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Henry War
27 octobre 2018

Éloge des frontières, Régis Debray, 2010

Eloge des frontières

Il y avait d’assez grandes chances qu’un essai sur « l’éloge des frontières », thème en apparence si contraire à l’opinion commune, me séduisît d’une manière ou d’une autre. J’ai toujours un goût marqué pour les audacieux, pour les « méchants », pour les parias. Notre société me semble tant chargée de moraline sirupeuse et sucrée – stevia sans glucides de préférence – que j’ai fini par trouver un supérieur intérêt au « mal » : c’est qu’on en vient à croire que ce « mal »-là est un bien, tant la façon qu’on a de l’attaquer est d’une imbécillité honteuse et déshonorante.

Je crois, entre parenthèses, qu’une partie de moins en moins négligeable de notre société commence à avoir de l’attrait pour ce « mal », un attrait même très sain : c’est que chacun sait de qui vient la désignation absurde de ce « mal » très pratique, et qui sont ceux qui nous défendent de vanter d’autres « biens » réels ou possibles. Le pouvoir déteste le paradoxe, chose imprévisible, chose qui, quelquefois, pousse à la révolte. Il lui faut des pensées bien simples et rangées au-delà desquelles il trouve de l’inconvénient jusque dans la liberté d’expression.

Quelqu’un qui prétend, même pour jouer, même pour la frime, défendre un « vice » unanimement reconnu attire inévitablement mon attention. J’apprécie par exemple Dieudonné et Zemmour ; je nourris une passion attendrie pour tous ceux qui n’ont pas peur de déplaire et qui endurent la réprobation pour des propos sincères et sensés. On préfère toujours ne pas voir comme ces gens souffrent : même au milieu de leur île, de leur fortin, ils se sentent écrasés par l’ignoble quantité de flots et d’armées de crétins déversés contre eux. Ce mouvement est systématique, universel, international. Ces deux dont j’ai parlé peuvent, par ailleurs, ne pas susciter l’adhésion, ils ne sont pas du tout fous pour autant, leurs raisons sont étayées, instruites. On peut entendre, je crois, même l’avis d’un anarchiste ou d’un terroriste : le crime, pour moi, est toujours de ne pas écouter ou d’obliger au silence.

Une pensée même inexprimée existe encore. La loi a toujours tort de défendre une apparence d’existence : ou elle doit annihiler, ou elle doit permettre. Il est absurde d’interdire de parler de quelque chose si cette chose intériorisée est licite. Il faut rendre illicite la pensée elle-même, ou bien se résoudre à la laisser s’exprimer. Si on prohibe la distribution d’une chose comme l’alcool, on en prohibe aussi la fabrication. Même un enfant peut comprendre ça.

Bien des gens paraissent n’avoir pas saisi que ce qui abîme notre société n’est pas du tout l’hétérogénéité de nos caractères et de nos opinions. Notons ici que nos oppositions ne nous renforcent pas spécialement, que c’est un autre proverbe idiot que cela. Nous sommes par définition plusieurs, et il appartient à un peuple traditionnellement critique comme le peuple français de ne pas se laisser unifier à tout prix. Plus peut-être qu’aucune autre nation, notre identité, c’est notre divergence, notre sens des contradictions. Il s’agit de ne pas nier qui nous sommes : des râleurs sans doute, des contestataires, des révoltés – ces appellations ne me sont pas du tout péjoratives, et j’abhorre bien davantage un peuple moutonnier et univoque. Apposer sur nous le sceau légal de « l’incitation à » au seul prétexte que nous nous extériorisons, c’est nous infliger la marque contre nature de la frustration et de la calomnie publique et infamante.

Or, personne ne peut nous faire honte de ce que nous sommes ; autrement, c’est que le gouvernement s’est trompé de peuple. S’il faut, pour nous empêcher d’être, restreindre notre parole, c’est-à-dire censurer nos esprits, et tâcher de nous rendre dociles par la menace permanente de lois qui nous opposent, on se demande quel intérêt il y a pour le citoyen à décider qu’il y ait un gouvernement, et en quoi ce gouvernement serait l’incarnation de sa volonté. Il y a là tout à fait une opposition à l’idée de libre autodétermination des peuples, comme si chacun estimait par principe qu’il faut un gouvernement même si celui-ci ne représente personne. C’est comme si nos élus, nos lois, tout notre système politique au fond, luttait constamment pour faire de nous d’autres individus que ceux qui les ont élevés et érigés. Comble d’ingratitude : des milliers d’élus, et pas un représentant !

