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Henry War
11 avril 2024

Un tramway nommé désir, Tennessee Williams, 1947

Les Américains – c’est peut-être la manie de tous les peuples, bien qu’aux États-Unis cette tendance semble plus prononcée – ont la passion des œuvres qui affectent de parler d’eux, de leur quotidien, de leurs us, de leurs paysages et de leur histoire, flatteusement ou de manière moins stéréotypée mais qui constitue tout de même une autre façon de flatterie et qu’on pourrait appeler : représenter les gens réels pour plus subtils qu’ils ne sont. C’est ce qui rend leurs succès artistiques si superficiels – et probablement tous les succès d’où qu’ils soient – : il s’agit pour les auteurs, s’ils ambitionnent le triomphe (quoique certains l’obtiennent sans calcul, seulement parce qu’ils sont assez bêtes pour faire tout juste ce qui plaît aux foules et sans qu’ils se soient pourtant sentis commandés de le faire), de se conformer à la vision banale et dominante, comme les films de Far West qui n’ont évolué qu’à mesure que le peuple se lassait du scénario rebattu et espérait autre chose comme des Indiens enfin humains et surprenants. À la télévision, il y eut La petite maison dans la prairie, Dallas, Married… with children, puis il y eut Friends et Sex and the city, et l’on vérifierait que de bout en bout le spectateur américain plébiscita ce qui lui fit l’impression d’un honneur national en se figurant dans un lieu américain, parmi des mœurs américaines, et sujet à des problèmes américains, circonstances qui donnèrent à sa médiocrité patriotique tant de réconfort. Sa littérature à triomphe rejoint ce constat, et son goût pour la pseudo-représentation de son monde explique en entier le succès de Anderson, Cooper, Dreiser, Lewis, London, Masters, Sinclair, Steinbeck, Capote, Williams et Yates, auteurs parmi lesquels certains furent bons mais qui réussirent tous, et c’est l’ironie et le dommage, sur le malentendu de leur faculté à mettre en scène la vie américaine que le lecteur espérait avec un égocentrisme minable et déformé. Il me semble que London, par exemple, devina comme sa célébrité était entachée de ce doute, à savoir qu’il aurait publié n’importe quoi d’apprécié pourvu que ce fût « bien américain » – je crois que susciter l’intérêt pour toute autre chose que ce dont il était fier le dégoûta, et à mon avis c’est ce qui le fit quitter si brusquement la société américaine. Nombre d’écrivains de talent séduisirent ainsi un public populaire sans l’avoir racolé : ils firent souvent des tests ensuite à dessein de vérifier si c’était vrai qu’on les avait aimés par méprise – et l’on sait déjà que je place Céline parmi eux.

             Un tramway nommé désir est d’évidence une pièce inutilement longue, éternisée par des didascalies d’une telle vétille qu’elles abîment la lecture au lieu de la renseigner : j’ignore pourquoi le lecteur doit être informé à chaque réplique que tel personnage est à gauche et l’autre à droite, passe devant ou derrière, soit debout, fasse un pas, pose sa main là… ce qui prête au dramaturge une prétention à la minutie superfétatoire. Et je songe combien ce défaut de rallonge et de remplissage constitue hélas ! presque toute la littérature : au prétexte d’être nuancé, on paralyse des moments où l’on fait de la décoration, on affecte un soin qui n’est que répétition et qu’affectation – parce qu’on croit trop que parler longtemps revient à parler bien. Je trouve généralement que les auteurs manquent dans leurs œuvres à l’économie recommandée du genre de la nouvelle : il faut qu’on perde son temps même sans beauté et sans style, l’ennui finit par faire partie du grand code littéraire, et l’être cultivé devient celui qui consent à attendre sans plainte et avec grâce, la littérature est alors un prétexte mondain, il s’agit de ne pas s’impatienter pour paraître distingué et artiste. On en vient à croire, à force de longueurs, ceux qui prétendent qu’un texte oiseux sert un contraste où aura enfin lieu quelque chose, qu’en somme ce délai est volontaire et bienvenu, même qu’il signale la grande littérature – il est vrai qu’en comparaison de toute la poisse environnante, on croira que c’est un événement extraordinaire qui survient, et l’on se pâmera d’aise après un sommeil si galant. La plupart des écrivains ont eu le tort de faire de leurs idées minuscules des pavés excessifs : c’est parce que ce leur a paru un moyen de valorisation, comme si un travail moins long, sur le seul critère de son volume en dépit de ses qualité et densité, serait considéré comme mineur, le lecteur n’ayant pas l’usage d’admirer un joyau très pur parce qu’il est trop petit. Et selon ce qu’on constate du lecteur de presque toutes époques, ces écrivains n’ont peut-être pas tort, car on a rarement vu une œuvre brève couronnée, mais est-ce une raison pour s’adresser à des sots si conventionnels, et ne vaut-il pas mieux, par son exemple, bousculer l’usage de ne récompenser que des briques verbeuses ? S’aiment-ils donc tant pour s’assujettir à des principes aussi vides à la seule gloire de plaire à des imbéciles qui ont des habitudes d’ennui ?

