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Henry War
29 avril 2019

Lire et "lire"

Oh ! je ne me méprends pas : beaucoup de ceux qui ont acheté mes Anomalies ne les ont pas lues. Non qu’ils aient succombé à mes instances à regret – je vends mal mes livres, je ne force personne à les acquérir, d’aucuns ont même constaté combien je mettais peu de persuasion à les « placer » –, mais il y a toujours une morale automatique et vaine pour prétendre que donner de l’argent à un proche pour son œuvre est une bonne action, y compris quand on n’a guère d’égard pour cette œuvre et pour l’art en général ; par ailleurs, d’autres qui ont acquis ce recueil dans la volonté franche de le lire ont pu être rebutés par ses aspects intempestifs. C’est que cet ouvrage ne s’adresse qu’à des lecteurs, et il n’y a plus guère de lecteurs, du moins pas précisément au sens où je l’entends. Il faudrait admettre ne serait-ce que la dichotomie des lecteurs, ce que je veux proposer ici.

Cette assertion objective – car il faut, je l’assure, n’y prêter aucune vanité ni dépit – se fonde notamment sur les quelques critiques que j’ai déjà reçues au sujet de mon livre, des critiques que je reconnais irréfutables en elles-mêmes car fondées non seulement sur un goût qui ne se discute guère (que répondre à quelqu’un qui prononce une préférence ?), mais surtout sur une description parfaitement juste des récits de ce recueil. Un premier sujet d’étonnement concerne pour moi l’appréciation extérieure de la nouvelle intitulée : « Cravate rouge » qui, toujours, est ou bien la plus appréciée ou bien la moins aimée ; c’est d’ailleurs par cette histoire que les lecteurs commencent en général leur bilan.

J’ouvre une parenthèse pour dire que ce récit est, à mon sens, le meilleur du livre, et presque davantage pour des questions de technicité que par goût personnel : c’est une intrigue dont le développement ne se construit que sur un dialogue, et la structure même de ce dialogue est d’une extrême rigueur narrative et progressive. Sans crainte (comme toujours) de passer pour orgueilleux, je dirais que ce récit doit même, à mon avis, compter comme l’un des meilleurs textes fantastiques publiés ces vingt dernières années.

Le reproche qu’on m’a souvent adressé sur cette nouvelle, c’est que son développement est lent et que, comme elle ne consiste qu’en une conversation, son manque d’action nuit au désir de nouveauté et de rebondissement. Il est, en somme, un certain lecteur qui veut des péripéties originales, et ce récit n’en propose pas strictement.

Et d’une façon plus générale, le recueil fut parfois poliment mais explicitement décrié pour ses chutes : on a supposé d’abord qu’il n’en contenait pas, et puis on a admis qu’elles existaient bel et bien mais que leur forme ne correspondait pas à l’attente qu’on se faisait du dénouement d’une nouvelle. Il faut bien expliquer ce point-là, pour faire entendre exactement, comme je m’y apprête, une typologie duelle des lecteurs contemporains.

Mes chutes, m’a-t-on dit en substance, sont trop peu inattendues : il y faudrait introduire quelque élément entièrement nouveau de nature à produire une impression de deus ex machina, d’étonnement stupéfiant, de surprise effarée. Or, selon ces commentateurs, cet effet « nécessaire » ne peut venir que de l’irruption d’un personnage ou d’un fait inédit que rien dans l’univers du récit ne laissait présager, et qui, par son aspect impromptu et saisissant, doit contribuer à un sentiment confinant à de « l’invraisemblable émerveillant ». En somme, le lecteur, admiratif, devrait se dire à la fin : « Voilà un auteur dont l’imagination débridée est capable de sortir de la mesure ordinaire ! Cet usage ultime d’un ressort extraordinaire est bien le propre d’un auteur talentueux et professionnel ! »

