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Henry War
13 février 2024

Mars, Fritz Zorn, 1976

Mars

Probablement, dans un monde d’inertie comme le nôtre où la vacuité agréable prend la forme d’une poursuite impersonnelle de traditions, dans une humanité où le régime d’existence est la continuation passive confinant la représentation de l’initiative à une variation du connu, dans un siècle incapable d’admettre que la pensée véritable se départit de facilité et qui envisage comme événementielles de simples circonstances qui n’ont pas la valeur d’une action, il n’est pas d’entreprise d’esprit sans quelque violente réforme, sans saccage iconoclaste ni destruction méthodique de ce qui précède l’individualité et qui entretient le vide-simulacre des contenances bourgeoises, quelle que soit la forme de bourgeoisie à laquelle on réfère. Quiconque regarde le passé avec une objectivité philosophique, avec les science et bravoure du sceptique d’examen, reconnaît que presque rien de propre et de pur n’a émané de ses prédécesseurs, que la poursuite des mentalités est un crime et le défaut de conflit un manque critique – n’en déplaise aux quiets, Orientaux ou non, pour qui la sagesse est l’acceptation de tout comme patrimoine et providence. En somme, pour trouver un philosophe de génie, il faut commencer par chercher un mécontent, quelqu’un que l’état de la pensée ordinaire insatisfait, celui qui s’agace de ce que réfléchir et écrire se limitent à un vague approfondissement du su, à une extension du cru. On doit bâtir de la grandeur comme on fait un feu : on peut se servir de brindilles et de bois déposés là par autrui, mais ne pas craindre et même s’attendre que beaucoup se consume dans l’ouvrage. Il y a dans l’œuvre d’esprit authentique un goût assumé de tuer le parent mauvais : toute fausseté dans la filiation du penseur induit chez lui la volonté d’une déviation de la lignée. En ce sens, le génie est un eugénisme c’est-à-dire la recherche de la faille génétique ou, disons, généalogique, c’est-à-dire l’extermination méthodique et impitoyable de l’erreuroriginelle et conséquente

« Je crois que c’est justement là que le bât blessait : tout allait toujours trop bien. Dans ma jeunesse, j’aurai été préservé non seulement de la plupart des petits malheurs, mais on m’aura épargné tous les problèmes. Il me faut m’exprimer plus précisément encore à ce sujet : je n’ai jamais eu de problèmes, je n’ai jamais connu le plus petit problème. Ce qui me fut épargné dans mes jeunes années, ce ne fut ni la souffrance ni le malheur, mais les problèmes, et, partant, la capacité d’y faire face. » (page 25)

Mars est le récit d’un être qui n’a pas seulement songé à une révolte contre un ascendant. C’est l’anti « crise d’adolescence », le « contre-rebelle », la négation même de toute possibilité de désaccord, et par suite la fabrication d’un être sans esprit de vérité.

Contrairement à ce que notre ère pseudo-scientifique déclare, rien de moins constructif que le consensus, que la paix, que le sanctuaire et l’inoffensif ; rien de plus stérile et anodin que le bain d’anesthésique où par exemple on voudrait immerger l’enfant à l’école – bain d’ailleurs impossible et illusoire, la souffrance étant relative, le peu de douleur ne signifiant rien d’autre que le déplacement du sentiment du mal vers de petites importunités prenant des proportions considérables. Le respect moral de ce principe d’innocuité devient vite une perpétuité, et toute infraction au credo se change alors en intolérable cruauté, jusqu’à dissolution de la faculté de mesurer, jusqu’à suppression de la capacité objective, celle qui sied au penseur supérieur ; alors, on apprend les formules par lesquelles on dissout le vrai dur dans le sociable amolli, comme :

