Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
12 février 2024

Relativité du travail

Le travail aussi est d’une relativité stupéfiante. Il existe une différence énorme entre qui exprime l’envie du repos et qui ressent le besoin de sommeil, mais souvent le premier n’a pas conscience de la légèreté de sa simple lassitude parce qu’il interprète son envie en besoin et son repos en sommeil, faute d’avoir jamais connu la nécessité ou de se la rappeler. Il est déjà reposé, c’est pourquoi il dort mal ; au même titre, il dispose en son métier du temps de l’ennui, c’est pourquoi il aimerait se distraire, changer de poste, altérer sa routine pour la rendre un peu moins monotone, et il réalise des modifications symboliques qu’il estime indispensables et qui ne sont que des décorations ; or, celui qui s’efforce vraiment et s’épuise authentiquement ne peut que réclamer de la solitude ainsi que l’exercice d’une œuvre qui lui soit enfin dédiée. Car l’être de labeur véritable ne connaît pas d’autre modalité d’existence que l’ouvrage, et, secrètement ou non, il se moque des agitations enfantines et inefficaces, des bavardages et des anicroches, des prétentions et des plaintes, de celui qui a encore le loisir du tracas et des épanchements, de faire ostentation de vétilles, et de monter des opérations sporadiques pour se croire une capacité. Ce dernier est pourtant « terriblement occupé » : ses amis l’accaparent de messages d’une ineptie déplorable, et il s’estime victime de leur sympathie parce qu’il garde la disponibilité de les accueillir longtemps et avec affabilité au lieu de se débarrasser d’eux en leur faisant sentir leur importunité ; l’autre a préféré renoncer aux amis qui lui consommeraient trop d’heures et qu’il ne pourrait de toute façon pas entretenir, lui seul sait ce qu’est la fatigue qu’il ne confond pas avec le désœuvrement ; il supporte au surplus la charge d’entendre le lot absurde et indécent de débordés-de-pacotille qui parlent pour s’alourdir leurs brindilles, en se taisant, comme il faut être « solidaire ». Ces deux n’ont rien à s’échanger ni fondation commune, c’est comme si le mot « travail » n’y avait aucune signification compatible. L’un est satisfait d’avoir quelquefois agi d’une courte performance, l’autre est inquiet pour un pareil rendement et se demande alors s’il ne décline pas, si ses forces ne le quittent pas, s’il n’est pas mourant. Je me souviens qu’un matin que, particulièrement indisposé, j’écrivis seulement 800 mots qu’il me fallut relire avec méfiance et corriger avec une lenteur qui me faisait honte, un auteur m’indiqua que c’est à quoi – 800 mots – il se livrait quand il était de fort bonne et intelligente humeur. On ne se comprend plus, toutes les échelles sont faussées, les disparités des sensations et des conceptions confinent à l’incommunicabilité unilatérale la plus caractérisée : il est fatigué, dit-il, mais l’instant suivant il me parle de son coucher à deux ou trois heures du matin parce qu’il n’arrivait pas à trouver le sommeil ; je n’ose – ne peux pas, ne veux pas – lui dire que je suis « moi aussi » parfois fatigué, car quand cela m’arrive je ferme les yeux et m’endors aussitôt, fût-ce pour dix minutes, comme les pilotes de navires en solitaire dont le corps manque de tout. Comment mon skipper exprimerait-il sa fatigue après avoir compris ce qu’elle est pour son interlocuteur, si piètre et artificielle, qui s’en désole déjà ? Il aurait l’air de tenir à la surenchère, de se vanter ; qui sait si l’autre ne lui opposerait pas une absurde et vaine compétition de fatigue ? Il en serait capable, alors mieux vaut pour l’honneur et la distance n’émettre aucune réserve, hocher la tête, sembler compatir, puis quitter cet autre dont les plus courtes assiduités lui sont d’emblée et désormais sans apport, parce que, dans sa lourde besogne de marin, il n’a pas de quoi s’interrompre et se divertir pour complaire à de pareilles pleureuses.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité