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Henry War
27 août 2019

Au-dessus de la mêlée, Romain Rolland, 1914

Au-dessus de la mêléeRomain Rolland osa, dès 1914, critiquer la guerre en Europe. Par exception, il ne compta pas au nombre des forces soi-disant intellectuelles de l’arrière qui s’efforcèrent, bien à l’abri des obus et des balles, d’exalter irresponsablement la colère guerrière des Français en croyant favoriser leur rage meurtrière et leur efficacité belliqueuse, mais il lutta au contraire contre la haine, en un pacifisme obstiné, tâchant de démontrer, avec une raison calme, l’intérêt, y compris en temps de guerre, de préparer déjà la paix des peuples.

Un homme qui s’oppose ainsi en conscience à la doxa, à l’opinion majoritaire, et particulièrement en période de troubles, recevra toujours mon respect de principe, fût-ce même pour proférer des erreurs, parce qu’un individu est avant tout celui qui va contre. Maintes personnes aujourd’hui, croyant se distinguer par des combats en réalité par trop évidents, ne font que suivre un courant où ils ne risquent guère de rencontrer des embûches et de se noyer.

Rolland accuse, pourtant : il attribue la cause de la guerre à cet esprit prussien militariste qui, selon lui, se fait un orgueil immoral de dominer au nom de la seule patrie, et il condamne sans excuse les premières exactions de l’armée allemande comme l’invasion de la Belgique ou l’incendie de Louvain ; mais, d’autre part, il fustige les incitateurs de férocité et tous les auteurs français qui, innombrables alors, ne savent soutenir les soldats de leur pays qu’en exacerbant la violence et le discrédit contre les Allemands.

Cet ouvrage, constitué de seize articles, fut, semble-t-il, largement attaqué et calomnié en France du temps de sa publication, et son auteur ne manque pas de rappeler la brutalité qui se déchaîna contre lui lors des parutions successives, le laissant dans une grande solitude stupéfiée. On peut le croire sur parole, et il n’y a pas lieu de douter de la réalité d’un tel vent de fureur soulevé contre lui : il n’est jamais opportun pour sa tranquillité de modérer des engouements nationaux ; on pense assainir des esprits en les adoucissant au moyen d’arguments dépassionnés, et on soulève au contraire des invectives qui, loin de constituer un commencement de débat, ne frôlent pas même les idées qu’on émet avec curiosité.

Rolland feint peut-être d’avoir ignoré qu’il est toujours risqué de s’opposer à une morale répandue, supposée universelle, comme le sont le patriotisme ou la charité : on paraît alors jouer d’esprit et de paradoxe pour la galerie, et, dans une situation où des hommes sont en péril, on semble se valoriser aux dépens de la vie d’autrui ; les gens en général ne comprennent pas qu’on puisse être immoralement sérieux, et il leur paraît que de pareilles considérations, si opposées à ce qu’ils appellent, eux, « le bon sens » et qui n’est en vérité qu’une imitation de pensée à l’image d’une multitude, ne valent d’être exprimées qu’en période d’insouciance et uniquement dans les livres pour « briller ». En laissant entendre que les Français du front se battaient pour une cause douteuse, du moins contre un ennemi « fraternel », Rolland a instillé une réflexion là où ses compatriotes n’aspiraient qu’à des réflexes de représentation : il faut défendre l’honneur des soldats de son pays coûte que coûte parce que… eh bien ! parce que c’est la tradition et que personne n’admet que son mari ou son père puisse mourir en vain. Voici donc des hommes automatiquement « braves », « responsables », « intrépides » : des « poilus » en somme, et c’est tout ce que l’histoire nationale, confondue avec la propagande, a voulu retenir de leurs motivations à se battre – même, on tolère aisément, en de telles circonstances, des mensonges patents mais valorisants ; ils ont fait « ce qu’il fallait », accompli « leur devoir », sont morts « en héros ». On succombe ainsi de bon gré et par confort aveugle au stupide adage selon lequel un soldat est forcément « quelqu’un de bien ».

