d’apprécier un roman, même plusieurs !). C’est au point qu’il semble que pour « bien lire » un roman selon l’avis moderne, il faille s’y enfoncer jusqu’à perdre son sens critique, le sentiment d’identité, la conscience de mesurer une œuvre, ce qui alors est en effet commode aux mauvais écrivains qui ne sont dénigrés qu’au détriment de la sensibilité de ceux qui les blâment, et fort avantageux aux mauvais lecteurs enthousiastes qui, au prétexte de leur bonne empathie, sentent toujours que leurs « bontés » confirment leurs « facultés humaines ». En somme, la vision actuelle d’un lecteur de roman se résume en celui qui, parce que magnifiquement apte à partager une représentation, est toujours plus ou moins satisfait : le critique négatif, quant à lui, est forcément un grincheux et un handicapé, manquant à être assez humble ou généreux, rétif à l’abandon et au sentiment, insoucieux de s’enfoncer suffisamment dans l’offre aimable du mensonge qu’on lui propose. Ainsi, contemporainement, il n’existe pas de lecteur de roman vraiment déçu, tout au plus son plaisir n’est-il pas très élevé, à moins que ce roman s’oppose à l’impression d’un « don » et qu’il s’y trouve quelque chose d’immoral, une saveur aigre, une sorte de rancune, induisant un écrivain négatif et permettant de l’éreinter sans scrupule. Or, moi, je ne présume pas, c’est bien ce qu’on constate sur un site de « critiques » comme Babelio : les moyennes des notations sont toujours de 4/5, hormis pour les écrivains estimés élitistes, distants ou cruels, réputés infréquentables, les « misanthropes ». Autrement dit, si vous écrivez un roman comme on « écrit un roman » c’est-à-dire comme vous êtes censé faire, vous avez toutes les chances d’emporter les meilleures notes et, sinon de plaire, du moins de ne pas déplaire. Le lecteur de roman est l’opposé d’un critique rationnel : il aime ou n’aime pas, ou plutôt il aime avec passion ou bien… il aime seulement (un peu moins fort).

L’appréhension d’un roman est un phénomène curieux : il ne vient jamais à la pensée du lecteur qu’une intrigue constitue un détour surprenant pour n’importe quel message, que le fait de raconter une histoire s’adapte mal, ou du moins singulièrement, à une fonction pratique, pour peu qu’un esprit souhaite exposer une idée : s’il s’agit de transmettre une image, jamais il ne vient spontanément à l’esprit la résolution d’un récit de tant de pages, et il faut foncièrement « surcomposer » pour y allonger, forcément avec artifice, une parabole qu’aucune imagination ne conçoit d’emblée ou même après réflexion en cette forme – autrement dit, concevons bien le problème suivant : pourquoi se servir d’une histoire quand on a une idée à communiquer ? Mais au préalable, il faut cesser de prétendre que la généalogie du roman parle pour lui et que, comme tradition, il dispose de raisons fondamentales qu’il est inutile d’explorer pour ce que maints romanciers, qu’on estime intelligents puisqu’ils ont eu du succès, les ont intériorisées sans bien les exposer : on part toujours trop du principe que des gens supérieurs ont résolu les questions qu’on ne veut pas poser. Or, il faut être honnête, commencer par restituer quelque raisonnement et se transposer un instant à la place d’un homme qui se sent une histoire nouvelle à narrer : admettons qu’il a trouvé de quoi produire une émotion étonnante, ou qu’il a reçu une sorte de vision de rêve qu’il souhaite valoriser avec pittoresque, ou qu’il sente une réflexion édifiante dont il croit que la traduction en récit servira une illustration éloquente, eh bien ! dans toutes ces circonstances il n’a vraiment besoin, en termes d’efficacité et d’adéquation à son but, de développer un personnage selon la forme longue du roman – narration, description, dialogue et focalisation interne ! Le roman est toujours la somme de peu d’idées pertinentes et initiales entre lesquelles l’écrivain comble par quantité de passages inutiles jusqu’à ce que le remplissage compte pour la majorité de l’œuvre (sait-on qu’une tâche importante en toute planification de roman consiste à trouver de quoi « lier » les parties indispensables et premièrement désirées, de sorte que c’est une peine assez superflue, pour l’auteur, de tisser une histoire ainsi, pour la seule fierté d’en faire ce qu’on appelle avec vanité un « roman » ?)

Et pour le lecteur, c’est toujours, si pauvrement : « J’ai lu tel roman. — Alors ? — Cela m’a plu. — Mais en quoi cela t’a-t-il complété ? — J’ai vu des images, j’ai imaginé, j’ai passé longtemps en rêve. — Pas besoin d’un roman pour ça, paresseux ! Et pour quel profit ? — Cela m’a occupé. » On ne prouverait pas facilement que cette espèce d’entraînement conduit à un avantage intellectuel ou sentimental par rapport à autant d’heures passées à suivre une à une les vidéos suggérées sur Facebook ou TikTok : je parierais sur une hébétude ou un abrutissement global et similaire, parce qu’on ne voit presque jamais un lecteur, particulièrement de roman, se munir d’un papier pour retenir certaines informations ou pour faire le bilan progressif des éloquences qui l’ont intéressé (il n’y a que l’Agrégatif qui prend des notes, encore le fait-il sous le régime non de ce qu’il a personnellement tiré du livre mais de ce qu’il soupçonne qu’un jury lui demandera, ce qui réalise, comme je l’ai écrit ailleurs, une déformation de sa faculté de lire). Le lecteur contemporain de roman est un « avaleur », aussi vrai que le romancier contemporain se targue d’être un « page turner » : le marché réclame que le roman soit comestible et digeste, et nul ne regarde à l’inutilité flagrante – je parle en termes de profit pour l’esprit et non pour le divertissement – d’une dépense de papier qui donne des histoires à la chaîne sans valeur ajoutée et en suivant des normes sans relation avec une intention déliée du genre. En cela, il n’existe aucune raison de supposer qu’une machine n’est pas déjà capable de rédiger un roman : c’est qu’il n’est dans l’immense majorité des cas que le résultat d’une mécanique méthode sans qu’il soit nécessaire pour l’écrivain, ni opportun s’il veut travailler sans complication, de s’interroger sur le besoin d’un pareil édifice. Parmi les seules circonstances où la forme du roman aurait une justification, c’est ou s’il servait d’occasion pour une pure démonstration de style, c’est-à-dire s’il se proposait de renfermer une quintessence d’œuvre d’art, une virtuosité écrite, un summum de ciselure verbale, environ au même titre que Flaubert admettait le sujet d’un roman superflu, ou s’il consistait en manière détournée d’édifier en actes, même en actes théoriques, en actes de naturalistes c’est-à-dire de vraisemblance scientifique pour exécuter en l’espace imaginaire une hypothèse intelligente, ou encore si son intrigue comportait une façon de service qui ne pût se dessiner autrement, ou disons pas plus efficacement, qu’en représentant une histoire. Quand cela arrive-t-il ? où lit-on un roman qui ne se limite à représenter une action peu vraisemblable, en une langue largement dénuée d’art et d’effort, sans philosophie nette, et inapte à induire la moindre influence sur la réalité du lecteur ? Quatre cents pages de récit laissent au mieux le lecteur imprégné de visions s’évanouissant sitôt le livre fermé et dont l’inconscient est supposé conserver une mémoire comme une trace, mais ce sont des souvenirs imprécis et non fiables, dont l’extraction risque fort de produire une accumulation d’erreurs ou la poursuite de préjugés pour ce que la vision qu’un roman « passe » facilement est très probablement une représentation qui figurait déjà en l’esprit du lecteur et qu’il ne fait que prolonger sans correction, car si elle lui avait été difficile à acquérir, il ne l’aurait pas acceptée si aisément, en sorte qu’un roman « agréable », qu’on admet tel avec plaisir, est nécessairement empli de clichés complaisants – c’est d’ailleurs en cela que le Contemporain admet la fluidité du roman une vertu, du moins un critère de qualité : cette fluidité ne peut émaner que du fait qu’aucune représentation du récit n’échappe à sa pensée-faite, ainsi exprime-t-il, certes indirectement mais non sans une certaine sincérité, que ce qu’il recherche en un roman est surtout la continuation de ses modes de pensée personnels, ce pourquoi il veut lire vite, et non le bouleversement de ses savoirs et acquis, qui impliquerait des pauses et des retours sur soi contraires au principe de la fluidité.