Cette observation est juste, je veux dire qu’on ne trouve rien de tel dans mes nouvelles, qu’en général on ne voit rien « surgir » à la fin de tout à fait extravagant et disparate. J’aime, pour être franc, l’exact contraire : quand le lecteur dont j’ai parlé apprécie, semble-t-il, de se sentir éberlué par un événement imprévisible et fantasque, moi, je tire agrément au contraire d’avoir pu prédire tout ou partie de la chute : c’est un symptôme de cohérence d’un récit, selon moi, et je n’en sors pas du tout déçu. Un dénouement incroyable me laisse un goût mitigé proche de l’escroquerie, comme dans la plupart des romans policiers notamment d’Agatha Christie où il est absolument impossible de deviner le criminel alors qu’une grande part de l’intérêt de la lecture est maintenue artificiellement dans cette idée que le criminel est justement décelable : ma petite expérience d’auteur sait que ces retournements subits sont ce qu’il y a de plus aisé à produire, parce qu’il suffit de se laisser guider par ses lubies pour réaliser quelque chose de tout à fait bizarre et alambiqué. Mes chutes, celles que je produis et qui suscitent ma préférence, tâchent non d’introduire une curiosité qui épate, mais de prolonger l’effet d’angoisse jusqu’à ses développements les plus logiquement angoissants. Dans Anomalies de l’Espace et du Temps, on franchit par degrés mathématiques les rouages d’une machine qu’une inquiétude sourde et raisonnable voudrait voir s’arrêter à temps, jusqu’à un point d’anormalité inhumaine qui culmine vers un irrésistible effroi, ce que Lovecraft appelait : une terreur cosmique. Les événements n’y subjuguent pas tant que l’interprétation si troublante qu’on est forcé de leur prêter.

Je ne suis pas partisan des artifices spectaculaires et insoupçonnables. J’estime qu’il est plus difficile et opportun de créer un sentiment crescendo même prévisible que d’insérer tout à coup une action originale. On mesure déjà là deux lecteurs distincts, réagissant de façon opposée à l’inattendu d’une nouvelle et plus généralement d’un scénario : celui qui devine un dénouement ou une intrigue en tire ou de la déception, ou, comme moi, de la satisfaction.

De la satisfaction, oui : un lecteur intellectuellement actif est celui qui, ne cessant pas de promener son esprit sur toutes les perspectives que peut lui réserver un récit, tâche à augurer les événements probables qui logiquement en découleront, et il admire d’autant un auteur que celui-ci à su placer astucieusement des indices de ce déroulement pour ne pas perdre son lecteur avec qui il travaille en intelligence, et qu’il a produit une intrigue dont la logique intrinsèque – ce qu’on appelle la vraisemblance, notamment en matière de psychologie – induit l’obligation pour ne pas dire la fatalité d’une résolution de telle ou telle nature. Quand un écrivain, sans facilité d’aucune sorte, réussit à faire admettre à un lecteur perspicace la nécessité de tel dénouement, alors il se sert de la réalité d’une façon convaincante, et c’est notamment le propre du genre fantastique de tâcher à faire entendre que les faits qui y sont rapportés sont, justement, plausibles.

Mais : de la déception, pour un lecteur d’une autre trempe, et en particulier pour celui qui aspire principalement à la recherche de nouveautés : ce lecteur confond talent et imagination, supposant que tout ce qu’il ne parviendrait pas à se figurer dans l’instant relève d’une forme de génie. Les séries télévisées les plus courues regorgent de ces effets d’invraisemblance où il ne s’agit que de représenter ce qui a le moins de chance de se produire – qu’on regarde seulement les cinq premières minutes de NCIS ou de Bones pour comprendre de quoi je parle, on ne voit à l’écran rien de ce qui aurait le moindre risque de se réaliser dans la réalité. Mais cet étonnement immédiat est un sujet de plaisir pour bon nombre de spectateurs, parce qu’ils ne pensent pas à la facilité qu’il y a de le transmettre, ni à la puérilité du procédé : en vérité, ce spectateur-là ne songe jamais aux figures d’art, aisés ou non, c’est un spectateur épidermique et superficiel, il ne veut que de la nouveauté émotionnelle. Il lui faudrait, pour s’apercevoir de l’évidence des effets qu’on lui propose, qu’en apprenti auteur il sût reconnaître la subtilité des moyens à sa disposition.