            Williams, fidèle à la recette, introduit ici un morceau d’Amérique typique, et atermoie sa situation naturaliste louisianaise en bavardages authentiquement inutiles. On dira – je le sens venir – que la dénonciation de la violence conjugale est un trait brave tandis que ce n’est environ qu’une circonstance de l’intrigue, et quant à la psychologie dont on fera, je suppose, un exemple de finesse tirée d’implicite, je réponds que les personnages ne sont chacun que d’un stéréotype distinct et qu’il est nécessaire d’être né du confort, c’est-à-dire un Contemporain irréfléchi, pour les juger crédibles. Stanley est un rustre incommode comme il n’en existe guère et qu’il a suffi d’exacerber de goujaterie systématique, Stella une femelle inconsistante ne disposant pas d’un argument ni d’une idée et sensée instruire le modèle d’une épouse sans force (c’est peut-être en cela la plus vraisemblable, mais à quoi bon exposer des entités qui n’ont rien à dire et ne sont faits pour l’édification de personne ?), Blanche une mondaine toujours au bord de la crise de nerf et où il ne reste qu’à entretenir une continuelle et criante brisure – je ne parle pas des autres personnages qui, à part Mitch, n’ont et ne sont rien (je n’ai pas exploré Mitch, les défauts du reste ne m’ayant pas permis d’appesantir un regard sur lui, mais il se pourrait que ce soit, dans une pièce où tous les premiers rôles sont si théâtraux et insubtils qu’ils semblent des seconds, le meilleur second rôle de toute la pièce de ces rôles faussement premiers). Il faut assurément être un universitaire pour s’extasier devant ces figurines de système et y fabriquer des chairs et des profondeurs – il est vrai que ça demande du travail, et c’est bien tout l’ordinaire labeur des savants-de-mœurs dont le métier consiste à expliquer pourquoi tel succès, qui n’est jusqu’à présent chez les peuples qu’un témoignage de reconnaissance pour de la facilité, était en fait mérité et irréfragable. C’est proche de vérité d’écrire que, moins il y a d’art dans une œuvre, plus elle connut un succès et plus le professeur y trouve de qualités « authentiques » parce qu’il doit les chercher : si tout était très visiblement juste et parfait, sans nul doute ce serait pour lui mauvais, parce qu’il n’y aurait pas de quoi découvrir des vertus, ce qui justifie sa fonction dans la vie sociale.

Et pour bien entendre le défaut de conception de cette pièce comme de tant d’autres, il suffit d’imaginer cela : sa réduction au nécessaire, intrigue et effet. Car c’est non seulement une intrigue qui n’avance pas, mais dont la plupart de ce qui est montré gagnerait, pour l’efficacité des effets, à être suggéré ou rapporté : il faudrait enfin inventer un genre qui n’existe pas, un genre exemplaire de densité, quelque chose comme une pièce-nouvelle. Le théâtre français, en sa dramaturgie « classique », du moins en son manifeste, se présente souvent en modèle de la sorte : ce qui n’est pas indispensable ou bien doit se résumer au lieu qu’on l’expose ou bien doit servir à titre de style – une pièce comme Cyrano de Bergerac, dont pourtant je me suis dépris, est incontestablement un travail sur ce genre de performance, jamais ses répliques ne font perdre de temps au spectateur, ou même Le Dindon de Feydeau est un parangon d’efficacité virtuose (à moins de juger l’entièreté de ces deux pièces superflue, ce qui est un autre problème). Or, Un tramway nommé désir ne connaît que peu de progrès, et les situations qu’elle offre sont même prévisibles et noyées d’ennui factice, jusqu’à son dénouement qui est la facilité par excellence (un protagoniste est finalement atteint de folie) : la pièce est largement une surcharge liquide et tiède, il ne s’agit que de plonger dans l’atmosphère moite et pâteuse qu’on eût préféré construire par gouttes suggestives plutôt qu’à grands flots répétitifs nauséabonds, on est baigné dans une eau d’averse collante dont on eût compris la consistance en trois pages habilement drues plutôt qu’en cent délayés de cris de chats, de bruits de tramway et de brigands des rues. Y songer : s’il s’agissait de représenter une chaleur bestiale mêlée d’impression de huis-clos étouffante, une scène suffisait, peut-être deux, et l’on entrait bientôt en la violence, et l’on signifiait sans tarder le désarroi d’une anomalie affolante, l’ambiance chargée d’un urbanisme animal ; en fait, à bien y réfléchir, on verrait qu’à peu près toute la pièce aurait pu tenir en une poignée de scènes mais qui n’auraient pas fait un spectacle assez habituellement long pour plaire au public et au critique que le dramaturge connaît. On se prépare donc au théâtre de patience qu’on sait, où la plupart des répliques sont creuses et vaines, où l’on feint de s’accommoder de convention-de-l’inutile, et l’on baille en attendant les quelques moments d’intensité sans doute célèbres qu’on préfère et pour lesquels on se tient éveillé, comme si voir la pièce, c’était surtout ouvrir les yeux à ces passages connus. N’en déplaise aux amateurs de Brando, le film paraît aussi ridiculement trivial et outré – une telle conjonction est possible, il faut lire Williams pour l’entendre – que le livre, et c’est ce que la bande-annonce restitue avec fidélité. C’est populacier, d’un désespoir-pâte qui ne vaut pas Miller, caricatural et criard, comme cette antithèse de la plantation et du deux-pièces séparé par un rideau, oui mais cela fait passer le vulgaire pour un héros et la prostituée pour une sainte : les femmes se plurent à observer un homme torse nu en sueur, et les hommes se plurent à observer que cette situation avait pour leurs femmes quelque chose de primitivement idéal et sensuel – c’est à quoi, je pense, on doit largement le succès du l’œuvre, ce dont parlent même les critiques les plus enthousiastes.

 

À suivre : Cœurs cicatrisés, Blecher

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