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Henry War
12 mars 2020

Essai sur le nazisme comme management et comme préfiguration

On commence seulement à découvrir d’où le nazisme a tiré sa formidable force en la redoutable énergie des citoyens. Des chercheurs et notamment des sociologues qu’un siècle de recul a dégagés des devoirs de réserve, des vœux pieux et des complaisances historiques, en sont enfin venus à poser sur des faits indiscutables des observations pertinentes et risquées – il était temps. Jusqu’à présent, la plupart des explications avancées sur l’efficacité du nazisme tâchaient d’emblée à insister sur le fait que ses conditions n’étaient plus reproductibles. Comme il s’agissait d’abord de rassurer et de mettre à distance, ces explications manquaient de véracité, étaient truquées sous cette injonction tacite de ne nuire qu’à une époque, partiales en cela et comportant le vice de réflexion appelé « pétition de principe » consistant à admettre d’abord un certain éclairage de façon à exclure d’emblée toute implication de notre responsabilité et tout lien contemporain avec ce passé terriblement immoral.

La vérité, c’est que le nazisme est un glissement bien particulier d’une forme mentale vers une autre, une évolution négative, une régression de l’individualité, induite par le progrès d’une évolution européenne de grande ampleur. Les formes sociales qui imposent aux êtres et les modifient sont toujours le fruit d’une gradation lente. Ainsi, le nazisme ne consiste pas en une rupture exceptionnelle par exemple du jugement critique humain avec toute consistance mentale l’ayant précédé, pas davantage que l’esprit industriel ou que celui du divertissement n’est une forme soudainement émergée de circonstances sans aucun rapport de causalité avec une antériorité proche. Rien de tout cela, et le nazisme non plus, ne se présente logiquement, ne peut même se présenter, comme des doctrines éphémères et déconnectées, des émergences spontanées et isolées, qu’une espèce de conscience historique ainsi que des procès exemplaires auraient, d’autre part et depuis lors, heureusement corrigée en nous édifiant sur ce qu’il ne faut surtout pas reproduire.

La vérité, c’est que nous sommes devenus des nazis sans nous en apercevoir – on verra que c’est une conclusion raisonnable et que j’instruis sans aucune provocation. Une insensible déchéance nous a emportés tous, bien que, évidemment, nous n’ayons jamais délibérément ambitionné de massacrer d’injustice qui que ce soit. D’un autre côté, personne évidemment ne s’est jamais admis avoir « massacré d’injustice » qui que ce soit, et pas davantage nos massacres à nous ne se font-ils avec la représentation d’un mal volontaire.

Hitler, je crois, n’a pas principalement constitué le nazisme – c’est un point capital que je dois tout d’abord faire entendre pour avancer pas à pas. S’il est son incarnation pratique, il n’est pas une incarnation du mal en un sens particulièrement aberrant, il n’est pas une extrémité radicale d’un peuple, il n’est au contraire que le représentant opportuniste d’un système de pensée plus ou moins préétabli et largement diffusé et accepté à l’époque, une sorte de Messie longtemps muri et attendu pour une certaine forme d’atroce réflexion. Même l’antisémitisme trouve alors seulement une apogée d’horreur, mais il n’est pas du tout né avec Hitler, ce dernier n’ayant fait qu’en synthétiser l’argumentaire ainsi que les projets de destruction déjà exposés par ailleurs et que les sociétés européennes ont progressivement poussés et réussi à faire admettre à quelque paroxysme d’exécration décomplexée.