« On observait chez ma pauvre mère un goût très prononcé pour la locution « à moins que ». À peine avait-elle fait une constatation qu’elle ajoutait aussitôt : À moins qu’il n’en soit autrement. Il était courant de l’entendre dire : Je partirai pour Zurich vendredi prochain à dix heures trente du matin, à moins que je ne reste à la maison. Ce soir nous dînerons de spaghettis, à moins qu’il n’y ait du cervelas en salade. Une question s’impose aussitôt : qu’advient-il dès lors de la réalité ? Je vais sortir, à moins que je ne reste chez moi. Je suis présent, à moins que je ne sois absent. La terre est ronde, à moins qu’elle ne soit triangulaire. » (pages 46-47)

Il s’agit au contraire, dans tout exercice de la pensée, d’abattre avec audace le réflexe de permanence, d’aller au combat contre ce qui paralyse et qui est trop entendu, de briser un peu l’appareil des continuités, de cesser de demander pardon pour des divergences, de franchir enfin la zone d’un vide personnel, d’outrepasser ce qui est de l’ordre du collectif impensé, de donner une existence tangible à ce qui n’occupe encore aucune place et de l’imposer par l’irréfragable, ceci à travers l’effort édifiant de se reconstituer, de se matérialiser en occupant éhontément sa portion d’univers qu’on justifie contre ceux qui voudraient la confisquer, d’analyser ce qui en soi et qui ne peut s’accommoder des autres se laissant mener sans cohérence, de se distinguer de l’uniforme par la théorie d’un vrai neuf qu’on propose en son nom, d’opposer sa résistance à la société méprisable en fondant son noyau de singularité vive, un noyau de compréhension justement alternative, noyau dont la force centripète est le contraire d’une lâche assimilation : une densification, un affrontement, une création, une provocation. Le penseur profond cherche à atteindre le point de densité où il n’aura pas à s’excuser, parce que ses outils perfectionnés le défendront de l’erreur commune qu’il pourfendra impitoyablement et même amoralement c’est-à-dire au seul moyen de théorèmes froids, sans parti pris, sans rien de personnel, terme à terme. Toutes ces raisons, il les fourbit comme des armes pour se passer de conventions qui sont autant de lames émoussées, pour les traverser sans tort ; il investit le champ des vérités comme théâtre d’opération, non par politesse en se faisant introduire des riverains, mais parce qu’il est préparé et se moque des autorités antérieures, niant quelconque droit de préemption. Pour lui, une place de l’esprit appartient non à celui qui y habite depuis telle durée mais à celui qui la conquiert, et c’est ce qui le dispense d’être aimable et diplomate – il ne négocie pas la vérité.

Un philosophe est fondamentalement un pionnier. Le pionnier se moque qu’il y ait eu là avant lui un chêne vénérable, un ours sauvage ou un indigène : il force son dû de possesseur. Le pionnier dont je parle prend la vérité avec des arguments invincibles. Il se bat pour la maîtrise d’une portion de territoire. Il est nécessairement une sorte de guerrier. Son inexpugnabilité se situe dans sa force – d’esprit. La survie des plus intellectuels est aussi affaire de compétition.

La puissance du guerrier vient de ce qu’il se ramasse : il forme la boule gravitationnelle constituée de l’appréhension de ce à quoi il ne veut pas ressembler, de ce qu’il se prépare à ne pas assimiler (au titre où il n’accepte pas que l’arme de l’adversaire perce son corps et y entre) par principe, il rejette et exclut, sa préparation est d’abord un refus d’avance, et, en acquérant l’expérience, il découvre que cette tension de mise à distance est ce qui le rend fort. Il n’existe pas un progrès dans la bataille intellectuelle, ni un support graduel, au sens où l’on s’appuierait sur une poussée préexistante : les premiers rangs peuvent aussi bien vous entraîner à la victoire qu’à la mort, et il importe surtout de ne pas s’y fier, car il s’agit d’aspirer au triomphe de son individu, où un seul homme peut quelquefois terrasser une multitude. Ce combattant est résolu à ne pas se laisser influencer, à ne recevoir franchement que les coups indiquant ses erreurs, et il parvient, grâce à cet entraînement, à repérer et à augurer nombre de mouvements sinueux par lesquels on tâche à le circonscrire : c’est pourquoi il ne regrette pas de se porter à l’exercice de sa distinction. Un esprit ne ressemble pas, ou il faudrait ne jamais le reconnaître, et que le génie ne fût opportunistement qu’une pièce de foule, qu’une imitation, qu’une conformité à un groupe c’est-à-dire qu’une grégarité.