J’ignore, à cause de ces réflexions enfin approfondies et résolument départies des usages qui font lire, si je lirais encore longtemps des romans : ce me paraît à présent une perte de temps relativement à la durée qu’il faut y consacrer, ce manque évident de rendement intellectuel est presque toujours une frustration pour l’esprit conséquent accoutumé à fuir le ravage ordinaire du divertissement, et je ne parviens décidément pas à dénicher des conseillers fiables – c’est comme si une maladie de l’indulgence touchait périodiquement même de bons lecteurs : faute de critères, ils se trompent souvent dans l’appréciation d’un roman utile, et leur erreur provient probablement de ce que, au bout d’un énième roman médiocre, on veut à tout prix que le suivant soit bon, alors on le « fabrique » tel par seul contraste, même léger, ou pour ne pas se savoir un être « négatif », pareil à celui qui, consultant incessamment des feuilles grises qu’il préfèrerait colorées, se croit légitime à s’extasier aux moindres traces de gris-cassé ou de gris-ocre : c’est un homme qui a perdu le sens chromatique, du moins le recul de ce sens initial, et dont le regard viendrait à brûler peut-être s’il rencontrait un rouge-sang ou un bleu-nuit. Et je m’aperçois que mon dégoût de ce genre me rend intempestif non plus seulement pour un Contemporain, mais même pour un homme du XIXe siècle, en ce que j’approche du mépris des sociétés savantes contre le roman d’avant le XVIIIe. Certes, je ne m’empêcherai plus de considérer que si l’auteur voulait exprimer une pensée intelligente, il composerait mieux un essai (même plutôt un recueil de pensées : j’ai déjà expliqué combien la plupart des essais sont inutilement diserts par volonté d’épate et feinte de construction) ; si c’est une émotion qu’il ambitionne, la toile de fond d’une longue intrigue est superflue, et une nouvelle suffirait, ou bien un poème : le roman est rarement la forme appropriée d’une représentation humaine. De façon générale, j’en viens à me demander si la raison d’être du roman n’est pas toujours à chercher du côté du divertissement, c’est-à-dire pour susciter quelque évanescence d’esprit dont l’explicitation, fatalement, nous fait coupable comme ici : on en écrit pour se prouver qu’on sait fasciner et séduire, on le lit pour disparaître en la situation imaginaire qu’on propose d’investir. J’admets par exemple avoir écrit La Fortune des Norsmith par défi parce qu’alors le roman me paraissait automatiquement la forme la plus « fameuse », et ArkOne après sollicitation comme un éditeur me donnait des gages de le prendre – ce dernier livre étant d’ailleurs écrit en un style un peu plus simple et accessible que ma pensée d’artiste. Ce ne signifie point que ces romans furent des complaisances – ils sont excellents et d’ailleurs exigeants, bien meilleurs qu’au moins les neuf-dixièmes de la production romanesque actuelle –, mais je dois reconnaître que j’en tirai la motivation des préjugés issus de la société même : ou le roman-comme-genre-littéraire-par-excellence, ou le roman-pour-moyen-d’accès-à-un-lectorat-vaste. Je n’aurais pas trouvé intérêt à y recourir sans cela : car l’espèce d’amoralité superbe que je désirais atteindre au premier pouvait se densifier en l’espèce d’un récit plus court et dénué de transitions servant surtout à former un tableau sérieux et cohérent, et la progression intellectuelle et émotionnelle que j’aspirais à traduire au second, avec la chute désespérée, aurait peut-être aussi bien servi en une nouvelle, ou, disons, en une nouvelle un peu longue, à la façon par exemple de « L’homme bicentenaire » d’Asimov. Mais je ne me sentais pas d’alternative, acculé en l’image même du roman « nécessaire », et je pourrais formuler approximativement la teneur et l’ordre de mon travail en stipulant que ma pensée était au service du roman plutôt que l’inverse. Et je crois que c’est de cette façon obtuse que pensent avec dommages la plupart des romanciers : ils ne réfléchissent pas si leur message a besoin du roman ou s’il ne trouverait pas, à y réfléchir, un genre plus adapté pour rendre leur propos plus efficace, mais ils se demandent : « Quel roman vais-je écrire à présent ? ». Le roman leur est présupposé de l’écrit, ils ne songent pas si ce moyen correspond à un but, ce moyen est l’objectif même et tend à devenir la condition de leur pensée ; ils ne se disent pas, en somme : « Quelle idée je vais transmettre » mais « quelle idée de roman », ce qui ne revient pas du tout à avoir une idée départie d’une certaine forme contraignante et qui serait authentique justement en raison de sa spontanéité et de son but (en tout art, il est logique que la technique se plie au dessein de l’artiste) ; ils n’ont pas d’abord une « bonne idée » qu’ils tiennent à transmettre avant d’élire réflexivement ce « média adapté » par comparaison à d’autres, ils ne se sentent pas libres de sélectionner un moyen différent, mais, à cause de la réputation du roman et de son marché, ils restent prisonniers de l’a-priori du roman comme forme imposée, et condamnés à conformer leurs idées pour qu’elles puissent s’inscrire dans le roman, et, sans doute souvent, se résolvent au roman sans penser qu’ils pourraient faire autre chose, sans même se dire que ce genre est une forme parmi d’autres qui doit être au service d’une idée immatérielle et non à laquelle cette idée doit se mouler, et qui n’est pas forcément le moyen le plus propice pour matérialiser la leur ; autrement dit, avant même de savoir ce qu’ils ont envie de transmettre, ils ne songent qu’à : « Il faut que ce soit une pensée romançable », et éliminent d’emblée toute idée même supérieure dont ils ne pourraient pas faire, pour le dire en gros, quelque histoire de quatre cents pages avec progression chronologique et affective.