Et l’on voit que deux paradigmes de lecteurs se distinguent alors :

Le lecteur esthète d’une part, devenu rare, qui se soucie de style et de vraisemblance, actif en sa réception des œuvres qu’il interprète et à qui il ne suffit pas d’insuffler des émotions fortes : il réclame que ces émotions soient logiques et justes.

Le lecteur-réceptacle d’autre part, abondant par paresse et qui ne se soucie que d’être impressionné, qui ne se formalise guère de critiques un tant soit peu élaborées et qui suppose premièrement qu’une œuvre belle est une œuvre dont l’originalité se manifeste parce que les événements qu’il raconte n’ont jamais été narrés nulle part ailleurs, même si ces événements, au fond, sont impossibles et absurdes.

Mais cette différence va même un peu plus loin : le premier lecteur lit tellement en critique qu’il mêle sa matière propre à celle de l’œuvre qu’il analyse. Je ne signifie pas qu’il est obnubilé de commentaires composés comme un étudiant en littérature, mais simplement qu’il admet d’emblée que l’œuvre qu’il lit, pour être qualitative et admirable, doit étroitement se rapporter à sa pensée et par exemple la compléter. Et c’est pourquoi ce lecteur suppose qu’un livre doit produire une impression minutieuse de réalité, une illusion efficace, ce en quoi, je le répète, consiste tout l’effort du genre fantastique.

L’autre lecteur ne consulte jamais une œuvre en songeant à sa vraisemblance, c’est-à-dire en se figurant que son intrigue doit correspondre à une réalité : ce lecteur suppose d’emblée que ce qu’il voit ou lit n’est fait que pour l’impressionner par des développements puissants et inédits, et il ne se plonge pas du tout dans un texte ou dans un film en considérant sa probabilité – cette dimension-là ne l’intéresse ni ne l’interroge du tout, il garde toujours en tête que ce qu’on lui propose est une fiction entière et indépendante.

Les œuvres les plus vendues de par le monde contemporain sont précisément celles où l’intrigue atteint à un point d’invraisemblance qui dégoûte les premiers et passionne les seconds. Le personnage ressuscite. Une trahison surprenante vient d’on ne sait où. On meurt incroyablement traversé par une flèche ou le crâne comprimé de l’intérieur. Le criminel est le suspect le moins plausible. Le héros s’en sort en traversant des pluies de balles et des nuages de feu. L’opposant est une variété de fou aux motivations démentielles et inhumaines. Quelqu’un déduit une chose d’une façon hallucinante au moyen de capacités exceptionnelles ou par un hasard absolument fortuit. Etc. Tous ces exemples ne manquent pas de produire leur dose émotionnelle, mais mon premier lecteur en tire de grands éclats de rire, d’impatience ou de mépris, là où le second, majoritaire, se laisse subjuguer sans recul d’aucune sorte.

Comme il faut être sans doute peu imaginatif soi-même pour penser qu’il y a de l’imagination à concevoir des ficelles aussi grosses, je suis forcé de supposer que le spectateur assidu de ces fictions n’envisage pas même ce qui est de l’ordre des ressorts dramatiques possibles parmi quoi, autrement, il verrait qu’on pouvait sans grande difficulté procéder à de meilleures sélections. Par ailleurs, comme ces ficelles ne sont en général que la variation d’une autre ficelle déjà répandue, il faut aussi que ce spectateur ait une mauvaise mémoire ou qu’il soit incapable de discerner le principe même d’une variation.

Il est de ceux qui supposent automatiquement, quand une équipe sportive a gagné, qu’elle doit sa victoire à ses performances meilleures. Il dit absurdement, en voyant en cyclisme une échappée qui sera rattrapée comme d’habitude trois minutes avant la ligne d’arrivée : « C’est normal : l’échappée ne profite pas de l’effet de l’aspiration ! » – on lui a appris ça. Quand il voit qu’un gardien a laissé échapper le ballon dans ses filets et que la défense a commis visiblement une suite de négligences des plus invraisemblables, il affirme toujours que pour mesurer la difficulté, il faut avoir soi-même essayé ce sport – et il oublie heureusement qu’il s’agit de joueurs professionnels qui s’entraînent huit à dix heures par jour justement pour ne pas commettre de bévues de la sorte.