C’est pourtant ce qu’est et ce que vaut la notoriété, presque toujours : la reconnaissance par une masse d’unreprésentant solidaire.

Un philosophe – il n’y en a guère – est celui qui, à force de connaître son environnement, connaît aussi ce que son environnement a voulu faire de lui, les intéressés conditionnements de son environnement, tout ce par quoi un environnement moule et fédère pour se sentir du génie plutôt que du mépris. On ne doit logiquement reprocher au génie d’identifier et de désamorcer les compromissions en lui issues de l’extérieur, car on dénoncerait injustement sa lucidité dans le mécanisme qui permet de réinstruire son identité : on est quelqu’un parce qu’on se dissocie et seulement par l’endroit où s’opère cette dissociation. Je demande qu’un esprit suprêmement intègre procède de l’extraction de ce qui n’est pas lui, de sorte que par méthodique soustraction d’autrui ce ne soit qu’à volonté qu’il conserve des usages parce qu’il les approuve, plutôt que par habitude selon des hérédités proches ou lointaines qu’il ignore ou qu’il absorbe veulement – j’exige de lui des adhésions et nulle fatalité. Un penseur ne saurait exister sans l’abstraction de la pièceproverbiale en lui, dont l’effort même pour l’en retirer est un repère d’intelligence : or, ce penseur exprimera avec d’autant de virulence la tentative sociale d’immixtion en lui, ce « viol d’âme », que l’insinuation lui aura été profonde et pernicieuse, et c’est assurément le cas lorsqu’il estime avoir sacrifié à la fois son temps, son bonheur et sa santé au respect inconscient d’une société qui a agi en lui et l’a utilisé comme un pantin depuis sa prime jeunesse.

C’est à une telle entreprise supérieure de réinitialisation fondamentale que se livre Zorn qui, se diagnostiquant un cancer d’origine familiale, bourgeoise et zurichoise (dont il mourra l’année de sa publication), réalise un essai philosophique d’exemplaire dureté. En effet, jugeant son malheur entièrement dû à la forme d’une existence dévitalisée, à la manière de Lovecraft dont la tumeur intestinale renverrait à la longue colère rentrée, il admet, selon une interprétation certes trop symbolique, que le cancer serait surtout frustration, bile, angoisse, douleurs ravalées et tues, inaptitude à se désinhiber, torpeur, incompréhension, développement interne de ce qui n’a pas eu le droit de s’épanouir à l’extérieur, volubilis poussé en-dedans faute de lumière et de permission d’autre vitalité. Ici, la souffrance à l’origine du lymphome serait l’impossibilité non seulement d’être heureux mais d’accéder à un semblant de joie, (« Pas plus que je ne puis forcer mes désirs, je ne puis en effet me contraindre à rire. Je ne peux pas rire parce que ça ne rit pas en moi. » (page 241)) imputable à un legs comportemental ayant condamné sa vie au succédané, à l’imitation d’un certain bien absurde et inéprouvé sans valeurs propres, à une copie immuable d’un jour après l’autre s’efforçant d’être aussi lointain et bienséant que possible, en un mode de renoncement à la jouissance, une amputation du sens du plaisir, héritage d’une placidité anodine et discrète, espèce de génie juif historique mais sans fièvre d’excellence, ou disparition de soi comme modèle exclusif de vertu. Zorn raconte cette insignifiance, le sentiment d’une innocuité est son histoire, récit d’un être dont, faute d’avoir été, on ne sait dire qu’il a vécu, sinon comme somme d’opinions consensuelles, d’avis de classe sans examens, catégorisations d’automate, modalité convenue, et il explique comment se construisent les préjugés selon une mondanité conservatrice, usages et convenances, dans l’inexistence continue de soi, dans l’imperceptibilité d’un mouvement et d’une chaleur, dans la négation d’un homme qui vient à croire qu’être au summum revient à se déposséder, sans qu’il y ait là de la fierté à appartenir à une communauté, figure essentiellement anéantie, ratage ontologique et, en quelque vision réaliste, saccage, une destinée oncologique. Qu’y avait-il à conserver de toute façon ? tout était véreux, gangrené par l’esprit du néant, environnement et conditionnement de rien : la vraie vie n’avait pas commencé à poindre quand sont venus les signes de la mort, alors il n’y a pas eu de perte, rien à regretter, juste à comprendre, un itinéraire qui peut-être signifie, qui s’extrapole, qui est une leçon dans sa dimension d’égoïsme collectif c’est-à-dire d’exemple. Zorn révèle et théorise son avorton : comment une forme qui dispose d’un prénom peut exister sans être, et contre sa nature.