Je ne dirais pas non plus que la puissance coercitive est un critère premier et pertinent de reconnaissance du régime nazi, contrairement à ce que les historiens affirment en insistant sur la menace et les violentes représailles des pouvoirs totalitaires altérant et annihilant le Droit : ce serait oublier que le nazisme fut en Allemagne largement consenti et approuvé. Je ne dirais pas non plus, par ailleurs, que le nazisme trouve un élément définitoire de premier plan dans le projet de l’extermination des Juifs : il est vrai que Mein Kampf est limpide à ce sujet et qu’un lecteur d’alors n’aurait pas pu ignorer ce pseudo « litige » et cette cruelle volonté d’accuser et de châtier, mais il me semble que le peuple n’y pensait guère, en général, et qu’il se contentait d’apprécier la figure charismatique de leur leader, symbolisant la roide dureté de leur nouveau paradigme intellectuel, et de lui faire confiance ainsi qu’au mécanisme de cette idée basique admise une fois pour toutes. Ces deux caractéristiques pourtant – la brutalité injonctive et la haine antisémite – constituent indéniablement des traits distinctifs du nazisme tel qu’il rencontra son expression singulière au cœur des particularités historiques de l’après Première Guerre mondiale, je serais déraisonnable de prétendre le contraire, mais ils ne sont pas fondamentaux et constitutifs, je crois, de la structure intrinsèque de la pensée nazie, au point qu’on peut fort bien imaginer un nazisme sans cela, sans mépris du Droit et sans camps de concentration ni chambres à gaz. On ne comprendra cette étrange réflexion que lorsqu’on entendra que je veux parler d’une forme principielle, idéalisée (j’utilise bien sûr ce mot sans connotation positive), essentielle et fondamentale du nazisme dont j’exclus les manifestations incidentes résultant seulement d’un contexte géopolitique spécifique – celui notamment de la défaite de 1918 et de la pauvreté économique, d’où grandit un sentiment d’urgence légitimant des lois d’exception et d’où monta l’imputation à des boucs émissaires naturellement extérieurs plutôt qu’à des erreurs stratégiques et philosophiques dont la responsabilité eût été d’ordre national et en cela culpabilisatrice.

Non, j’ai réalisé que le nazisme tient ses origines ailleurs, même si nombre de facteurs contextuels mais en quelque sorte consécutifs à des impératifs humains selon un vaste processus historique l’aidèrent sans nul doute à se développer et à se matérialiser en ses particularités.

Mais je crains, à ce point de ma réflexion, de me faire encore un peu mal comprendre et qu’on infère de ces premières constructions intellectuelles de quoi m’accuser de provocation délibérée ; et c’est peut-être, en effet, que j’utilise le mot « nazisme » à dessein d’exprimer autre chose que ce que le lecteur perçoit d’emblée avec l’exacte et circonscrite vision d’une page de manuel d’histoire ; mon acception du mot lui est certainement encore singulière : c’est que ce mot est extrêmement précis dans la pensée commune pour désigner notamment une période, un parti, un projet et des acteurs nominatifs ; en somme et pour simplifier, typiquement le nazisme renvoie aux chemises brunes et à la croix gammée et se distingue nettement d’autres réalisations de la même époque par exemple en Italie ou en Espagne. Or, moins typiquement, je veux insister sur le fait que la couleur de l’uniforme et que le symbole du mouvement n’a aucune importance dans la constitution de la pensée nazie, et que ces diverses manifestations en Europe, quoique présentant toutes des spécificités nationales incontestables, non seulement ont pour origine la même pensée, le même état d’esprit général d’une société arrivée à cette étape de développement historique, mais encore n’ont pas atteint au point d’accomplissement caractéristique du nazisme qui en serait, en quelque sorte, l’expression la plus efficace – atrocement efficace, comme je l’entends bien évidemment.

Cette considération originale implique une faculté de surplomb qui ne s’enseigne guère dans les cours d’histoire et notamment dans l’apprentissage de cette période moralement très sensible. Pourtant, elle ne fait pour moi aucun doute, dans la mesure où l’être humain, étant essentiellement conditionné par la forme et l’idéologie de la société où il vit, ne réalise jamais de rupture brutale avec ce qui le précède, particulièrement dans une société à fonctionnement républicain ou démocratique et dans toute société généralement qui fonde la légitimité de son gouvernement sur le bien-être de son peuple. Même les empereurs et les rois ont évité le plus souvent d’introduire des cassures trop nettes avec ceux en faveur de qui ils étaient censés gouverner. Les seules révolutions totales qui peuvent à la rigueur se produire dans le champ des paradigmes préexistants procèdent de la rencontre inopinée de civilisations qui s’ignoraient jusqu’alors et dont le choc réalise en assez peu de temps des altérations d’identité difficilement prévisibles, encore que dans cette situation je crois qu’une analyse d’extrême recul disposant de toutes les données principales aurait permis d’en augurer les conséquences – restent toujours les résultats incertains des batailles et des traités qui, en quelques circonstances, suffisent à renverser l’état général d’une société.