 Tous les moyens de coercition employés contre notre essence brave et rebelle ne sont, je crois, qu’un moyen de retarder une révolution de plusieurs siècles. Je pense, moi, que ce qui se prépare, même funeste, doit toujours éclore au plus vite : rien ne sert de différer, tout finissant pas advenir, bien ou mal, quand cela gronde ainsi au lointain. C’est ma vision de l’évolution, fût-elle négative.

C’est pourquoi ayez non pitié des « méchants » mais fierté d’eux : vous ignorez toujours à quel moment vos opinions, quoique raisonnables à ce qu’il vous semble, cesseront d’être acceptées et seront blâmées, conspuées et interdites, et quand vous subirez le harcèlement des aveugles, des complaisants et des sots ; vous vous trouverez mis en minorité vous-même, acculé à découvrir trop tard le désarroi des esseulés, et vous ferez d’un coup l’apprentissage du nouveau camp où vous vous situez ainsi que la révélation regrettable de vos ingratitudes passées. Cette posture si délicate et risquée vous enseignera combien un détracteur est toujours un allié, un personnage, un individu, quelqu’un d’intellectuellement stimulant. Le seul détracteur qui mérite l’opprobre et la consternation, en fin de compte, est celui qui, fourbe, vous interdit de parler.

Le pire détracteur est un empêchement légal. La justice n’a pas de raisons ; on ne s’explique pas avec un huissier.

Qu’un penseur politique comme Régis Debray puisse vanter la notion tant décriée de frontière n’est pourtant pas un gage d’immense audace ou de liberté absolue : une telle thèse sur un tel sujet est très propre à trouver beaucoup de partisans, et c’est au point que, peut-être, près d’un français sur deux s’oppose à l’Europe et préfèrerait revenir au concept de notre bonne vieille France. C’est un peu une feinte, en somme, que cet air bravache : on fanfaronne à bon gré quand on sait avoir une multitude d’adhérents. C’est plus facile aujourd’hui, en tous cas, que de critiquer les Arabes ou les Juifs.

Cependant, le problème de cet essai n’est pas du tout là : sans vraie bravoure, on pourrait tout de même y rencontrer un valeureux courage – mais l’argumentation, voilà, est tout pédante et artificielle. On sent excessivement de l’homme politique invité à un meeting : cet essai est effectivement la transposition d’un discours prononcé au Japon – conférence et séminaire – et se situe tout à fait en terrain conquis, « invité » ici signifiant : « payé à l’heure ». Passons encore sur tous les éloges complaisants adressés à mesure au pays d’accueil, et ne nous attachons qu’à l’essentiel : la vérité, c’est que cet essai est tout à fait une argumentation d’étudiant formelle et dépassionnée en trois parties.

Ça suffit : assez de toutes ces citations creuses de Paul Valery et de Julien Gracq, deux des pires imposteurs de l’intellectualisme outrancier ! Assez des étymologies grecques, arabes, latines, hébraïques, pour nous expliquer les connotations astucieuses et valorisantes des mots du champ lexical de la limite sans en venir véritablement au sujet ! Assez de ces cours d’histoire religieuse censés nous faire voir – de façon éclatante, on suppose – comment la sacralité est rattachée de tout temps à l’idée de choses cachées et recelées ! Assez de ces analogies symboliques ou scientifiques pour démontrer le rôle essentiel de nos habits ou de la peau dans nos échanges avec l’extérieur ! Assez de tous ces subterfuges, faux à-propos, références, jeux de mots, effets de sonorités, vocables anglais et allusions distinguées ! Debray fait de l’élégant et du dandysme, à mille lieues de la subversion qu’il annonce. Il n’attaque ainsi pas du tout le sujet qu’il se propose. Un professeur de philosophie mettrait, dans la marge, un « félicitation » admiratif s’il devait évaluer la copie au bac, mais quel besoin, au juste, de cette ampoule et de cette sophistique ? Qui s’agit-il d’endormir au moyen de cet air vide ? L’essentiel du livre, au fond, il faut le reconnaître, n’est qu’un préambule.

Vraiment, sur 72 pages d’essai, il faut attendre la page 59 pour entendre les premiers arguments sur la notion de frontière contemporaine et spatiale : en ce sens, l’ouvrage dans son ensemble est tout à fait une escroquerie, tout du moins un simulacre. Et encore, l’association imagée la plus pertinente sur ce terme, celle d’interdit et de limitation, n’arrive qu’à partir de là. M. Debray montre ainsi longtemps combien il est érudit et aimable avant de prouver qu’il est capable d’aborder son sujet ; il se pavane de savoirs, se rengorge de connaissances complices et de jolis compliments. On lui devine des sourires intermittents, très fiers, à la foule d’invités – gens très bien. Il fait même du familier, quelquefois, pour feindre de s’encanailler : « Oh ! on se croirait entre amis ! »

Or, cette prétention à l’intellect, bien sûr, ne vaudrait quelque chose que si son discours avait été improvisé !