Mars est le récit d’un homme qui tient à retracer son inexpérience. C’est la révolte d’un être que son siècle a empêché d’accéder à l’individu, et qui prophétise, comme spécimen parmi d’autres qui lui ressemblent, la destruction d’un environnement maudit qui a permis une telle aberration : la neutralisation forcenée et abjecte d’un homme-possible. Je distingue en sa voie forcée de mort-né, et pourtant sans intention méchante, l’extermination systématique d’un être, comparable à la déshumanisation en camp de concentration, mais à l’échelle d’une vie sociale : rien ne peut s’échapper, toute tentative de verdeur est punie, la fuite est tentable aussi bien que ridicule, on s’en aperçoit non par la brutalité intransigeante de gardiens mais par une forme de nivellement non moins impitoyable, à savoir le regard de ceux qu’on aime qui n’essaient rien, et qui passent pourtant d’emblée pour exemplaires. Toute perspective est limitée davantage que sous des grillages ou des barbelés, sous des prismes psychologiques, tout repère est borné, c’est moralement qu’il n’y a pas de perspective, rien ne s’envisage hors des satisfactions permises, monotones et estimées justes, tout est ennui normal sans espérance de profit, au point que la notion d’avantage est phagocytée par des routines comprises au sein d’une mentalité, tout est sis entre le bien et le digne où jamais le concept de « vitalité » ne trouve sa place. « Voilà à quoi se résume sans doute la quintessence de ce monde où je fus jeté et qui devait aussi devenir le mien : la vie est belle et bonne, mais la vie, ce n’est pas nous ; la vie, ce sont les autres. » (page 70) Zorn témoigne de son courage immense de dénonciation de la vie contemporaine, et même de toute vie héritée et morale, de la vie dont s’emparent les coutumes et conditionnant l’esprit, et j’oserais le paradoxe d’affirmer qu’il a vécu à fond cette vie de néant, la vie de tous sans un soi, vie unique d’un névrosé d’anti-vie, vie d’hystérique sans crise particulière, vie superficielle des habitudes où l’existence confina à une société sans individu. Mars relate l’incarnation, en un non-être, de la mentalité d’un groupe social : Fritz Zorn est foncièrement la société, il a fait, seul, l’expérience radicale et complète d’être entièrement confisqué d’une vie personnelle.  