Rien de tel, de si extérieurement radical et intrusif, ne s’est en tout cas immiscé dans l’éclosion du nazisme qui s’est inscrit tout à fait dans une évolution progressive des mentalités en une Europe développée et industrialisée. À quelque degré d’élévation intellectuelle d’où l’on peut voir et comprendre les choses, avec une saine distance et une généralisation lucide, on voit que le nazisme peut fort se départir de l’existence de Hitler et de ses généraux, et même de son illégalité et de son injuste férocité ; on peut y substituer d’autres hommes et même, pourquoi pas, l’inscrire dans la légitimité et dans la paix ; on peut concevoir – j’y parviens en tous cas – un nazisme en quelque sorte non totalitaire, en tous cas non despotique, sans toucher vraiment au principe de son édification ou de son système : c’est cela que je veux représenter, parce que ça me semble à la fois plus juste et plus édifiant. Ce préambule raisonnable doit servir à apaiser quelques lecteurs de mon discours qu’on devine dès lors scientifique et rationnel et à clarifier le fait que, quand je dis que nous sommes nazis, je ne prétends évidemment pas que nous lisions tous secrètement Hitler et que nous organisions des entraînements clandestins en uniforme dans le but d’opprimer par la force quelque peuple de notre détestation traditionnelle. Mais j’affirme plutôt que notre mentalité moderne est le résultat d’une progression humaine dont le nazisme, y compris dans sa forme historique caractérisée, loin de constituer une rupture et une exception dans la formation des sociétés, fut au contraire un prodrome de ce qui est depuis largement installé aujourd’hui en Europe et ailleurs.

J’ai déjà abordé dans un article la question de l’origine des guerres mondiales, et j’ai tâché de soumettre et de vérifier l’hypothèse selon laquelle ces heurts tenaient leur cause non de quelque disposition contingente des États-Nations de cette époque, mais d’une propension à peu près universelle à la puérilité des bravoures ostensibles et au désir d’irresponsabilité des peuples devenus futiles et acclimatés trop longtemps au confort. Dans les deux cas, ce qui est en cause, c’est la capacité philosophique des gens, leur absence d’individualité, et non pas quelque hiérarchie inaccessible et autoritaire qui se serait jouée d’eux et les aurait manipulés à leur insu. Ce qui m’intéresse particulièrement, c’est de ne pas admettre, comme on le fait le plus souvent, qu’il y aurait en telles occurrences une interruption de la progression logique des formes de pensée humaine dans l’histoire, une solution de continuité brutale, disruptive et de nature à faire porter sur une seule poignée de gens, circonscrite à un seul temps et à un espace délimité, le fardeau d’erreurs immenses et en décalage total avec le reste du monde successif, ce qui à vrai dire ne se rencontre jamais ou presque dans l’histoire où tout suit une évolution plus ou moins lente et générale, sans corrections soudaines et impressionnantes. Après toutes mes lectures, je ne vois en effet pas du tout où il y aurait jamais eu des altérations de mentalités qui ne s’inscriraient pas dans le cadre général du développement progressif de l’homme : qu’on voie, pour exemple significatif, comme aux États-Unis la question de l’intégration des Noirs fut longue en dépit des conflits, au point que l’esclavage, pourtant aboli en 1865, donna encore lieu à des mouvements pour l’égalité des droits civiques en 1963 et à des émeutes encore après. Sauf à supposer que les gens dont nous parlons fussent entièrement différents de nous, que leurs processus réflexifs n’eussent que des rapports diffus avec les nôtres ou même aucun rapport, que le contexte de leur existence induisît des conditions de pensée entièrement séparées des nôtres et qu’ils appartinssent, en somme, à une variété humaine en complète distinction avec l’essence de ce que l’homme est de toute éternité – il s’agirait alors environ d’aliens ayant vécu sur quelque îlot de totale différenciation – , je ne crois pas, comme c’est le cas en examinant sérieusement les données de cette période historique, qu’on puisse affirmer qu’une société nazie soit composée de personnes qui ne sont pas le fruit d’une évolution rigoureusement logique et progressive, ni que le nazisme ne soit pas lui-même le résultat d’un progrès, progrès certes négatif ou décadence si on préfère, mais dont les vices se sont effectivement prolongés jusqu’à nous et où nous serions toujours faute justement de l’avoir voulu analyser et comprendre en nous-mêmes.