Mais je pense, pour être franc, que le défaut de Rolland aura été d’être encore trop doux, trop tempéré, trop tendre et en cela pas si sage, tenant une position plus intermédiaire qu’on croit. En exprimant sa volonté d’argumenter avec patience contre des loups prévisibles et déclarés, il a produit des jappements et des claquements de mâchoires qui ont prémédité, en le voyant si candide, de le réduire au silence, à la honte et à la consternation. Ne jamais s’efforcer de se mettre en rôle d’innocence, c’est la leçon qu’il faut tirer de ce genre de controverse : on aspire toujours à briser le « gentil » au lieu de s’en méfier, et on ose contre lui ce qu’on ne se permettrait pas avec un animal sauvage de son espèce. Rolland a certainement paru la créature bonasse qu’on adore harceler : il avait, semble-t-il, le tempérament de celui qu’on brutalise parce qu’on sent à cette action quelque accroche, quelque effet, quelque faiblesse de pelisse ou de cuir. Chacun sent qu’on n’a pas besoin de débattre quand il suffit d’humilier. J’ai pris personnellement conscience de cela depuis un moment, et je ne m’avise jamais d’argumenter longuement avec des aboyeurs : je laisse dire, et je réponds généralement à des commentaires superficiels par une saillie encore plus courte, c’est-à-dire par presque rien qui pourrait faire croire qu’on m’a atteint. La grande faiblesse de Rolland, c’est d’avoir nettement laissé entendre, dans son ton et sa manière, le point par lequel il était vulnérable, je veux dire sa sensibilité à ménager ses contradicteurs au-delà de ce qui est légitime. Son refus manifeste de la haine – refus imbécile, car il y a des haines justifiées et il vaudrait mieux s’opposer à la haine infondée – a valu chez ses opposants la certitude préalable qu’ils seraient accueillis avec compréhension et douceur, quelles que soient leur vindicte déballée et leur méchanceté crachée. Rolland-écrivain contient intrinsèquement, je crois, la révélation d’un Rolland-faille : c’est Rolland qui s’est offert et indirectement blessé à son propre exercice.

Et je m’interroge même si, au surplus de l’excessive douceur de son ton qui l’a découvert à ses ennemis contemporains, Rolland ne s’est pas compromis plus sérieusement à la douceur excessive des idées qui l’a aussi affaibli à ses lecteurs notamment posthumes – j’admets pourtant que je m’aventure là sur un terrain que je ne mesure pas tout à fait, où je ne suis pas entièrement compétent. C’est qu’il me semble que cette Première Guerre Mondiale, au regard de toutes les étapes dérisoires qui ont constitué l’escalade des menaces et de la violence (et cet assassinat d’un archiduc autrichien notamment m’a toujours paru un motif bien léger pour servir de point de départ à plusieurs centaines de milliers de morts), repose presque toute entière sur un désir brutal et irrépressible de conquête militaire, et issu, je crois pouvoir l’affirmer, aussi bien de part et d’autre du Rhin : la France, satisfaite au fond de trouver un prétexte à se battre, au souvenir des triomphes de Napoléon et au nom d’une tradition d’honneur à « faire ses armes » et à se forger, comme sorte de rite initiatique, une bravoure stéréotypée « à l’épreuve du feu », s’est saisie des moindres obligations dont elle se croyait engagée au sein de traités d’alliance assez absurdes, et sur ce fonds si piètre, si infime, si dérisoire, s’est précipitée dans la guerre avec la hâte d’en découdre, d’asseoir sa gloire et de se fabriquer des héros. Et ce que j’appelle ici « la France » ne doit pas servir à dissimuler les Français qui furent généralement tout volontaires pour combattre et tuer des inconnus, puisque c’est concrètement de cela qu’il s’agit. Certes, bien des mois après, les soldats, constatant comme la guerre avait changé et était devenue si mécanique et « malpropre », se repentirent de leur enthousiasme, mais il était un peu tard pour découvrir les gaz, les obus et les tranchées : il leur avait fallu cette douloureuse expérience pour comprendre qu’ils ne trouveraient pas l’héroïsme espéré dans des glorieuses rixes au presque corps-à-corps et fondées sur de nobles stratégies où s’étaient à peu près tenues les batailles des guerres antérieures. La vérité moins douce mais plus vraie que, je pense, Rolland eût dû rappeler durement, c’est que les Français se sont à peine battus pour la défense de leur pays, attendu que leur gouvernement a délibérément exacerbé toutes les menaces extérieures qu’on avait pu lui faire ; au mieux, ils ont profité, si ce mot terrible peut s’appliquer ici, des circonstances belliqueuses de l’Europe pour se jeter inconsidérément dans la mêlée, au point que, personnellement, je ne saurais considérer aujourd’hui ces soldats bêtement aveuglés, et même ceux qui sont morts, comme des héros à honorer, même aux cérémonies qu’on aimerait encore imposer aux citoyens d’à présent. Cette guerre, de mon avis, fut inutile plus qu’aucune autre, une guerre d’illusions et de vanités pures, une guerre où les citoyens exprimèrent comme rarement dans l’histoire moderne des idéaux convenus et leur affligeant conditionnement moral : au point que c’est à croire qu’on manquait et d’individualité, de culture et d’occupation pour se bâtir avec tant d’artifice une valeur si bon marché de patriote à travers cette guerre si artificielle.