Et c’est ce qu’il dépeint et dénonce avec une sagacité inédite, ce qui, cependant, se reçoit comme analyse et pénétration, comme excavation et remontée, comme émergence au lieu d’une sempiternelle plainte : description originale et lucide, anatomique, d’une vie sans la volonté de vivre, d’une vie sans envie, d’une vie sans déviation. Marsconstitue l’extraordinaire dissection d’un mal-être causé par l’imposition familiale et léguée d’absence d’être. Tout un malheur vient de là : une vie entière s’est immobilisée en censure des attributs et insignes de la vie, selon le vœu exacerbé de mœurs ultra-conventionnelles. En somme, l’autobiographie explique l’échec de tout bien-être au sein d’une société qui se présente comme parangon codifié et exquis de la bonne pensée : tout ce qui se conforme en soi néglige le soi. Quand on fixe pour but ou habitude le mondain et l’inessentiel, on se détourne du principal et de l’inconvenant, valeurs triviales et insistantes, part qui non entreprise mais qui insiste et dont la présence salubre se rappelle à soi et accapare, comme un regard posé sur soi et émané de soi, qu’on fuit et qui partout rattrape : « Il subsista dès lors en moi la sensation oppressante que quelque chose restait en suspens, quelque chose qui aurait été bien plus important que toute la littérature et la linguistique du monde, et détournait sans cesse mon attention des sujets relatifs aux études romanes, mais sans que la grande et pénible tâche eût été jamais accomplie. » (page 148) Cette tâche primordiale, c’est la confrontation à la réalité, le conflit larvé qui demande à surgir est enfin l’éclatement de la philosophie c’est-à-dire de l’acte créateur qui nuit à l’antériorité.

Enfin : « Je me déclare en état de guerre totale. » (page 318)

C’est l’émergence du « je » à travers la violence subie, reconnue, assumée :

« Mon âme est envahie elle aussi, de toutes parts, par le corps étranger « parents » qui, semblable en cela aux tumeurs cancéreuses de mon corps, n’aspire qu’à anéantir l’organisme tout entier. Les tumeurs cancéreuses par elles-mêmes, on le sait, ne sont pas douloureuses ; ce qui fait mal, ce sont les organes sains en eux-mêmes, qui se trouvent comprimés par les tumeurs cancéreuses. Je crois qu’un phénomène analogue s’observe pour les maladies de l’âme : partout où la douleur se manifeste, c’est moi. L’héritage de mes parents en moi est pareil à une tumeur cancéreuse gigantesque ; tout ce qui en pâtit, ma détresse, mon désespoir, mon calvaire, c’est moi. Je ne suis pas seulement commemes parents, je suis aussi différent d’eux ; ce qui constitue mon individualité, c’est la souffrance que je ressens. » (pages 248-249)

C’est l’émergence du « je » à travers l’explication de cette violence :

« Ce qui constitue mon individualité, ce n’est pas seulement la souffrance que j’éprouve face à ma situation, mais également ma capacité à évaluer cette situation. » (pages 263-264), 

Enfin, c’est l’émergence du « je » à travers le rejet du manichéisme et de la rancune, et qui forme « un troisième horizon à la vie humaine : la clarté. » (page 244) :

« [Mes parents] n’étaient pas critiquables d’une façon qui tranchait sur l’ordinaire ; ils étaient simplement un tout petit peu plus critiquables que d’autres parents critiquables issus des mêmes milieux bourgeois. Ils ne se sont même pas montrés plus méchants que d’autres parents (j’ai déjà eu l’occasion de souligner au contraire que c’étaient des personnes d’une grande gentillesse), ils étaient simplement encore un tout petit peu plus dégénérés que ne le sont dès l’origine les habitant déjà passablement dégénérés de la Rive dorée du lac de Zurich. Ils étaient un peu plus bourgeois, un peu plus inhibés, un peu plus hostiles à la vie, un peu plus réfractaires à la sexualité, un peu plus propres sur eux, un peu plus comme il faut, un peu plus suisses, en un mot, que ne l’étaient leurs voisins. » (pages 278-279)

« Dégénérés » tombe juste, nietzschéennement : la philosophie est pour moi l’entreprise de repérage de ce qui est mal généré, du mauvais gène, de la généalogie erronée. Et c’était bien fini ainsi : le « Je » de Zorn, né Fritz Angst, naissait et pouvait commencer d’expérimenter le présent, d’arpenter le monde, de se colleter à la vie. Sans rien oublier, le sujet, après avoir digéré ce contenu, entrait dans l’existence après sa mue et ses résolutions, comme un phénix après le sphinx, même tardivement, fort d’une pensée de la vie qui lui permettait d’affronter le réel avec armes et armures.

Il redevenait le combattant pro-bios, le pionnier-pour-la-vie, le guerrier vivant.

