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Henry War
5 juin 2019

La Pensée postnazie, Michel Onfray, 2018

La Pensée postnazie Je tiens Michel Onfray en une certaine estime : c’est un penseur lucide et concret, sans cliché ni mièvrerie, qu’on écoute du moins avec intérêt, et qui parvient à produire des propos anticonformistes sans laisser chez son auditoire le goût d’une provocation pour l’épate – chose extrêmement difficile à notre époque où les représentants de quelque bonne société policée s’arrangent pour que l’iconoclaste soit associé à une sorte d’esprit radical et asocial, dangereux. Onfray est un de ceux qui réussissent à ne pas tomber dans le piège qu’on leur tend toujours, je veux dire celui du paradoxe criant ou de l’enfermement idéologique : c’est, en somme, un avantage qu’il a de plus sur, mettons, Éric Zemmour, qui réalise lui aussi une réflexion philosophique moderne et novatrice mais qui s’est plus ou moins laissé circonscrire dans des domaines spécifiques où l’ont réduit son tempérament fougueux ainsi que la volonté interlope de journalistes en quête perpétuelle d’ennemis hyperboliques et de simplifications rhétoriques.

En plus de cela, un grand amateur de Nietzsche comme Onfray trouvera probablement toujours grâce à mes yeux – il est seulement dommage, à mon avis, qu’Onfray retienne cette bêtise mystique de « l’éternel retour » comme un fondement de la pensée nietzschéenne alors qu’elle tient en vérité une place infime dans toute son œuvre : cette idée de cycle immuable – et Nietzsche, je crois, le reconnut autant que ses plus intimes fréquentations – fut une pure figure littéraire de nature à donner du liant à son Ainsi parlait Zarathoustra, cet abscons récit de fiction écrit à dessein audacieux de concurrencer la Bible. C’est un détail sans doute, mais je n’apprécie pas les glosateurs qui sur-interprètent avec les défauts universitaires notamment du constructivisme, comme le furent par exemple d’insupportables et obscurs pédants comme Barthes, Deleuze ou Ricoeur. C’est d’ailleurs l’une des principales raisons pour lesquelles je ne lis plus de commentaires de Nietzsche : je garde au moindre extrait l’impression d’avoir ou bien déjà compris ce qui est exprimé, ou bien de l’avoir mieux compris c’est-à-dire « à juste » tandis que l’analyste ne produit rien d’autre que ce qui me paraît un dé-lire qu’il suppose professionnellement valorisant.

Dans La Pensée postnazie qui constitue le dixième volume de sa Contre-histoire de la philosophie (je n’ai lu aucun des précédents), Onfray traverse et synthétise la réflexion morale qui succéda à l’horreur humaine révélée par les camps d’extermination de la Seconde Guerre mondiale, à travers la vie et la production réflexive de trois philosophes juifs, Hannah Arendt, Hans Jonas et Günther Anders, qui se connurent intimement et dont les influences mutuelles sont d’un certain intérêt. Onfray insiste particulièrement sur la façon dont ces auteurs ont tâché d’expliquer la barbarie passée, de montrer la barbarie présente, et d’anticiper la barbarie à venir. Il les oppose notamment au fascinant Heidegger en ce que celui-ci fut non seulement un nazi, mais un idéaliste universitaire : Onfray tient un discours intransigeant à l’endroit de toutes les philosophies qui touchent à de pures théories flatteuses et ne rencontrent que des entités sans incarnations : ce sont des producteurs de réflexions assez crânes et vains, selon lui ; or, les penseurs qu’il a choisis justement n’en font pas partie.

