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Henry War
14 novembre 2023

Sentiment sombre en toute compagnie

Il m’est d’une lucidité étrange et un peu dérangeante, mais perpétuelle, parmi n’importe quelle compagnie insouciante et enjouée, parmi ceux qui s’oublient aux conventionnels usages d’une communauté, parmi un cercle de conversation quelconque où chacun assure sa sociabilité ordinaire, de retrouver par sursauts réguliers et cinglants, quoique sans heurt, la conscience normale qu’aucun de ceux qui m’entourent ne sera, au moindre revers, un allié, un être fiable, rationnel et solide, que tous sont probablement des ennemis de circonstance, des ennemis plus que potentiels, des opposants presque sûrs. Car alors je me souviens que chacun ne voit qu’à son confort qui vaut pour lui autant que sa vie, n’est amical qu’à condition de n’avoir pas un effort à produire, ni rien à penser, et que ses habitudes ne soient point contrariées, qu’on ne lui réclame ni parole ni conséquence. La discussion n’est pour lui qu’un surplus décoratif à ce qu’il a déjà acquis, jamais un établissement d’alliance ni d’individualité, jamais une édification ferme – divertissement et dorure, rien d’essentiel, tout ceci se défait au plus petit problème. Je ne puis m’empêcher de penser, par intervalles : « Souviens-toi, ce ne sont que des Contemporains », je ne me départis jamais entièrement ni longtemps de cette réflexion légitime et prudente. Jamais au moindre mal extérieur ces gens ne défendront une cause, jamais s’il m’advient malheur, si je suis attaqué, si je souffre par exemple de ne pas obéir à un ordre arbitraire, ils ne me prêteront soutien contre le confort qu’ils affectionnent, et s’il faut, pour me soutenir, réfléchir avec une profondeur individuelle en termes d’éthique plutôt que d’automatisme, aucun d’eux assurément ne rendra pour moi, pour le monde et pour lui, un moindre geste d’adhésion ou de défense, en-dehors d’un vague essai que je ne saurais même baptiser du nom de symbole.

Et je les regarde sourire, se mouvoir, parler de leurs occupations dérisoires, non sans une certaine sympathie ni sans agrément ; autour de moi, ils plaisantent avec légèreté, comme des égaux, comme des amis, comme des frères : et ils s’amusent, et jouent, ils conversent, et je sais qu’ils ne sont en disposition de connivence que parce que pour l’instant tout va bien pour eux, que leur complicité ne dure que le temps de leur insouciance, et que leur crispation n’est pas loin. J’ai déjà souvent remarqué comme autrui est inconstant et lunatique, constat que je me rappelle avoir fait notamment au moment du bac, une préoccupation déjà faible et artificielle mais qui phagocyta alors toutes les ressources aimables de mes camarades : tout à coup, ils ne se comportaient plus en alliés, soudain mon humeur égale et tranquille les importunait, je gênais de mes affabilités coutumières et de mes taquineries, ils n’avaient plus l’envie d’entretenir des courtoisies spirituelles ; ils redevenaient leurs penchants, c’est-à-dire qui ils sont vraiment.

Ma famille – pas « nucléaire » tout de même qui dépend trop de moi –, tous mes parents, collègues, concitoyens de toutes sortes… L’actualité récente a montré que si l’on m’interdit de me rendre en un lieu public sous un prétexte qui rassure les gens, nul ne s’y opposera s’il n’est directement concerné. Au moindre soupçon de travail mental, de volonté studieuse, de risque d’un préjudice (qu’on songe par exemple combien le Français ne consent à manifester que si c’est sans imagination ni danger), ils fuient la réflexion, désertent leurs affections, et leurs idées prennent le sens du courant le plus facile et le plus sûr. Toujours, leur « bonté » se conditionne, se proportionne, au confort de leur situation particulière, de leur intérêt et de leur profit : cette pensée ne me quitte pas, parce que je refuse de me fier à leurs airs de banale gentillesse qui me rappelle au contraire à leur innocente duplicité ; je ne puis m’empêcher de leur en vouloir un peu d’être si laids intérieurement, et, comme j’ai depuis longtemps perdu coutume de leur être agréable pour ce qu’ils sont, je les agace sans le souhaiter, solitairement, avec ma franchise toute simple, en les renvoyant par à-coups imprévisibles, sans dissimulation, à leurs turpitudes et au mépris qu’ils m’inspirent, et je refuse de me comporter comme si je comptais moindrement sur eux. En toute familiarité où nous sommes, j’insère, presque malgré moi, le soupçon de notre différence et de notre disparité, je me distingue sans intention méchante, et je les blesse de ma hauteurtrop sensible. Ils me dégoûtent assez – un dégoût pas violent, banal, apaisé, blasé – non pour ce dont ils ont l’air – ceci est passable et peut s’utiliser brièvement pour se distraire – mais pour ce qu’ils sont et masquent en-deçà de leur mauvais vernis social. C’est vraiment trop bas, un Contemporain ! oui, mais c’est si ordinaire et commun !