Mais quand Zorn arrive au point où il approche le tout-dit, où il a circonscrit les données-paramètres de cette longue stagnation et où la bascule doit venir vers l’action de pleine vitalité, sa progression se disperse et ralentit, son propos se dilue en théories, le sentiment de nécessité qu’on tire de ce rapport personnel s’atténue peu à peu, tout devient bavard, inutile, atermoyé. Un remplissage remplace l’accusation dense et dure : ce sont alors les deux dernières parties de l’œuvre, quand des considérations secondaires signalent plutôt qu’ils ne masquent l’oubli et la fuite de la reconstruction de soi en actes, parties superfétatoires et même dilatoires. Car à ce stade, l’auteur ne devrait plus nourrir d’espérance pour sa santé, lui qui n’a vécu que non-vivant, lui que la mort, sauf en « spiritualité », ne peut changer ni atteindre, le piège de la maladie – sa nécrose – commence toujours par la supposition intempestive du rétablissement-sous-certaines conditions, sa guérison physiologique importe moins que sa guérison psychique, car il est au seuil d’une ouverture inédite à l’exploration de la vie, mais contre l’existence encore il choisit alors l’écriture qui ne sert qu’une stagnation, qu’un ressassement ou qu’un développement de concepts, qui l’enferme en l’intellect hors-monde et où il entretient un questionnement oiseux, comme prisonnier d’un autre usage, l’usage d’écrire. Or, c’est encore le mirage d’une routine, la retrouvaille d’un confort, la prolongation d’une anodine superfluité, l’abandon en un régime d’inactivité puisqu’il n’y a plus rien à découvrir et qu’à ce stade tout fut décelé, puisqu’il faut marcher à présent en dépit de sa faiblesse à nue : mais tandis que la thérapie personnelle devrait se solder par des actes, même par un rattrapage d’actes c’est-à-dire par une assomption et une célébration de la gaîté si longtemps ignorée, par une apothéose du soi, Zorn se cantonne à l’écrit et demeure enfermé en rouage et en cycle. Il avait pourtant pressenti cette tendance défectueuse, la manière dont un certain art est une manifestation d’un handicap de vivre : « L’écriture était en soi quelque chose de mauvais ; l’expression, le symbole, l’illustration de l’infériorité d’un être qui n’était bon qu’à ça. » (page 129), mais il continue de disserter la vie au lieu de la vivre, il a manqué l’instant du remède, il a passé l’heure climatérique de la révélation, et plus le temps s’écoule, plus l’échec apparaît, et il adjoint des représentations et des thèses, initie des cours, il devient littérateur, se change en patient de psychanalyse qui ne sait que disséquer la douleur en la chargeant de plus en plus de symboles, dont l’effort d’addenda successifs traduit la crainte d’être obligé à faire et à agir, à abandonner le récit pour entrer dans l’histoire, quand la névrose resurgit sous forme d’une fébrilité qui l’attache au papier et le maintient en état clinique, alors il lui faut prolonger le dit – Zorn ne cesse pas de préférer le lit–, tandis que le devoir se confond angoissamment avec la sensation valorisante de noircir du papier. Celui qui s’est mis à exister n’est qu’entre les pages mais cet être au moins existe, se dit Zorn ; or, il faudrait le sacrifier une nouvelle fois pour l’incarner, prendre le risque de disparaître après s’être enfin créé l’identité, effort formidable, abominable, effroyable. Alors le devenir réel disparaît de vue, le livre est un refuge inamovible, au même titre que la maison implacable des parents avec leurs dogmes paisibles et transmis, c’est là une nouvelle gangrène, autre hypoxie qui succède à la précédente, où l’instinct du douceâtre fait une reprise ou une métastase. L’esprit sublimé par le travail avait recouvré provisoirement sa liberté contre le corps-passivités, la décision avait traqué et éradiqué la mollesse de la tranquillité dépersonnalisée, mais à l’heure où une volonté individuelle devait triompher au-delà de la théorie et s’investir dans le péril et l’inquiétude, alors que la preuve de la guérison s’obtenait par le témoignage d’entrer dans la vie pleine dont il aurait pu relater le fruit par contraste, Zorn, entraîné par sa modalité de l’écrit, enferré dans sa nouvelle posture de distance qu’il s’est trouvée pour soi, patiente et bavarde, et, en accusant, n’affronte plus rien de neuf, ayant déjà livré l’essentiel des combats mentaux dont témoigne la majorité du livre. Là, il commence des allégories, entame des références, s’adonne même à l’astrologie (d’où le titre, bizarrement tombé), il se convertit à des signes et paraît ambitionner l’universitarien. Quelque statut le tente, il s’écoute pérorer, se trouve finalement un peu fier d’être commentateur, et c’est où il s’est mépris et a déchu : sa matière est allée, il lui faut en fabriquer une autre en perpétuité, il ne sait que la saisir dans l’idée mais le réel lui fait encore peur, il ne concourt toujours pas à la vie, ne veut que regarder la vie qu’il n’a pas eue, un moment, rien qu’un moment si le temps d’existence le permet, décrire un moment encore ce qui n’est pas la vie, approfondir un art qui s’apparente au regret et en faire de la littérature, plutôt que risquer, enfin, hardiment, rien qu’un remords.