Et c’est exactement pourquoi – je suis enfin parvenu à le comprendre – tant de romans, leur grande majorité même, ne contiennent que peu d’idées qui, parfois dignes d’intérêt et d’art, pour être mises en valeur méritaient surtout un développement non romanesque, une forme bien différente du roman pour les soutenir. C’est ce qui donne à la plupart une impression d’inutilité, une saveur de vacuité, une sensation de torpeur, un air de délitescence : une telle histoire, ainsi composée, n’a servi à rien, elle a atténué l’idée au lieu de la porter et de la souligner, elle n’était manifestement pas la forme congruente pour dire ceci, c’est toujours long pour ce que l’auteur a voulu transmettre, épars, diffus, inconsistant, au point que la norme du roman, il faudrait en convenir, est à ce sentiment d’attente perpétuelle entre des actions ou des réflexions qui, elles, semblent bien l’essentiel auquel l’écrivain avait initialement destiné son travail, ou, pour le dire autrement, au point que le lecteur de romans se prépare toujours à patienter en faible densité de style et de faits, le roman se définissant, chez le lecteur conscient, comme la posture anticipée d’un certain ennui habitué. Si au surplus on comprend tout ce qui n’est pas artiste dans le roman, c’est-à-dire si l’on en exclut à la fois la pauvreté des intermèdes et la médiocrité des efforts sur le langage, il ne reste plus que de l’eau plus ou moins délavée, digeste et hypnotique, servant à maintenir le lecteur en la sensation d’une fluidité et d’une homogénéité, mais qui ne consiste, à l’examiner en critique, qu’en liant captieux chargé d’étourdir par plaisir de se croire « suivre » – c’est ainsi qu’on peut « lire vite » des récits qui ne nécessitent de concentration ni pour leurs péripéties ni pour leur expression. Un tel roman se dévore sans mal justement parce qu’il n’est que vide et ne réclame ni subtilité ni mémoire : c’est le propre de toute œuvre qu’on lit d’une traite en tournant rapidement les pages parce qu’on n’a jamais à relire une phrase ; on ne s’arrête pas pour déguster une eau presque insipide, mais on la fait rentrer directement dans son gosier par pleines gorgées parce qu’on n’a pas une minute à perdre pour se désaltérer (c’est une juste métaphore : après tout, c’est bien, dans les deux cas, le temps des vacances où il fait chaud !).

Même un roman pas trop accessible comme celui de Nimier, écrit en un style de patente recherche, me sidère un peu, si j’y songe bien : après l’avoir lu, il ne m’en reste à peu près rien, j’y reconnais beaucoup de remplissage dont on a trop pris l’habitude et qu’on finit par admettre consubstantiel au roman, tant de chapitres entiers qu’on peut supprimer sans manque, et peu de situations ou d’idées m’en font l’impression d’un choc ou d’un bouleversement. À être attentif à son profit spirituel, on ignore pourquoi on lit encore, on a l’air d’espérer sempiternellement un événement qui n’a presque aucune chance d’arriver, et à la moindre distance on trouve que ce romanesque a décidément le caractère d’une lâche anecdote. Enfin au bout, on regarde en arrière les centaines de pages et les heures passées à lire, et l’on peine à formuler un avantage personnel qu’on essaie d’extraire tout de même ou auquel on tâche à ne pas penser : toujours, certes, ce n’est pas mal pour un roman, c’était un roman pas inintéressant, on a suivi les faits et opinions romanesquesde personnages de roman plus ou moins vraisemblables, et si l’on se sonde, on conçoit d’emblée le roman comme gaspillage, c’est bien toujours de cette convention qu’on part pour le juger, il faut se faire, de ce loisir en quoi consiste un roman, la considération par défaut d’un objet de faible profit, de maigre permanence, auquel on se consacre en pleine conscience de la vanité d’une activité qui n’en est pas une – on se justifie après coup par l’espèce de fuite improductive que le roman a permis, on y suppose une détente que rien ne permet de distinguer de l’évanescence mentale, ou pire, on y veut croire une portée symbolique, la Culture ou les forces sous-jacentes et inatteignables de l’Esprit. Qu’on demande à quelqu’un ce qu’il a tiré du roman qu’il vient de finir, là, tout de suite, alors qu’il est le plus à même de se rappeler l’intrigue, ou même des semaines plus tard si l’on admet que le roman doit « décanter en soi » avant de trouver sa leçon intérieure, la réponse est toujours inconsistante, et elle s’appliquerait à n’importe quel roman aussi bien qu’à celui-ci ; on devrait toujours ainsi mesurer l’avantage d’un spectacle à la somme de pensées originales qu’elle a réalisées et qu’on peut exprimer, on vérifierait que tant d’heures dédiées à la lecture valent autant, pour la synthèse qu’on est capable d’en faire, qu’un zapping équivalent sur n’importe quel écran.