Régis Debray, si j’ai bien compris, vante les limites en général, et induit que l’identité ne se construit qu’à l’intérieur (de quelque chose). Il réprouve l’émergence d’un droit à tout, d’une consommation universelle et sans vergogne de tout ce qui est accessible, d’une uniformité de mœurs et de caractères. Ce disant, il s’efforce autant qu’il peut de ne pas expliciter combien il est réfractaire au changement de paradigme de notre monde, tâchant à ne pas se montrer conservateur ou réactionnaire, dissimulant plutôt mal son adhésion aux traditions et aux nations – il ne devrait certes pas avoir honte de tout cela, mais il se méfie sans doute de « l’air » que ça lui donnerait, il se retient de se « compromettre : il serait tout à fait éloigné, autrement, du sage plein de vigueur juvénile qu’il veut singer dans son élan sincère et « spontané ». On n’aime pas les pachydermes ici-bas, ni les anciens, ni les nationalistes, ni les « fachos » – il le sait, il craint d’en être pris pour, on les dénigre tant ! Lui veut paraître plein d’allant, convenable, admissible, fréquentable, je veux dire, pour le parodier un peu, suitable, de « suit », le complet qui a aussi une membrane (c’est si crâne ainsi, n’est-ce pas !).

En somme, si tous les thèmes y sont bien – car l’auteur a rendu son devoir fort proprement – voilà : ce n’est à peu près qu’un devoir, formel, méthodique, composé ; on s’y ennuie si l’on n’est pas de connivence. J’eusse été de la famille de M. Debray que, sans doute, je lui aurais adressé quelque petit clin d’œil au moment du discours ou de la dédicace : « Mais oui, c’était très bien fait ! Je t’assure ! » Seulement, il n’y a rien à en dire, rien à en retenir, c’est sans ambition ni chaleur : on distingue jusqu’à la jolie mèche blonde bien peignée sur le papier onéreux qui a servi à écrire. Ce n’est que très tard que j’ai pu placer dans la marge mes fameuses « parenthèses admiratives » : quelque pensée judicieuse, notamment, sur la façon dont le recul des frontières coïncide avec l’accroissement de notre radicalité identitaire – ce délai, je dois dire, m’a impatienté, mais c’est ma faute de ne pas me laisser facilement porter en digressions et en masques intellectuels ! Il y avait tant à représenter : la façon, surtout, dont notre désir foncier d’appartenance ne rencontre plus satisfaction dans l’élargissement toujours plus vaste de nos frontières. L’aspiration de l’individu, du citoyen, à se retrouver ; il ne se reconnaît pas comme n’importe qui, il fait une différence avec l’extérieur, et cette différence est tout ce qui constitue son identité. On est aussi par ce que l’on rejette : la haine et le mépris en réalité sont tout à fait nécessaires à ce que nous sommes : rien de plus évidemment vide qu’un homme qui aime tout le monde et qui voudrait vivre sans aucune frontière physique ou morale.

J’y pense, à présent : c’est peut-être ça, au fond, qu’a voulu exprimer Régis Debray…

Eh bien, s’il avait voulu le dire, pourquoi ne l’a-t-il pas fait clairement de façon à être compris ?

 

À suivre : En un combat douteux, de Steinbeck.

 

***

 

« Tant qu’il n’y a pas de consensus sur le cadre territorial, une démocratie reste fragile, voire illégitime. Il est facile de voir qu’aux endroits de la mappemonde où il y a du grisé dans l’entre-deux et des pointillés qui se chevauchent, la parole est à la grenade, au plastic et aux machettes : Afrique centrale et Corne (Somalie, Érythrée), Caucase, Asie du Sud-Est (Cambodge, Thaïlande), Asie centrale (Cachemire), Proche-Orient (Liban, Kurdistan). L’exemple le mieux cartographié des vertus apaisantes de la ligne de partage reste le conflit israélo-palestinien. Israël est un État qui réclame, à juste titre, d’avoir des frontières sûres et reconnues, mais qui ne précise pas lesquelles. Comme le dit l’Israélien Ury Avnery : « Quel est le cœur de la paix ? Une frontière. » […] À ces inconvénients connus, il faudrait ajouter, pour faire bonne mesure, l’intolérance à l’interdiction, qui trouve inadmissible l’indisponible (je dois pouvoir entrer partout, écouter et voir tout, disposer de tout, comme je veux et quand je veux), et fastidieuse la nuance (le Ms. anglo-saxon déjà réunifie le Miss, mademoiselle, et le Mrs., madame, distinguo qui n’aura bientôt plus cours en France). » (pages 76-77)

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