L’ouvrage est clair et figure une vulgarisation efficace et sans réduction apparente ; il n’y a qu’Arendt que je n’ignorais pas, et je crois avoir compris grâce à Onfray les grandes idées fondatrices de la philosophie des deux autres. On y découvre des auteurs vivement préoccupés par le sort de l’humanité, inquiétés par ses possibilités mortifères que l’histoire alors récente a avérées, et qui s’efforcent d’alerter l’humanité sur les conditions de réalisation de la monstruosité individuelle et collective. Je ne saurais résumer ici autant de philosophies déjà simplifiées – cela formerait un développement long et « un commentaire du commentaire » sans doute assez verbeux et rébarbatif –, mais leur cheminement et leurs contradictions font l’objet d’une analyse développée et émaillée de réflexions personnelles, du moins d’une « couleur » personnelle, issues d’Onfray lui-même – je veux dire par là que l’auteur n’insiste pas véritablement sur ses propres thèses mais que son esprit accompagne les réflexions qu’il met en lumière. Et l’on comprend que celui-ci est un détracteur de tout enfermement de la morale dans un système uniforme et déterminé, un admirateur de toute pensée essentiellement humaniste et fondée sur la réalité et une pratique de vie conforme, ainsi qu’un opposant par principe à toute espèce de totalitarisme et ce jusqu’à, j’ai trouvé, commettre un raccourci paradigmatique, à savoir que tous les philosophes qui ont soutenu plus ou moins directement un régime totalitaire sont nécessairement de mauvais philosophes.

Cela m’embarrasse assez, je dois dire, cette considération un peu outrée : il se trouve, dans cette façon péremptoire de juger la monstruosité d’un individu à ses adhésions politiques et de le décrédibiliser d’office pour cela, quelque intention qui ne me paraît pas, justement, du ressort de l’observation tangible et concrète, parce qu’un individu, fût-il un philosophe, a quelquefois bien d’autres raisons d’agir que les principes de sa seule théorie, sans forcément qu’on puisse dire que sa théorie soit contradictoire et par là même absurde ou inapplicable. On peut, par exemple, aspirer à quelque faveur par compromission pour faire entendre sa parole à des foules plus étendues, ou encore supposer quelque mal transitoire nécessaire à l’établissement d’un bien qu’on estime supérieur : et tous les nazis ou les bolchéviques, sans doute, ne furent pas des imbéciles ou des diables ! Mais c’est là une ligne rouge qu’on serait en peine, je crois, de vouloir faire franchir à Onfray qui estime, quoique non sans raison, que la cohérence et la propreté d’un individu en actes sont l’apanage de sa pensée supérieure, mais c’est aussi croire sans doute naïvement qu’il existe des immaculées réflexions qui se départissent des contingences terrestres, et que par exemple l’ambition, l’empressement ou d’autres passions semblables et sans rapport d’emblée avec le bien ou le mal, ne rentrent jamais – ne rentrent pas toujours – dans la constitution d’une pensée. Même Onfray serait un réactionnaire en quelque sorte d’une époque pré-nazie, il ne parvient pas, pas tout à fait du moins, à relativiser, dans sa généalogie sous-jacente de la barbarie, que l’intention du nazisme n’était pas tout entière contenue dans sa réalisation consécutive, autrement dit, comme il arrive lorsqu’on adhère à n’importe quel parti où on est censé accepter tout un ensemble d’idées plus ou moins hétéroclites, que l’entièreté absolue du programme hitlérien n’était pas la raison constitutive d’une ferveur ou d’un accueil favorable : des philosophes ont probablement jugé l’extermination juive une exigence extravagante, secondaire et négligeable – et il faut admettre que l’on a généralement d’œil que pour ce qu’on veut voir (ceci par ailleurs n’excusant rien, expliquant seulement un peu) –, mais ils ont pu être séduits par toute autre chose que cette violence promise, à savoir, par exemple, une sorte de force (d’apparat ou non), une façon de rectitude morale, une ambition de purification de la pensée et du corps, l’impression d’un renouvellement audacieux de la philosophie et des sciences, que sais-je encore ?

