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Henry War
10 avril 2024

Ce qui me garde de l'émoi des récompenses

            Ce qui crée l’émotion du lauréat dans toute récompense, c’est une double considération :

            La première : qu’il mérite la récompense en raison de sacrifices qu’il a faits. Il visualise tout à coup ses douleurs passées, se les remémore en soudaine bouffée opportune où le cœur s’essaie à des créations morales, et cet afflux lui fait une sensation pathétique de justice qui le conforte dans l’idée de la bonté des hommes ou de sa propre bonté, correspondance de sa belle intention et de l’exact discernement des juges. C’est alors ce qui l’émeu, qu’on puisse l’aimer pour ce qu’il s’est efforcé de rendre aimable, et sa sélection conforte sa pensée qu’il existe une gratitude humaine pour laquelle il n’a pas travaillé en vain (c’est grandiloquent mais c’est ainsi).

            La seconde, c’est que le jury qui l’a récompensé est capable de distinguer les meilleurs du domaine où il exerce : il se sent reconnu par des sages, des gens respectables et profonds, se trouve élevé à un rang parmi des pairs respectés au sein desquels il se sait établi avec hauteur et dignité : cette représentation de cercles très compétents et cette sympathie publique qu’ils lui témoignent lui procurent une impression d’accomplissement existentiel, comblement qui attise une joie débordante et irrésistible.

            Voilà bien pourquoi il ne m’arrivera jamais, dans ce monde tant que je conserverai ma faculté de distance, d’être content d’une récompense, et même en général d’une simple louange.

D’abord, je répète franchement que je n’estime pas mon travail d’un mérite supérieur ; je ne conçois ma qualité que comme relative, m’admettant uniment sans génie, ne me sachant meilleur que parce que je vis en un siècle où personne ne prend la peine d’utiliser les ressources de son esprit. J’ai parfaitement conscience qu’en une société vraiment intelligente, je ne serais qu’un citoyen comme un autre, se livrant plutôt à son élémentaire devoir d’homme doté d’un cerveau et doué de réflexions qu’à des études qui, de nos jours piètres, paraissent compliquées et d’une teneur assez inédite.

Surtout, je connais mon Contemporain, et je n’ai nulle confiance en sa capacité d’élire. Ce serait hasard ou malentendu si j’étais désigné à un honneur, et, très probablement, la somme considérable de personnes qui auraient été avant moi promis à cette récompense et que j’aurais jugés imbéciles me dissuaderait de me croire reconnu pour mes qualités ou pour mon travail réels : l’inconstance des valeurs récompensées par une académie ne manque jamais de produire en moi une perplexité du fortuit, et je n’ai jamais vu un comité dont je pusse me sentir proche et dont les lauriers ne me feraient pas une impression d’usurpation ou d’apparat superficiel. Je ne veux pourtant pas dire que je refuserais le prix, parce qu’un tel tribut apporte quelque chose de plus substantielle qu’une gratitude et qu’il est absurde, je trouve, de « refuser » un éloge – je n’entends guère ce que signifie par exemple : « Il n’est pas question que tel jury me remette une récompense ! », car recevoir une récompense n’implique point qu’on apprécie ou respecte ceux qui le distribuent ; auprès de combien de gens faudrait-il enquêter pour recevoir leur argent quand ils achètent vos livres et risquent de les aimer ! –, seulement, mon inexpugnable recul m’empêcherait d’éprouver plus qu’une bizarrerie artificielle à ce genre de cérémonies, parce que je ne me retiens pas de penser que ceux qui couronnent n’ont actuellement rien d’admirable et ne suscitent pas mes égards.

Je suis donc immunisé contre les pleurs des congratulations. Par ailleurs, comme je suis peu émotif aux foules et que je me console de leur impressionnante présence par la pensée que la plupart de ceux qui la composent sont en moyenne stupides – des mentalités d’enfants comme nus –, je résous par le mépris les angoisses susceptibles de faire fondre et me relève en une indifférence marquée sous l’effet d’une prévention intérieure à ne pas me laisser emporter par des réactions irrationnelles que je regretterais et où je me sentirais ridicule. J’ai jusqu’à présent suffisamment manqué à être repéré que je ne pourrai, dorénavant, supposer ni que ce siècle est vraiment à la recherche de grandeurs, ni qu’il est apte à les subtilement reconnaître.

Et je crois même – c’est fort logique et cela m’arrive chaque fois qu’un de mes articles suscite quelque engouement –, qu’une récompense m’amènerait à m’interroger sur mon mérite plutôt qu’à m’en estimer honoré ; je me dirais bientôt : « Qu’ai-je donc fait pour qu’une société de sots qualifie mon travail de bon, c’est-à-dire le juge correspondant à la faible portée de son intelligence ? » Il ne faut pas douter chez moi de ce réflexe : je ne me fais pas d’illusion, et même, loin d’ignorer un doute parce qu’il est pénible, je me méfie d’un sentiment d’agrément, et prend le plaisir en général avec un certain soupçon plutôt qu’avec abandon, de sorte que le succès ne m’aveugle point. Je serais forcément quelque peu effaré d’être compris, et, sans croire que j’ai pu disposer tant de mentalités à une plus haute intelligence, je m’inquiéterais de ma propension à abaisser mes écrits jusqu’à leur goût dont la stupidité est pour moi bien établie. Un décernement de récompense me signalerait la nécessité impérieuse d’un ébrouement mêlé d’effroi : « Il est temps décidément que je travaille mieux, me dirais-je, j’ai l’air d’être au point que les crétins me comprennent ; mais jusqu’où ai-je insensiblement déchu pour provoquer l’adhésion des idiots ! Il faut que je me ressaisisse, que je leur devienne moins évident, ou je finirai si bête que, flatté par des cénacles de vieillards, je ne m’en apercevrais plus ! »

Aussitôt tâcherais-je, en redoublant d’effort, de mériter plutôt de n’être pas récompensé

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Commentaires
P
"L'amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs", écrivait La Rochefoucauld. Dans la réception d'une récompense, cet amour-propre est si puissamment flatté que l'élu ne peut plus même juger son jury ; il le trouve en effet juste nécessairement, car plus il l'est, plus sa récompense est méritée, et plus est affirmée sa valeur personnelle.<br /> Je comprends pour ma part que l'on refuse un prix ; entre le dédaigner et l'accepter mais avec la conscience qu'il ne vaut rien, quelle différence ? — seulement celle-ci, peut-être, que dans le premier cas l'on conserve un soupçon de liberté.
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H
C'est plutôt que je n'entends pas l'intérêt de le refuser si l'acceptation n'induit pas la flatterie des juges : même si on le dédaigne, quoi qu'il arrive, tel jury l'a décerné, et ce revient à dire à tout critique qui fait de vous un éloge : "Je ne vous permets pas de dire du bien de moi" - c'est absurde, je trouve, en ce que même les imbéciles peuvent par erreur vous trouver bon.
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