Car il est patent que nous avons préféré imputer à quelque vicieuse étrangeté les horreurs d’une humanité que nous ne nous sommes jamais reconnue, l’ayant nettement distanciée et altérée : ces gens, se figure-t-on, n’étaient « pas comme nous », point – pour exagérer un peu mais à peine, on suppose par exemple en voyant les images d’archive, que des personnes avec de tels vêtements et de pareilles coiffures ne pouvaient pas raisonnablement penser comme nous autres contemporains. On a insisté pour que le nazisme se présentât comme une enclave humaine, et c’est parce qu’on a voulu qu’il s’agît d’un modèle absolument non reproductible qu’on l’a défini presque exclusivement selon des critères spatio-temporels très spécifiques. Pour cette raison précisément et pour aucune autre, on a entretenu le blâme unanime et le devoir de mémoire, suivant une psychologie en réalité tout universelle : jeter le discrédit sur quelqu’un qu’on garde en pensée, c’est se l’aliéner, et le souvenir ostensible de ce mal nous éloigne de la préoccupation d’avoir à se le représenter comme une part active de nous-mêmes, nous épargne de l’assumer et de l’intérioriser. En règle générale, je pense que plus une chose est abhorrée avec les marques de manifestations collectives et évidentes, plus en vérité elle est inscrite dans la nature même de ceux qui s’efforcent à tout prix de s’en détacher par l’image publique et ostentatoire de leur aversion.

Ainsi, le nazisme ne trouve pas selon moi l’illégalité coercitive et l’antisémitisme forcené comme éléments fonciers au cœur de sa doctrine, et je n’ai personnellement aucun mal à me figurer un nazisme sans ces attributs (et pour cause : comme on le lira, je me représente à très peu près que cette figuration est un constat d’actualité). Et je crois que je puis, quant à moi et parvenu à ce degré de distanciation par rapport aux affects, distinguer son principe profond et inhérent de la superficialité de ses réalisations.

Alors, le nazisme, qu’est-ce donc au juste ?

J’espère ne choquer personne, mais il me semble que, pour l’essentiel, le nazisme est ni plus ni moins une structure moderne de gouvernance installée dans les mœurs. C’est, pour le dire plus précisément, avant tout une forme administrative et un management efficace. Voilà, pour moi, l’essentiel du nazisme : un fonctionnariat caractérisé de parfaits rouages et qui a mal tourné au regard des successeurs, je veux dire qui a servi des desseins manifestement irrationnels et louches et devenus peu à peu tout à fait immoraux.

Si l’on excepte les données extérieures du nazisme, je veux dire – et je pense qu’on l’a compris à présent – si l’on exclut ce qui ne réfère pas selon moi au fonctionnement essentiel du nazisme, on constaterait que celui-ci consiste en un système de bureaucratie extrêmement développé et habilement géré au moyen d’incitations subtiles pour provoquer chez les citoyens la confiance aveugle, l’obéissance et la déculpabilisation. La seule chose qu’il y a d’inédit au sujet de cette époque, mais c’est encore évidemment le fruit d’une évolution graduelle, c’est l’essor de la fonction publique et des méthodes florissantes de gestion du personnel. Là où il s’agissait autrefois d’imposer simplement des tâches à des employés plus ou moins fatalistes ou récalcitrants, on donne pour la première fois à regarder le travail comme une suite d’objectifs à atteindre, décontextualisés et utiles, et même relativement agréables, sans tension particulière à la différence d’autres dictatures, notamment russes, où les buts étaient rendus si élevés qu’on ne pouvait jamais y prétendre et qu’une angoisse montait continuellement au travail de l’écart où l’on était de donner l’impossible satisfaction exigée.