La motivation par laquelle on entre dans une œuvre est un excellent indice du lectorat auquel vous appartenez : ou vous souhaitez vous édifier, ou vous désirez vous distraire ; il n’est presque rien entre les deux, et les français se prononcent en majorité pour le divertissement. Analyser un travail, c’est inévitablement travailler un peu soi-même, et l’on n’y sent pas de cet abandon auquel aspirent tout particulièrement les seconds. Inutile de réclamer des critiques de ceux-ci : ils savent seulement s’ils ont aimé, ils ignorent pourquoi, il ne leur suffit que d’être agités de quelque sentiment fort, au mieux ils vous arguent des nouveautés ; or, le premier juge la nouveauté un truc et une feinte par lesquels on a l’air d’avoir des idées mais qu’il ne faut que varier un peu pour satisfaire des esprits enfants.

Entrer dans mes Anomalies, c’est observer une forme élaborée, non pas complexe mais artiste, non pas faite pour en imposer mais par respect pour l’élaboration d’une œuvre et pour son public, et cette forme en soi n’est pas investie par le second lecteur qui n’y voit que des difficultés rebutantes par lesquelles, en principe, on juge simplement l’exactitude d’un style : ce dernier voudrait d’une forme qui fût la transposition aisée de sa propre pensée, sans aspérité, c’est-à-dire l’incarnation de l’esprit de tout le monde. Cette forme est déjà une entrave pour la plupart.

Mes Anomalies, par ailleurs, ne proposent pas de ces terminaisons par lesquelles un certain lecteur sortira subjugué sans jamais songer si cette fin est plausible : ce lecteur enchaîne un autre récit sans s’appesantir sur ses qualités ou ses défauts, sans réfléchir à la manière dont cette intrigue peut s’intégrer à quelque attribut de lui-même ; ce qu’il lit est une invention pour l’amuser, et jamais il ne s’extrait de cette idée pour penser qu’il faudrait que cette peinture qu’il lit soit, en quelque façon, vraisemblable, pertinente ou construite ; il voudrait seulement que l’invention fût la plus époustouflante. Ce lecteur ne retient que des couleurs vives, à peu près comme les nourrissons en qui la nuance des variations n’est pas encore établie. Il n’entend pas la dimension artistique d’une œuvre, son exactitude, sa vraisemblance, les raisons argumentées de sa beauté et de l’intérêt de son message, tous les soucis de composition qui sont un prisme essentiel par lesquels on peut vraiment comprendre la qualité du moins laborieuse d’une œuvre : ces gens-là lisent comme on se rend au parc d’attractions, sans vouloir se figurer la conception aisée ou élaborée de ce qui les excite – ils ne veulent pas entendre parler de se prêter, rien qu’un moment, au rôle du concepteur : cette place n’est pas la leur et les dégoûte, il leur semble qu’elle gâcherait le plaisir qu’ils tirent à se laisser manipuler et brinquebaler dans leur manège bruyant.

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Commentaires
I
Je n'accorde pas qu'il soit impossible d'être quelque part entre l'édification pure et la distraction seule. Si tel était le cas, il n'y aurait que de la littérature pauvre et des livres académiques, des ouvrages traitant simplement de leur sujet, sans histoire ni personnage.<br /> <br /> <br /> <br /> Lorsqu'on ouvre un bon roman, n'est-ce pas pour justement se divertir grâce au talent de l'auteur, à la beauté des tournures et ressortir de ce divertissement un enrichissement pour nous-même ? C'est là, je pense, que se trouve le juste milieu.<br /> <br /> <br /> <br /> A côté de ce divertissement enrichissant, je lis régulièrement des ouvrages dont l'enrichissement est le seul but : livres d'histoire, de philosophie ou de science. Mais pour ce qui est du divertissement bête, je n'arrive pas à le trouver dans la littérature ; je le trouve dans beaucoup de domaines, mais pas dans les livres.
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