« Je ne suis pas comme vous, pensé-je constamment, nous sommes foncièrement autres. Nous ne nous entendons pas. (Récemment, une collègue m’a répondu, sur un sujet où il fallait réfléchir : “Je comprends” : j’ai ri de sa prétention !) Il y a entre nous une inimitié, issue d’une profonde différence, qui ne demande qu’une situation de médiocre tension pour éclater. Je ne me fie point à vous. Je me sens en tous lieux le Juif qu’on fréquente par divertissement et qu’on se réserve plus tard de pourchasser. »

J’ai, du fait de ces retours de conscience, une habitude de quitter mes connaissances au milieu d’une conversation parce que je m’y ennuie comme en une émission où l’on n’apprend rien, ou de faire autre chose en les écoutant (en les « entendant », plutôt : rien de ce que dit le Contemporain ne mérite bien l’écoute), ou de leur montrer négligemment en façon involontaire que je ne les admire pas, du moins de ne pas témoigner une sympathie fausse, une obligeance, une sollicitude à leur endroit – c’est intempestif, je sais bien, je suis « malpoli » et « asocial », misanthrope, mais aussi avec quelle spontanéité voudrait-on déférer à des moutons ? Ils ont pris l’habitude, de leur côté, de me voir ainsi éloignés, de juger cette bizarrerie aussi malséante que normale, et ils l’imputent sans doute à une humeur d’ermite ou d’artiste, voire à une image plus ou moins crâne et distante que je me donne – assurément, ils ne comprennent rien de moi.

« Demain, s’il le faut pour Confort, vous me dénoncerez et ferez mettre en prison, crie en moi une voix extraordinairement vérace. Je n’oublie pas ce qui se tapit sous votre gaîté. Je ne perds jamais de vue l’évanescence foncière de vos pensées, de vos actions et de votre être. Je suis le Juif supérieur et inquiet. »

            On devrait toujours, avant de s’attacher, éprouver ce que les gens ont dans le ventre de conviction pour les moments d’adversité. On devrait toujours vérifier leur cohérence malgré la gêne. On devrait par exemple les plonger en une situation de souci provisoire, et évaluer dans la minute même s’ils persistent en la stature détachée et raisonnable qu’ils prétendent quand ils ne craignent et ne risquent rien. Alors et seulement après, les garder comme compagnon ou les désaffecter. Un principe sain : ne pas manger avec des créatures qui risquent imprévisiblement de vous mordre la main.

            Or, après toutes mes études sur la psychopathologie du Contemporain, qu’on juge si je puis affecter de présumer sa profondeur et sa résistance. Et puisqu’un être ne me paraît vraiment humain qu’à la hauteur des engagements philosophiques, surtout risqués, qu’il est susceptible de prendre, parmi ces distractions vaines je me sens toujours en présence de bêtes, de bétail, du troupeau, et perçois en permanence la condition de cette légèreté : ils sont ainsi aimables parce qu’ils n’ont rien à perdre, ils ne sont fréquentables que tant que tout va bien. Une menace plane ainsi constamment sur leurs enjouements. Je ne cesse de la sentir, elle ne me quitte pas ; même, je l’examine. C’est au point que quand ils sourient, ce sont surtout leurs dents que je vois. Par régularités, leur détente m’inspire de l’effroi : j’y devine par contraste la violence éhontée de leurs possibles abandons, des abandons d’une veulerie terrible. En la queue qui remue du bétail enclin aux déchainements, je me figure le tocsin et la curée ; ce n’est qu’une question d’heur.