Un jour peut-être je dresserai la liste des romans de véritable densité, aptes et soucieux d’édifier le lecteur par la pensée ou par l’art : sur plus de cinq cents que j’ai dû lire, il n’y en a pas vingt, je pense, qui m’ont appris quelque chose, même en prenant « apprendre » en un sens très large, même apprendre « sentimentalement ». Des meilleurs, il résulte peu de matière, une fraction infime d’un verbiage qu’on aime à extrapoler pour se flatter de n’avoir pas perdu son temps, et, toujours, la plupart de l’œuvre pourrait n’avoir pas existé sans qu’on en trouve aucun inconvénient, y compris en supposant que l’inutile du roman sert par contraste à rehausser le bon, ce qui est douteux : Mme Bovary ne laisse qu’une empreinte fade et sans implication, c’est pourtant assurément un roman d’art et d’artiste, mais on n’en conserve qu’une faible trace, une fragrance, voire (et c’est pire) une théorie pédante souvent recopiée, quelques images, peu de souvenirs pratiques, éloquences éphémères, émotions s’éteignant vite et que d’autres romans viennent écraser. Si l’on exigeait qu’un lecteur prît des notes personnelles à mesure de sa lecture sur ce qu’elle lui apporte, sur ce qu’elle complète en lui et ce qu’elle lui impressionne, autrement dit sur ce qui, issu de l’univers romanesque, change profondément sa vision du monde, il serait embarrassé, et c’est même probablement la raison pour laquelle il ne rédige jamais de bilan de lecture plus qu’expédié pour se rassurer avec fébrilité en oubliant par enthousiasme cette vanité inappréciable. C’est aussi possiblement pourquoi on demande rarement au lecteur de roman ce qu’il a pensé de celui-ci mais seulement si « c’était bien », parce qu’en lecteur de roman soi-même on serait gêné de répondre à plus que cela. Or, qu’on y songe – je ne dispose pas a priori de la réponse – : se contente-t-on de demander au lecteur d’un essai : « C’était bien ? » ? Je ne suis pas sûr : il me semble que ce serait absurde, disparate, inadapté, et qu’on voudrait savoir ce que le lecteur en a appris et quelle expérience ce lui fut.

Voilà pourquoi il n’y aurait en somme qu’une façon d’écrire un roman supérieur : ce serait de le faire avec la ferme intention de sublimer ou supplanter le genre du roman, de façon à ridiculiser toutes ses réalisations antérieures. Notamment, on ferait du roman, de ce genre, de sa forme, une nécessité au lieu d’une parure, d’une décoration ou d’une espérance de succès, et l’on s’engagerait enfin pleinement à ce qu’aucune de ses pages ne fût inutile, qu’absolument tout y serait indispensable, pensée qui, reconnaissons-le, est loin de s’imposer à l’esprit ni quand on se figure le roman en général ni quand on l’exemplifie : l’écrivain élirait le roman parce qu’il constituerait le médium la plus parfait pour exprimer une pensée antérieure à l’intention même de l’utiliser. On produirait ainsi une œuvre dont les moyens répondraient strictement à un but, mais ce serait de toute évidence un roman que les habitués détesteraient, parce qu’il leur faudrait reconnaître que toute leur expérience littéraire et leurs passions romanesques se résument à un farniente sans discernement c’est-à-dire à un gâchis, et alors ils sentiraient que ce roman ultime, directement ou non, se moque d’eux, produit un effet qu’ils avaient plutôt fui que recherché, et déplaît donc par sa condescendance : par conséquent, ils ne le supporteraient pas et admettraient que non seulement ces critiques, tacites ou non, sont injustes, mais que ce livre, de toute façon incapable d’attenter à l’intouchable « puissance du roman », est même incapable… d’être un roman, et ils le banniraient pour un livre d’un genre qu’ils ignorent et qu’ils n’ont jamais admiré.

 

***

 

Ce propos liminaire doit excuser la critique assez négative d’une œuvre qui n’est peut-être pas aussi mauvaise que ce que ma lassitude du genre tend à insinuer (je veux dire par là que « pour un roman », celui-ci est sans doute d’une certaine qualité).

Dans Le hussard bleu, Nimier choisit d’alterner les points de vue de personnages qui racontent – situation originale – la guerre en 1945 tandis que les Français entrent en Allemagne sans y rencontrer force résistance. Les troupes cantonnées, conquérantes et fières, s’y ennuient bassement et se comportent avec la morgue vile du vainqueur, et l’on y découvre les poursuites et les amours des soldats tentés traditionnellement par les femmes et par les viols, hommes en garnison qui ne savent se tenir et se comportent selon l’avantage de leurs statut et supériorité, suivant leurs mentalités distinctes et, dois-je reconnaître, dont les styles sont bien différenciés mais peut-être (c’est le défaut des romans à plusieurs voix) pas fort subtils non plus, l’auteur ayant tendance à exagérer les caractères pour faire percevoir nettement leurs idiosyncrasies. Ce sont souvent êtres cyniques, du moins sans illusion, sans héroïsme, qu’une sorte d’entraînement d’ennui, chassé par le goût de l’imprévu, pousse par certains plaisirs à l’armée, à l’action et au sang.