Le nazisme a ceci de particulier que l’employé se sent d’emblée flatté de servir un maître qu’il estime et admire et qui ne lui réclame pas davantage que ce qu’il peut accomplir – nombre de témoignages d’alors attestent avant les années d’urgence de cette sorte de douce bonhomie. Comme de surcroît il aime ce qu’il fait, il a toutes les raisons de bien le faire – une bienveillance très sophistiquée entoure son cadre de travail, une ambiance de confiance feutrée et douce, ses supérieurs sont des gens éduqués et cordiaux, assimilables à une élite méritante. Un système de récompenses permet d’ailleurs à chacun, s’il le désire, de faire valoir ses qualités : on crée par exemple les grades SS, correspondant en tous points à la gloire militaire, et on attribue à ces avancements non seulement un salaire afférent, mais surtout – et c’est bien plus influent – un univers de prestige croissant, au sein duquel, grâce aux divers avantages et aux mutations qu’on lui accorde, il va pouvoir côtoyer une élite intellectuelle et culturelle au sein d’une société de plus en plus désirable et raffinée. Ce qui tombe particulièrement alors, je veux dire ce qui est d’une conséquence toute favorable au nazisme, c’est que les ressources humaines dont il s’agit, autrement dit les employés d’alors, sont à un stade d’évolution où il n’ont d’attention que pour leur confort et leur divertissement, par conséquent le travail leur semble de plus en plus attaché à quelque idée d’épanouissement nécessaire, en quoi l’employé ne se fait pas fort prétention de réfléchir à ce qu’il fait et n’est absolument pas en disposition mentale c’est-à-dire en désir de s’indigner de l’usage qu’on fait de lui : il s’efforce surtout de maintenir l’atmosphère pacifique et ouatée de son bureau, et il remet à ses supérieurs les chiffres constructifs qu’on lui demande poliment et qui l’installent dans la pensée que, bien que non pensant, il est sans doute aussi un travailleur sympathique et bon.

C’est l’époque où, déjà, la négativité est critiquée, en ce que la négativité est le propre mental d’une société de l’inconfort. Une souffrance continue induit seule le sentiment féroce du devoir de changement – dans toute autre situation on s’attache à être « constructif » et à « collaborer » pour s’éviter des ennuis et un mal superflu qu’on ignore. Or, à l’époque de la formation du nazisme, notamment lorsque l’économie allemande se sort de l’état critique où le traité de Versailles l’a acculée, on commence à accepter beaucoup pour s’épargner les histoires, et c’est sans difficulté qu’on va finalement s’en remettre à ce haut précepte nazi qui résout d’un seul coup tous les cas de conscience :

« Ton honneur, c’est ton obéissance ».

Mentalité – oui, nous y venons ensemble – de pur fonctionnaire.

D’un autre côté, j’y songe bien tout à coup, les peines qu’endure le travailleur allemand pendant la privation et la reconstruction de son pays ne sont, en l’occurrence, pas véritablement un facteur de négativité nationale c’est-à-dire de contestation hiérarchique et gouvernementale : c’est, et j’y reviendrai ensuite, qu’on a trouvé le moyen de diriger cette négativité uniquement vers l’extérieur, où l’ennemi – la France et le Juif – est tout désigné, tandis que l’administration est associée à la difficulté commune et s’identifie au peuple comme une préoccupation à sortir de la crise. C’est, on l’a compris, le principe de la tête de Turc aussi bien que de l’admiration pour son gouvernement qui empêche cette négativité populaire d’éclater en oppositions à des réformes internes. En somme – je le démontre d’une façon paradoxale –, aussi bien le confort que l’absence de confort, lorsque cette dernière est imputée entièrement à des causes étrangères, entravent l’esprit de contradiction tout en préfigurant les conditions d’une obéissance presque inconditionnelle à l’autorité – c’est qu’alors cette autorité apparaît comme solidaire du peuple, ou dans la façon dont elle favorise son confort, ou dans la lutte qu’elle mène ostensiblement contre ses « ennemis ».