Mais Onfray semble à la recherche continuelle d’un repentir qui tendrait, selon lui, à prouver que les égarés sont revenus dans le droit chemin de la raison, tandis que le repentir est aussi, d’un certain point de vue, le contraire de l’intégrité : celui qui suit un chemin en toute connaissance de cause n’a aucune raison, si le chemin est mauvais, de le reconnaître comme tel ! Certes, les revirements d’un homme comme Heidegger qui se sent en danger de mort du fait des poursuites de Nuremberg et qui fabrique au débotté toutes sortes de pitoyables mensonges, ne sont pas pour révéler une grande force de convictions, mais faut-il reprocher à un homme de tenir à sa vie avant qu’à sa propreté intellectuelle ? Cette chasse aux sorcières, pour tout dire, par laquelle Onfray dresse régulièrement des listes plus ou moins longues de ceux qui, d’une façon ou d’une autre, collaborèrent à des totalitarismes, lui servant à invalider automatiquement leur philosophie et la crédibilité qu’on est censé leur accorder, m’agace autant que s’il s’agissait de mesurer Onfray lui-même sur d’autres critères discutables comme le respect des traditions, les preuves d’amour, ou encore sa capacité et n’insulter jamais à aucune mémoire. Ce en quoi je veux dire qu’on ne doit pas juger notamment un individu à sa conduite en matière de politique où tout est si singulièrement grossi et faussé : accuser, pour l’exemple, Onfray d’anarchisme et de libertarisme ? et donc de radicalisme et d’iconoclasme forcené ? et donc de terrorisme et de pédophilie ? De pareils excès de catégorisation et de lexique ne m’intéressent pas du tout, et j’attends par exemple qu’un partisan aussi bien qu’un détracteur de la peine de mort aient tous deux quelque chose à m’apprendre sans besoin final d’une totale condamnation de ma part : je veux dire que, lorsque j’aurai enfin choisi qui des deux a raison, je dirai aussi qui a tort à mon avis, mais cette circonstance ne s’étendra pas au-delà d’un certain soupçon naturel jusqu’à condamner toutes les positions de celui-ci sur n’importe quel sujet.

Un dernier défaut d’Onfray, que je ne découvre qu’à la lumière du premier ouvrage que je lis de lui, c’est qu’en matière d’écriture, s’il est sans nul doute synthétique et clair, il est loin d’être ce que j’appellerais un stylisticien : son désir d’expliquer nettement passe avant son application à expliquer avec élégance ; c’est un pédagogue certainement, mais un écrivain moyen, du moins son souci principal ici n’y est pas, ce dont il s’enorgueillirait peut-être, j’entends d’écrire de façon humble. Des redites de paragraphes entiers presque au mot près, par exemple sur les preuves de la culpabilité de Heidegger, indiquent ou bien que l’auteur n’a pas attentivement relu son texte, ou bien qu’il veut rappeler à l’excès ce qu’un lecteur pertinent a déjà retenu – cette condescendance même bien intentionnée me déplaît un peu par l’impression qu’elle me donne d’être assimilé à des imbéciles sans mémoire. Semblablement, des énumérations superfétatoires et impatientantes, censés insister sur une idée directrice, ne font à mon goût que surcharger une pensée claire par elle-même et qui n’a pas besoin qu’on l’ensevelisse sous des tombereaux d’évidences amalgamées et qu’on survole alors sans grande nécessité de les lire. C’est bien, je crois, la restitution d’une somme de pensées objectives qui attire Onfray, mais un peu plus de littérarité, de finesse, de trouvailles sans nécessairement de fioritures pédantes, l’aurait par exemple amené à parler davantage du style des philosophes qu’il résume et qui trahit inévitablement quelque chose de leur pensée, et notamment de celui d’Arendt un peu laissé pour compte et qui, de mon point de vue, est souvent un étalage assez scolaire et laborieux de formes balourdes et pseudo viriles. Pour autant, je ne veux pas non plus laisser croire que ce livre est d’un « mauvais style » : il s’y trouve des bons mots et plusieurs formules efficaces, mais c’est presque par hasard, n’étant pas tout à fait de la préoccupation de son auteur d’interroger subtilement et de progresser avec maintes précautions ; c’est un livre qui va droit son chemin, pour ainsi dire.