Surtout, un ton de distance systématique caractérise le livre : on devine Nimier écarté de morale, d’une insolente objectivité, avec sa sensibilité paradoxale, et sûr de son anormalité provocante, en un récit qui fédère des personnages par la focalisation extrêmement attentive à la fois à leurs émotions et à leurs motifs, et conscients de leur rôle relatif et absurde dicté par la circonstance. Ainsi, chacun se regarde de l’intérieur et de l’extérieur, se fondant en une dualité où l’émoi véritable s’accompagne de fonctions et d’images, au point que, pour agir, la plupart des personnages sont régulièrement embarrassés de la considération de leur apparence et de ce qu’ils sont censés faire, à chaque fois caractérisés par un défaut manifeste incorrigible qui sert, mais artificiellement peut-être, à les particulariser. Et lorsque De Forjac, pédéraste dissimulé, rencontre Saint-Anne, il exprime ainsi la scène : « Ce petit hussard bleu se trouva tout d’un coup transporté dans un grand Jules Verne illustré, ses traits un peu affadis par un dessinateur de 1890, debout devant une porte comme il l’était à l’instant et avec cette légende mystérieuse, excitante pour qui feuilletterait le livre : “Je n’aime pas les grosses brunes. ” Je ne savais trop si j’étais représenté moi-même sur le dessin, cependant, il me semblait y avoir place pour une sorte d’officier de marine à rouflaquettes et à barbe en collier, qui promenait un regard perçant sur son interlocuteur, comme pour faire le point à son sujet, par l’observation intuitive de ses étoiles intérieures. » (page 192) Ce recul énorme, où l’on détaille au propre un personnage qui se mire, prend souvent une nuance de jugement péjoratif sur l’humanité, sur ses usages et son manque d’entendement, par le même effet de distance comme il est fréquent dans les récits de guerre, mais avec la pensée supplémentaire que ce n’est pas tant la violence belliqueuse qui est blâmable, haine ou survie (il n’en est justement plus question à ce stade de la guerre où la partie est largement gagnée) que l’imbécile et inéluctable routine d’un régiment, la puérilité ambiante d’êtres qui feignent de se croire des hommes et des femmes ; Saint-Anne, qui est d’une féminité ou d’une enfance maladive, écrit ainsi : « Je ne pleure pas pour le plaisir, ni même parce que je me sens perdu. Après tout, je me suis installé confortablement dans ce régiment. On me connaît, je joue un rôle, je réponds aux questions. Et la guerre expire lentement, tuant au passage ceux que je déteste, puisque j’en déteste, puisque j’en admire un grand nombre. Je pleure d’être venu si loin pour voir que rien n’a changé. Il y a des élèves qu’on appelle hussard et des pions au visage d’adjudants, des professeurs munis d’une cravache. Chaque peloton est une classe. Après l’heure où on épluche les pommes de terre, il y a celle où l’on tue des Allemands. Ainsi l’histoire succède-t-elle à la philo. Ça ne manque pas de spectacle. Tout est à voir et à retenir et à bien décrire ; ainsi, aujourd’hui, le sujet de la composition n’est-il pas : “Vous entrez dans une ville ennemie. Quelles sont vos impressions ? ” Eh bien je n’ai pas d’impressions, je n’entre pas dans une ville ennemie, mais à Saint-Malo ou à Beauvais. J’y retrouve des visages bien connus. Une habitude m’attendait encore pour me prendre par la main et me faire traverser cette vie-là. Le monde ressemble affreusement au monde. » (page 94) Dans cet extrait, le décalage sur soi, sur sa propre position corporelle et sociale, avec la manière de surplomb désillusionné aussi bien sur sa place que ses affectations, confine à l’autoscopie et à la dépersonnalisation, apanage, dit-on, de certains surdoués (dont je ne doute guère que Nimier fit partie), et cette vision de soi, où le complexe approche une névrose, instaure une lucidité froide et dont l’objectivité produit des vérités inconvenantes et néanmoins exactes, inversions immorales, comme plus tard : « On en reverra bientôt des maquisards. Ils nous guetteront dans les bois. Alors on ne trouvera plus ça honnête du tout. Et je te fusillerai des otages en collant des petites affiches rouges. Et je t’offrirai des primes… L’honneur national, ça nous est réservé. Chez les autres, c’est de la méchanceté. Il suffit de lire les journaux. […] Dix centimètres plus bas, d’autres journalistes se tapent sur le ventre avec des rires gras à la pensée de ces pauvres Allemands, assez stupides pour prolonger leur résistance. Les Français sont du côté du bien. Des principes sublimes, on en mange à tous nos petits déjeuners. De l’autre côté, le mal, nos ennemis : pour ceux-là, pas plus d’honneur que de beurre au cul. Z’êtes des animaux. Z’avez qu’à vous rendre. Les scrupules, c’est pas pour vous. Les drames de consciences, verboten ! » (pages 139-140) Même, enfin, un désamorçage des sentiments les plus sacrés, celui de l’amour, qui n’est plus après tout qu’un avantage comme un autre, lorsque Rita, jouisseuse invétérée, après une tirade dramatique à Sanders, soldat mâle puissant, seul et sans idéal, où elle essaie avec inquiétude d’exprimer son amour (« J’ai bu ton âme » etc), provoque chez lui ces réflexion et réaction :