Bien entendu, Romain Rolland, sans ce recul historique, eût risqué bien davantage que des insultes à oser l’affirmer ainsi : ce qu’on aurait alors qualifié de « déplaisant paradoxe » se fût sans doute changé en « odieux sacrilège », et on n’eût point toléré un propos et un penseur proférant tant de critiques outrageuses pour des engagements bêtes et au grand mépris des sacrifices humains. Il eût fallu dire, à la vérité, que les soldats étaient tous des imbéciles, que la nation n’était guère menacée, et accuser des élites politiques et intellectuelles d’avoir condamné des citoyens honnêtes quoique trop simples à suivre des voies moutonnières et injustifiées. On n’est d’ailleurs guère sorti de la vision pathétique de ce conflit, et on y accorde encore une valeur d’exemple, en tâchant, on ne sait pourquoi, de faire entendre que si la guerre est une chose affreuse, les guerriers, eux, et particulièrement les guerriers français, étant d’office de fort respectables personnes, n’y furent absolument pour rien.

 

À suivre : Journal d’un clone et autres nouvelles du progrès (anthologie)

 

***

 

Par exception, je citerai ici deux courts passages également éloquents, ayant eu du mal à décider lequel est le meilleur, ou bien celui qui présente la férocité inqualifiable des pays en guerre, ou bien cet autre qui révèle comme les citoyens et surtout les intellectuels, au sein de ces pays, ont eux-mêmes généralement failli en tant qu’individus.

 

« Le trait le plus frappant de cette monstrueuse épopée, le fait sans précédent est, dans chacune des nations en guerre, l’unanimité pour la guerre. C’est comme une contagion de fureur meurtrière qui, venue de Tokio il y a dix années, ainsi qu’une grande vague, se propage et parcourt tout le corps de la terre. À cette épidémie, pas un n’a résisté. Plus une pensée libre qui ait réussi à se tenir hors d’atteinte du fléau. Il semble que sur cette mêlée des peuples, où, quelle qu’en soit l’issue, l’Europe sera mutilée, plane une sorte d’ironie démoniaque. Ce ne sont pas seulement les passions de races, qui lancent aveuglement les millions d’hommes les uns contre les autres, comme des fourmilières, et dont les pays neutres eux-mêmes ressentent le douloureux frisson ; c’est la raison, la foi, la poésie, la science, toutes les forces de l’esprit qui sont enrégimentées, et se mettent, dans chaque État, à la suite des armées. Dans l’élite de chaque pays, pas un qui ne proclame et ne soit convaincu que la cause de son peuple est la cause de Dieu, la cause de la liberté et du progrès humains. » (pages 68-69)

 

« Mais il faut bien le dire, ni d’un côté ni de l’autre, [les intellectuels] n’ont fait grand honneur à l’intelligence, ils n’ont pas su la défendre contre souffles de violence et de folie. Une grande parole d’Emerson s’applique à leur déroute : « Nothing is more rare in any man than an act of his own. » (« Rien n’est plus rare dans un homme qu’un acte qui vient de lui, en propre. »)

Leurs actes et leurs écrits leur sont venus des autres, du dehors, de l’opinion publique aveugle et menaçante. Je ne veux pas faire tort à ceux qui ont dû se taire, soit qu’ils fussent à l’armée, soit que la censure qui règne dans les pays en guerre leur ait imposé le silence. Mais la faiblesse inouïe avec laquelle les chefs de la pensée ont partout abdiqué devant la folie collective, a bien prouvé qu’ils n’étaient pas des caractères.

Certains passages de mes livres, un peu paradoxaux, m’ont fait accuser parfois d’être un anti-intellectuel : ce qui serait absurde pour qui a, comme nous, donné sa vie au culte de la pensée. Mais il est vrai que l’intellectualisme m’a paru trop souvent une caricature de la pensée, une pensée mutilée, déformée, pétrifiée, impuissante non seulement à dominer le spectacle de la vie, mais même à le comprendre ; et les événements d’aujourd’hui m’ont donné plus raison que je ne l’eusse souhaité. » (pages 137-138)

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