            Comme c’est insidieusement horrible, un semi-homme qui devise et plaisante…

Tant que je suis avec lui, et tout particulièrement en un groupe de ses semblables, cette omniprésence me reste, sans cependant que j’en tire de l’aigreur : ce n’est pour moi rien qu’un fait social dont je dois m’accommoder, une donnée objective. « Cette compagnie rit à présent, et demain d’un seul vote, pour un motif de souci minable, elle me discriminerait, ségrégerait et persécuterait sans s’en sentir une culpabilité, rien que parce que pour elle “j’exagère”. Tous ces gens sont des traîtres, au fond. »

Je comprends exactement le Juif d’antan, celui qui, dans son échoppe de tailleur ou de bijoutier, servait le client avec obséquiosité en ne cessant jamais tout à fait de se dire :

« Demain, si ce client s’inquiète d’une chose, il me met dans l’autodafé avec le Diable, confisque ma boutique, condamne ma famille, et je brûle. Tâchons de le servir avec excellence pour qu’il ne puisse au moins contre moi se livrer sans vergogne à ses tendances piteuses, et que je garde en moi la vérité de mon sentiment à son encontre de manière que je demeure intègre et préservé de sa vilénie. »

Shylock sans désir de vengeance. Shylock désabusé. Shylock sage.

Je suis le Juif portant le regard justement méfiant sur un environnement de goys versatiles et sans foi.

Et, certes, je cherche d’autres Juifs à soutenir et pour me soutenir. On nous reprochera encore après cela de n’être « pas solidaires », d’être « parasites » – c’est bien vrai, en un sens. C’est parce que nous ne nous faisons aucune illusion, parce que nous savons qui vous êtes, le savons mieux que vous-mêmes, que nous nous défions de nous mêler à cette souillure. Nous nous sentons solitaires parce que nous nous savons isolés. Et si nous le savons si bien et mieux que vous, c’est parce qu’à nous la survie en a toujours dépendu et en dépend encore : si à présent nous oublions qui vous êtes, inconstants et déloyaux comme vous êtes, demain en comptant sur votre amitié et tous nos bons rapports nous serons exterminés sans susciter de vous la moindre réaction. Nous savons cela. Nous l’avons vécu.

Et alors, nous savons que vous ne direz pas – car vous ne l’avez jamais dit – : « C’était mon tailleur ou mon bijoutier, homme de grande qualité morale qu’il fallait préserver », mais : « Il n’a pas obéi. Pas solidaire. Un parasite. D’ailleurs, je le connaissais peu. Son existence me faisait toujours au cœur l’impression d’un intrus. »

John Donne avait tort, si infiniment tort, pauvre bonasse, mentalité de curé aveugle, et endormi, et obtus :

La mort du Juif n’est pour personne la perte d’un morceau du continent de sa propre vie. Quand un promontoire est emporté dans la mer, toute la terre restante se reconstitue et se fédère comme si la part disparue n’avait jamais existé. Il n’est pas de mémoire des pays engloutis : le monde entier des vivants se rassure par la pensée que ce qui a succombé méritait de disparaître.

Le glas d’autrui ne sonne jamais pour soi. On se recentre et s’agglomère, on se blottit, quand le glas des autres retentit.

Mon regard n’est pas un pessimisme : c’est un réalisme, une disposition bien faite pour ne pas endurer la désillusion inutile ni souffrir vos futures indifférences et vos poursuites sûres que la confiance aurait pu provoquer ; la confiance étant contre la dupe un moyen d’atteinte, je vous empêche par mon soupçon de me harceler. Le moindre test démontre que le Contemporain se moque de ce qui ne profite pas à son plaisir, il faudrait ne pas être en mesure de testersouvent pour oublier cette vérité universelle ; l’oubli est malheureusement impossible pour qui conserve la mémoire de l’expérience. Seul celui qui, inapte au changement, est perpétuellement capable de ne plus savoir conserve encore envers son « prochain » le bénéfice du doute et s’abandonne à la béatitude des foules – celui-ci est légion. Pour tout autre notamment qui s’expose au risque, la présence d’une personne, particulièrement parmi d’autres agréables, revient à se mettre sur ses gardes et à ne postuler d’aucune grandeur, au contraire. Il n’est plus que la foule qui tue ; je crois difficilement qu’un individu seul ait trouvé suffisamment en lui le ressort d’un crime.