« Jamais elle n’avait parlé si longtemps. Elle appuyait ses paroles par des détails qui influent toujours sur un garçon de vingt-cinq ans et Français. Car elle s’habillait, remettant ses bas, se retournant vers moi dans une combinaison noire, très courte, caressant son corps, sans le vouloir, pour ajuster son costume tailleur, puis se penchant en découvrant sa gorge. Malgré cela, je me suis conduit loyalement. 

— Vous avez le romantisme facile, ai-je dit. J’avoue que c’est amusant quand on réfléchit à ce qui vous plaît vraiment dans la vie : avoir un garçon devant vous sur un lit, s’approcher de lui quand vous avez envie et faire l’amour aussi souvent que vous le désirez, c’est-à-dire tout le temps. Moi, je ne suis pas contre : la volupté, on en dit tellement de bien… Ça me promène et ça me donne des couleurs.

Elle m’avait écouté, muette d’indignation, les bras croisés. Soudain, elle a frappé du pied et m’a giflé cinq ou six fois.

— Encore, ai-je dit.

Et comme elle ne comprenait pas, j’ai précisé :

— Giflez-moi encore, je n’ai pas fini de parler, comme ça j’aurai payé d’avance.

Mais elle a préféré me tirer les cheveux, me mordre et ces représailles ont trouvé une conclusion attendue quand elle a retiré doucement son slip pour se glisser sous moi. Cependant, je n’avais pas menti. Elle aimait les hommes, voilà tout. Cette habitude cachée prenait chez elle des airs de nostalgie, de grandeur, d’inquiétude, car elle était belle, sa voix était souple : mais avec un peu d’attention en remplaçant “les hommes” par François Sanders, la métamorphose se faisait en public. » (pages 395-397)

Rita, d’ailleurs, conviendra elle-même que sa déclaration n’était qu’une posture, face à l’irréfragabilité de la révélation, et elle se résoudra à cette vérité dure de son strict intérêt à jouir, tandis qu’au même titre, Sanders, aussi franc pour lui-même, reconnaît l’inabsolu de sa pensée pour elle et pour l’amour en général, et s’applique des analyses comme : « Cette admiration, jointe au sentiment nouveau que me donnait sa beauté et à l’influence extraordinaire que la surprise a toujours exercée sur mon cœur, cette admiration a fait que je l’ai passionnément aimée pendant une après-midi. On dira qu’une après-midi, ce n’est pas très long. C’est une affaire de nature. Je pense au contraire qu’il faut plus de passion pour penser à un être, minute par minute, avec extase, ravissement, colère, inquiétude, pendant un seul jour, que n’en réclame une liaison durable, qui se contente souvent d’un vif regard de temps à autre et nourrit sa flamme au contact des objets quotidiens. » (pages 275-276)