Le zèle dans le nazisme, aussi bien s’agissant de dépasser un objectif qu’une idéologie, n’est pas du tout obligatoire, et c’est plutôt un effet inattendu qu’une condition intrinsèque de son fonctionnement ; du moins dans les années précédant la guerre, et même alors jusque vers la fin de la guerre, les administrations nazies, à ce que j’ai pu lire, n’imposent aucune coercition disproportionnée, ne se présentent pas comme des force de domination écrasante, n’expriment pas de volonté impérieuse et comminatoire… Même alors, les hiérarques, à qui on a seulement inculqué le principe de la pratique perpétuelle du « travail de terrain », ne sont pas incités à se rendre au front, mais, les uns après les autres, ils en font la demande. C’est que, certes, rien n’y oblige, mais on se demande bien, justement, par quelle répugnance un travailleur s’empêcherait de succomber au zèle ! Car c’est une tentation des plus logiques alors : comme on apprécie le monde où gravitent ceux qui vous commandent, puisqu’on aspire à leur ressembler et qu’on ne peut y atteindre que par l’exemple, il n’est pas rare qu’on s’efforce de dépasser les consignes de façon à être en retour estimés par ceux qu’on admire, à devenir ainsi leur égal et à les côtoyer. À bien y regarder, le régime nazi fut investi administrativement surtout de fonctionnaires méticuleux et sans génie qui, non seulement servent d’exemples de la façon dont un travail consciencieux permet d’obtenir des avantages, mais aussi témoignent de la justice et de la légitimité d’un système où rien que le mérite prévaut – cette observation chez les nazis connaît bien sûr quantité d’exceptions où une forme d’aristocratie ou de cooptation supplée comme partout aux échelons d’une carrière bien gagnée, mais sa large publicité fait la faveur du peuple, et on promeut ses réalisations en personnes comme autant de preuves de sa vaste effectivité.

En quoi le nazisme est en tout premier lieu, selon moi, une administration parfaitement efficace. Même selon les critères actuels de réussite en matière de management et de gestion des personnels : c’est un système où l’obéissance prévaut de façon quasi spontanée, où l’agent est volontaire et fier de servir sa hiérarchie, et sans réflexion morale sur la légitimité de ce qu’il exécute.

Et c’est là qu’à mon sens nous perpétuons le système et le mode intellectuel du nazisme là aussi qu’un gouvernement moderne n’a aucun intérêt à présenter le nazisme comme je l’ai fait, préférant s’en tenir à des caractéristiques microcosmiques et aujourd’hui inapplicables. La fonction publique aspire toujours continuellement à une pareille obéissance qu’un appétit démesuré pour les lois du management essaie tant bien que mal d’entretenir sans cesse, et le citoyen s’empêche généralement de réfléchir au principe et aux conséquences de son action au travail – je crois avoir démontré, sur ce dernier point, qu’à aucun moment le contemporain ne s’interroge vraiment sur les moyens de son efficacité, ce qui explique pourquoi un professionnel souvent n’est aujourd’hui guère compétent, qu’un amateur stylé : il fait ce qu’on lui demande, et il rentre à son foyer espérant poursuivre sa vie sans douleur et sans trouble, reportant opportunément sur ses supérieurs la responsabilité de ce qu’il accomplit, se défaussant de sa réflexion principale, ne songeant, à la rigueur, qu’au « comment » au détriment du « pourquoi ». Pour donner un exemple pratique, les économies perpétuelles que nos administrateurs exigent de leurs fonctionnaires supposent évidemment une privation de services toujours plus grande, et il ne se peut pas que cela passe inaperçu tant du côté des professionnels que des usagers : n’importe, en général les hauts fonctionnaires qui sont récompensés pour ces suppressions les poursuivent et se trouvent des raisons valables de continuer à agir ainsi, ils se sentent environnés de gens qui veilleront sur eux et qui féliciteront la conformité des effets avec leurs décisions, aussi louches et mauvaises soient-elles.

À bien y songer, seulement trois aspects distinguent notre époque de la réalisation du nazisme y compris sous sa forme historique, et aucun de ces points n’a à voir avec la façon dont nous aurions tiré des conséquences notamment morales de ce passé terrifiant :

La première différence consiste en ce que le système de récompenses ne se rencontre plus chez nous qu’à des niveaux élevés de hiérarchie et de salaires, de sorte que le travailleur concret, qui est celui majoritaire et dont dépend principalement la réalisation de toute décision, ne voit aucune raison, nul espoir, de s’efforcer professionnellement avec plus de vigueur que ce que son contrat lui réclame ; et comme il est défendu de surcroît par un dispositif légal qui le protège de toute exclusion pour autant qu’il réponde à des objectifs atteignables, sa paresse naturelle et le « souci de son insouci » (qui est ce à quoi il veille avec le plus de scrupules) convergent à l’accomplissement strict de sa fonction, voire un peu moins que cela si sa passivité n’est pas si flagrante qu’on puisse la lui reprocher.