« Je sais maints de vos petits vices véniels. Je les sais, et que ces vices, pour être véniels, pourraient assurément tuer à l’occasion, quoique lâchement, sans endosser la responsabilité du mal. Un bulletin glissé dans l’urne, ou plutôt un article auquel personne n’oppose : je suis mort, affamé, ou réduit à l’impuissance. Et vous – pardonnez-moi, mais –, vous n’avez pas du tout la tête de celui qui sait pourquoi il vote, encore moins de celui qui sait pourquoi il consent. Or, heureusement, je sais, moi, combien cette tête vous manque. »

Il y a de l’abysse, du gouffre, de l’intolérable et noire abjection en la médiocrité de ceux qu’on est forcé de côtoyer. S’il fallait des images pour l’évoquer, ce serait certains cauchemars à la Lovecraft : sous la peau douce et les sourires, des tentacules atroces et des inconsciences de surégoïstes destructions. C’est ainsi qu’en toute compagnie, je vois aussi les poulpes mortels, et je devine trop les conditions plausibles, réalisables, de leur résurgence, de leur surrection. Le monstre me demeure toujours proche de l’homme contemporain, à peine sous la surface tant il affleure et se trahit souvent – c’est une façon pour moi de n’être jamais surpris quand l’homme, régulièrement, redevient pleinement monstrueux. Je n’ai même pas besoin d’exagérer son mal. Je le regarde, et il ignore que je vois sous sa peau.

À vrai dire, il ignore aussi lui-même ce qui s’y trouve.

Le monstre humain, je le décèle dans ses paroles quotidiennes – ce monstre de la facilité de l’impensé et du flux grégaire du confortable. Il est là. La conversation mondaine le révèle à celui qui sait voir. Souvent, un protocole un peu rigide signifie un meurtre vraisemblable.

En compagnie, je suis serein et ne suis pas serein : je sais exactement à quoi m’en tenir. En compagnie, je sais à qui me fier : en mon jugement de cette compagnie. En compagnie, je ne crains pas d’être trahi : je le suis constamment par la nature même de ceux qui la constituent.

Tout ce que je puis redouter, c’est le leurre de leur adhésion, quand par exception ils me paraissent sincères et profonds. Mais si je m’en garde ainsi, j’ai peu de chances de m’en laisser circonvenir, n’est-ce pas ?

Aujourd’hui, je les aide ; demain, ils diront : « Il a tort », et, foin de tous mes soutiens, ils ne feront rien pour moi et se détourneront, pensant simplement, pour se débarrasser de leurs dettes : « J’ai raison » et « Il a changé ».

Mon indépendance, c’est de ne miser sur aucun traître, aucun monstre. Je suis seul, sorte de fierté d’être le dernier homme, mêlée d’une sorte de tristesse de n’être que le dernier homme, de n’être pas même un homme supérieur plus que relativement à tant d’êtres qui ne sont pas des hommes.

Il faut se défier des semi-hommes, ne pas les considérer pour des hommes. C’est un bon principe de ne pas faire de la réalité un mirage plaisant. Autrement, on tiendrait une controverse philosophique avec des tortues.

Vrai cependant que je ne suis pas béat-ivre à la fête ! Il me faudrait une fête, je crois, où il y aurait de vrais hommes, où les convives ne seraient pas béats-ivres, c’est-à-dire imbéciles heureux, heureux qui ont besoin de l’imbécillité pour être. Comme je serais heureux, peut-être, de pouvoir m’abandonner à la béatitude et aux ivresses des vrais hommes, rien qu’un moment, pour avoir la certitude d’être parmi des hommes qui veillent !

Oui, c’est juste, je ne m’en défends pas : périodiquement, dans toute assemblée, je relève l’esprit, ma haute distance revient, et, cessant de simuler, je découvre que depuis cinq minutes ou bien dix je ne fais par oubli provisoire que m’adresser à des animaux – pourquoi m’adresser à eux comme à des hommes ? songé-je alors. Et je l’assure, c’est exactement cela pour moi : je vois ces gens nus, bêtes et nuisibles tout comme ils sont – voilà pourquoi je ne redoute guère de m’exprimer en public –, je sais leur peu de valeur et la façon dont leurs piètres et similaires existences ne sont constituées qu’en réflexes et réactions ; c’est là que je reçois la conviction impressionnée que je ne fais que parler – c’est ridicule, dépense bien inutile – à une assemblée de chiens assis sur des chaises, au sein de la meute même des usages canins. 

– Et je finis mes phrases quand même, point déçu, car j’ai l’habitude, depuis le temps.

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