Reste une question légitime pour un pareil ouvrage : Onfray est-il fidèle à la vérité des auteurs et des situations historiques et personnelles qu’il se propose de traduire, ou fabrique-t-il une déformation valorisante, et dans quel but alors ? C’est ce dont on ne peut juger qu’après avoir eu une connaissance minutieuse et comparée des sujets qu’il étudie. D’ailleurs, à plusieurs moments, on s’interroge si la démarche d’Onfray est justifiée, à savoir la sélection de ces trois auteurs en particulier (dont un reste assez méconnu) comme représentants d’une pensée postnazie, de toute cette pensée et de « la meilleure » : l’auteur lui-même prend souvent ses distances notamment avec Jonas qui finit, en cela, par évoquer ces théoriciens que le vulgarisateur déplore et a justement choisi pour cela d’exclure de son champ d’analyse. J’admets pour ma part qu’après cet « éternel retour » nietzschéen qu’il évoque quelque part comme un élément essentiel de la pensée du philosophe « à coups de marteau », je m’interroge un peu, et je doute. Il me faudrait certainement lire le volume VII de cette série, consacré à la Construction du surhomme pour vérifier ce soupçon et l’exactitude d’Onfray, mais alors je craindrais de deux choses l’une : ou bien que le livre ne fasse que répéter de façon ennuyeuse ce que je sais déjà de Nietzsche, ou bien qu’il transforme sa pensée et modifie incidemment par là même la compréhension directe que j’ai du philosophe lui-même ; dans les deux cas, le peu de mon temps libre ne vaut pas que je m’attelle à cette tâche. Mais c’est avec curiosité que je me dirigerai plutôt, à l’avenir, vers un autre ouvrage de Michel Onfray : je choisirai de lui non une œuvre de vulgarisation, mais un travail d’élaboration philosophique plus personnel, et ainsi la question ne méritera plus d’être posée, à savoir si Onfray, sauf dans les exemples qu’il peut encore utiliser, use ou abuse de la réalité.

 

À suivre : Journal d’un vieux dégueulasse, Bukowski.

 

***

 

« Cette folie va faire des ravages en France pendant des années – elle continue à en faire en vertu du principe d’inertie selon les mêmes attendus… Dans une immense mise en abyme, la philosophie devient analyse de texte, analyse d’analyse, glose de glose, lecture de lectures, commentaire de commentaires. Le livre dit le monde plus que le monde réel dont les penseurs se détournent ou qu’ils n’abordent que protégés par les livres, les textes, les archives, les bibliothèques. » (page 26)

« Une grande partie de la philosophie de la seconde moitié du XXème siècle est un art de prendre ses distances avec le monde concret pour se réfugier dans le monde des idées et y vivre d’autant plus à l’aise, confortablement, que, une fois congédié, le réel ne vient jamais demander de comptes et que le monde philosophique peut dès lors fonctionner en circuit fermé, en vase clos, avec ses élus, sans produire aucun effet sur un autre monde que le sien, l’univers restreint des scribes qui regardent le réel au travers des vitres dépolies qui les séparent du monde. » (page 35)

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Commentaires
H
Nazi...
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H
Je dirais, tout simplement, que tu manques de sagesse, et par cette simple déclaration j'espère obtenir - ce qui ne manquera pas de venir - l'expression de tes égards sincères par lesquels tu me traites cordialement de...
Répondre
V
Comme je t’ai dit, je ne lirai pas ce livre. <br /> <br /> D’ailleurs, la philosophie me lasse assez.<br /> <br /> En général. Enfin plutôt le fait de lire de la philosophie.
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