Or, c’est surtout ce style de distanciation, ce déplacement de la conscience partiellement en-dehors de soi, qui confère au roman une tonalité qui surprit et qui fit croire au génie de son auteur à une époque où il existait encore un public pour accepter – même pour rechercher – des textes d’ampleur nationale sur la guerre, des plumes à promouvoir en l’occasion cosmopolite, mais à condition que ce ne fût pas trop alambiqué stylistiquement ou moralement. N’empêche que même cette caractéristique est diluée comme dans tout roman, qu’il n’était pas nécessaire de mettre en scène ces réflexions édifiantes trop réparties dans le livre parmi des latences et des idées accessoires. De surcroît, il n’est guère de construction d’intrigue qui conduise cette œuvre et justifie son genre, ce qui est le propre d’auteurs qui, croyant révolutionner ou altérer le roman comme Conrad, Bernanos, Faulkner ou Buzzati, ont parfois choisi d’écrire des paralysies plus ou moins symboliques quand de toute évidence ils eussent mieux fait de ne pas utiliser le roman s’ils n’avaient pas d’histoire à raconter (au même titre, je m’agace des auteurs qui se servent de poèmes sans avoir d’émotion à transmettre), ce qui eût été plus astucieux et légitime pour s’en moquer et le supplanter : ne pas feindre de bouleverser par factices modifications des traditions qui valent mieux qu’on les méprise et traverse. Hormis l’amoralité distanciée – bien littéraire cependant, comme les citations ont pu en rendre compte sans que j’y insiste – et que parsème un ennui continuel relevé parfois d’une pensée supérieure, 434 pages sont trop, je trouve, pour le dessein probable – un peu ostentatoire – que l’auteur s’était fixé ; oui, mais quelle audience Nimier eût-il rencontré en 1950 avec un non-roman, homme aspirant au succès et qu’irriguait une intelligence virtuose dont il avait conscience, mais esprit quand même insuffisant à réaliser un recueil de pensées ? Stratégiquement, il trouva donc sa place en conservant une touche de divertissement c’est-à-dire en se défendant de heurter : s’il avait été audacieux et véritablement génial, il fût resté obscur ; alors, au-delà de cet étroit talent, s’il n’avait pas dissimulé bien de la vérité sous des dehors de fiction qu’un lecteur peut toujours admettre une pose, on l’eût détesté : ainsi il restait sympathique et l’on pouvait imaginer que c’était à dessein, et comiquement, qu’il exacerbait le cynisme de ses personnages. Or, si je ne sais s’il faut blâmer ou louer ces hommes qui ont su fabriquer, dans le siècle d’esprits piteux et béotiens où ils vécurent, le petit créneau de leur fortune ; il est vrai cependant – je ne saurais le cacher même si l’on dira que c’est par jalousie – que pour cela, en dépit de leur bonne astuce, je les méprise au moins un peu.

 

À suivre : Comme tu me veux, Pirandello.

 

***

 

« Entre ces deux raisons, il y avait de la place pour quelque chose de plus compliqué. C’était le besoin de trahir les héros, de me trahir à mon tour. Je violais cette Allemande, mais à la même seconde, un SS violait la femme que j’aimais le plus au monde. Ainsi tout était-il consommé.

J’ai cessé de la caresser. Je lui ai tordu un poignet. Et, sans aucun plaisir, car je détestais cette brutalité, je lui ai dit :

— Écoutez-moi, ma petite fille. Si vous gigotez, je risque de vous casser le bras. Naturellement, il faut vous débattre, sans quoi ce serait immoral et ça gâcherait mon plaisir. Mais restez dans certaines limites.

J’ai passé l’autre main sur ses grandes jambes musclées, jambes de la Baltique et des horizons gris, jambes qui me changeaient un peu de Barbizon, l’Hay-les-Roses et Saint-Germain pour m’entraîner à leur suite dans les steppes du silence. Je tournais son poignet comme on tourne les clés d’un violon. Elle ne voulait pas crier. Moi, je voulais qu’elle crie un peu. […]

Enfin, elle a commencé à hurler d’une voix monocorde tandis que je la prenais lentement, mais j’ai gardé les yeux dans les siens pour l’empêcher de se cacher à l’intérieur de ses cris.

[…]

Je l’ai prise une troisième fois. Maintenant, je ne pensais plus à ma sœur Claude, mais à Louisiane. À chacune son tour, il faut une certaine justice en amour, faute de quoi on tombe dans la passion, on se laisse pousser les cheveux, on oublie de se limer les ongles et autres infamies. Elle m’a encore mordu la main, pour me laisser un souvenir ou bien parce qu’il est agréable de faire mal. En la tenant par les cheveux, je lui ai cogné la tête contre le bord du divan.

— Comment t’appelles-tu ? lui ai-je dit.

Elle m’a répondu, comme si ses poumons jetaient des seaux d’air dans le vide, elle m’a répondu que cela ne me regardait pas. Je n’avais rien à savoir d’elle.

J’ai fait en souriant :

— Mais si, je sais déjà tout. Tu es la fille d’un général qui portes des moustaches courtes et la croix « Pour le Mérite » avec épées de diamant. Ton frère était un nazi, un chic type et les taupes en ce moment lui bouffent le ventre sous la terre d’Italie : car le ciel est doux, là-bas, mais la terre est impitoyable.

Elle m’a giflé deux fois.

— Mon frère était un garçon d’une autre espèce que la vôtre.

Je lui ai demandé s’il faisait mieux l’amour et elle m’a craché au visage pour mon plus grand divertissement. Si elle ne couchait pas avec lui, pourquoi se montrer aussi susceptible quand je parlais des taupes et de son ventre. D’ailleurs les frères des jolies filles sont tous des imbéciles. À l’avance leur vie est gâchée, ils ont un complexe d’Œdipe drôlement compliqué. Ce qu’ils ont de mieux à faire, c’est de se déguiser en parachutiste et d’aller crever discrètement. » (pages 125-129)

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