Mais il le savait, il savait pourtant bien le risque de ces dérobade et procrastination. Il le savait et n’a pas osé s’y soustraire, c’est sa grande faute, sinon comment eût-il écrit ceci, qui est la prophétie de son vice terminal :

« C’est ainsi qu’on pouvait rester chez soi, installé dans le canapé, chaussons aux pieds, tout en prenant part aux « choses élevées » ; cela ne vous coûtait pas un bien grand effort. Se démener dans le marigot de l’existence, pis encore faire face au péché, voilà qui était déjà beaucoup plus fatigant ; au moins fallait-il pour cela agir en quelque façon. Je crois au reste que ce que nous appelons « vertu » n’a de valeur que si celle-ci est conquise au prix des larmes ; aussi longtemps que la vertu procède de la voie de la facilité, elle est une abomination. Or il se trouve que les « choses élevées », si complaisamment évoquées, correspondent elles aussi dans une certaine mesure à la voie de la facilité. Ce qui, considéré sous le rapport de l’érotisme, ne signifie pas autre chose que ceci : le mariage et la fidélité bourgeois peuvent représenter à certains égards la plus commode des solutions ; toute liaison à scandale se révélera en effet considérablement plus fâcheuse et pénible. Et si la sexualité est à ce point source d’embarras, c’est ainsi en premier lieu parce qu’elle engendre et suscite des problèmes. Quiconque incline à mettre son confort au-dessus de tout adoptera dès lors une attitude de refus à l’égard de ce qui est susceptible de lui en causer. Ce qui nous amène ici à la fable du renard et des raisins : quand obtenir quelque chose nous demande de trop grands efforts, nous affirmons volontiers qu’au fond nous n’y tenions pas plus que ça. Renoncer à une chose est la plupart du temps très aisé ; désirer quelque chose souvent très difficile. » (page 98)

Il était plus facile pour Zorn d’aspirer à la guérison, et, en attendant, de décrire sa non-vie, plutôt qu’essayer de débuter, même tardivement, une vie à lui : il n’avait pourtant plus à en perdre, chance inégalée, puisqu’il était déjà presque mort, en sorte que son devoir même était d’agir et d’exister. Mais il a préféré l’excuse de la maladie pour s’enferrer en l’état d’indécision habituel des alités, tandis que la maladie au contraire pouvait excuser toutes tentatives et tout excès : malade, condamné, certain de sa mort, il n’avait qu’à foncer à la jouissance, superbe et effréné et, ce faisant, devenait le seul homme au monde à qui il était permis, même recommandé, même nécessaire, à qui il était dû, de se comporter en grand réformateur des injustices et des plaisirs derniers : il était alors Armageddon, il n’avait plus à craindre de se changer en ultime paladin et répurgateur, cependant il s’est mieux vu, avec tant de confort, objet de thérapeutiques diverses et d’espérances, du moins d’incertitudes, qui l’ont conservé, malgré l’éclat des vérités, dans son mode regretté de docilité, sous l’emprise morale de médecins. Il a poursuivi le système des influences et des transactions, il s’est persuadé que l’obéissance à des protocoles pouvait dissoudre la maladie : c’est, selon sa thèse du cancer comme frustration, ce qui a logiquement achevé son épuisement, ce qui l’a finalement tué, en homme de triste cohérence, tombé dans le piège de sa dénonciation dont il se déposséda. Il eût plutôt fallu s’ébrouer d’existence active pour démontrer son déliement au cercle des doctrines, mais son autobiographie n’aboutit qu’à se résigner à savoir parler de la vie qu’il n’eut point, parler de la non-vie, or parler n’est point vivre, parler est encore tâcher de persuaderet de faire consensus, tort des longues préparations à la vie qui conservent fondamentalement, l’entretenant à force de vouloir en parler, la peur de vivre vraiment :

Zorn est mort parce qu’il ne s’était pas tout à fait guéri de son habitude de refuser la vie.

 

À suivre : Revue Les Cahiers de Tinbad, n°5.

 

***

 

« Affirmer que je n’ai pas eu la moindre opinion personnelle pourra paraître un peu outrancier ; il semble impossible que je n’aie pas été confronté à davantage de situations conflictuelles où il m’aurait fallu sortir de ma réserve. Mais c’est que j’étais passé maître dans l’art d’esquiver les problèmes, et quand acculé par quelque question embarrassante, je ne refusais pas tout net de prendre parti, quantité de techniques s’offraient encore à moi pour me dérober.

L’un des mots fétiches auxquels nous recourions le plus souvent pour nous tirer d’affaire, dans ma famille, quand il s’agissait de se défiler, était le mot « compliqué ». Compliqué. Tel était le terme-clé, la formule magique qui nous permettait de reléguer au second plan toutes les questions encore en suspens, et de bannir ainsi de notre monde intact et préservé tout ce qui aurait pu en rompre l’harmonie. Nous avions pour habitude, chez nous, à la maison, quand nous sentions planer sournoisement, lors d’une conversation de table par exemple, le spectre d’une question épineuse, de décréter aussitôt que celle-ci était ma foi « compliquée ». On suggérait par là que le problème était à ce point complexe, si riche de possibilités inimaginables, qu’il était naturellement exclu d’en discuter, comme si ledit problème excédait aussi bien les facultés de compréhension de l’esprit humain que les ressources de notre vocabulaire. Le mot « compliqué » revêtait en soi quelque chose d’absolu. De même qu’on ne saurait parler vraiment de l’infini, l’être humain, en sa qualité de créature finie, n’étant pas à même de s’en faire une idée, de même les choses « compliquées » semblaient circonscrites elles aussi dans un espace qui échappait à l’entendement humain. Il vous suffisait de découvrir qu’une question était complexe pour qu’elle en devînt aussitôt taboue. On pouvait dire à son propos : Ah, c’est décidément compliqué ; aussi laissons cela et passons à autre chose. On n’était alors plus du tout tenu d’en parler. Mieux encore : on ne pouvait plus en parler du tout ; peut-être même n’avait-on plus le droit d’en parler, car « il n’est pas bon pour l’être humain de discuter des choses compliquées ». Je soutiens que le mot « compliqué » est doté de vertus proprement surnaturelles : on décrétait au sujet d’une chose qu’elle était compliquée, et c’était comme si l’on eût proféré un mot magique : la voilà qui avait disparu.

Or il se trouve que le domaine des choses « compliquées » englobait la quasi-totalité des relations humaines, la politique, la religion, l’argent, et, cela s’entend, la sexualité. Je suis enclin à penser aujourd’hui que tout ce qui offrait un quelconque intérêt était jugé « compliqué » dans mon milieu, et que par conséquent nous n’en parlions jamais. » (pages 36-37)

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