La deuxième différence se situe en ce que toute entreprise aujourd’hui publique comme privée ne se leurre pas sur la capacité normale de ses employés c’est-à-dire du contemporain : elle sait à quoi s’en tenir, admet même plutôt une sous-évaluation de ses facultés que son exacte estimation, de sorte qu’elle les considère à peu près pour ce qu’ils sont, des êtres dépourvus d’intelligence et de recul auxquels il vaut mieux imposer des routines plutôt que de solliciter en eux quelque initiative qui s’achèvera probablement en désastre. Une administration aujourd’hui a plus tendance à restreindre les libertés de ses fonctionnaires qu’à encourager des innovations, et c’est à peu près égal dans le privé ; le zèle y est perçu comme une variété de désobéissance, du moins avec beaucoup de méfiance, et un administrateur prudent ne saurait l’inciter pour ce qu’il pourrait produire de regrettable, raison pour laquelle il n’est pas du tout question de le récompenser.

La troisième différence est peut-être en partie la conséquence du régime nazi, quoique pas principalement, à mon avis. Elle se résume à ce que, pour fonctionner sans accroc et même avec une belle fluidité, un tel système doit instituer solidement l’admiration principielle de ses opérateurs à la fois pour une hiérarchie et pour des causes : tout le nazisme en effet se fonde sur l’adhésion profonde de l’employé à des individus et à des buts qu’il ne se sent plus le besoin de remettre en doute et qu’il respecte indéfiniment, contribuant à leur faveur avec tout le sincère enthousiasme dont il est capable ; il se sent ainsi noble d’œuvrer pour des gens qu’il admet le surpasser et pour des objectifs supérieurs dont il se sent un maillon constructif et nécessaire. Or, est-ce le spectre de ce passé honteux qui élève un scepticisme lointain à la conscience, ou plus probablement le dégoût contemporain et largement justifié pour toute forme d’admiration dans la mesure où, pour admirer, il faut avoir un esprit compétent à produire l’effort de juger et de discriminer ? Toujours est-il que le travailleur de nos jours ne regarde jamais sa hiérarchie sans soupçon de mésestime et considère que les causes pour lesquelles il doit agir et qui fondent les ordres qu’il reçoit sont plutôt par défaut mesquines et malhonnêtes que grandes et légitimes. Il est vrai que l’obsession presque exclusive de nos administrations actuelles pour réaliser des économies au détriment d’un moindre fond ne pousse nullement au sentiment de la fierté, et la puissance manifestement servile que quelques serviteurs hiérarchiques déploient pour appliquer cet objectif unique et minuscule aux antipodes du bien commun n’incite point au respect, de sorte que le bien-être effectif d’un employé, ce bien-être total qui tire son essor de l’impression immanente d’être utile à défendre un intérêt vaste et des individus superbes, est fort retombé depuis lors.

Ces trois différences, à mon sens, expliquent pourquoi notre société, demeurée nazie en intentions de soumissions et en aspirations d’oubli par l’obéissance, ne parvient heureusement pas à en réaliser de nouveau les effets historiques, et je crois que ces différences l’expliquent à elles seules et à l’exclusion de toutes autres, et qu’il est inutile de chercher à cet état de fait d’autres raisons flatteuses et controuvées par exemple du côté du perfectionnement des mœurs ou du progrès de notre civilisation grâce à la mémoire. Pour qui voudrait y regarder d’ensemble et avec acuité, on constaterait que notre fonctionnement institutionnel, si l’on excepte quelques lois d’exception, ne diffère pas beaucoup de la République de Weimar, et que nos préventions individuelles contre l’injustice et la prise de pouvoir, à condition qu’elles restent favorables à nos idées, ne sont point actives ni réfléchies. D’une certaine façon, on peut affirmer en général que, quant au principe d’unité dont j’ai longuement parlé, notre société n’aspire qu’au nazisme. C’est pourquoi je m’aperçois que je puis trouver un soulagement à ce que toutes nos institutions soient devenues incapables de se réformer efficacement à cause de ces trois différences, et que c’est presque un bonheur, en vérité, que nos administrations connaissent l’échec dans presque toutes leurs tentatives de management, car qui sait, autrement, jusqu’où elles pourraient aller, ne disposant encore d’aucun ressort moral et n’ayant rien appris, se conformant uniquement en matière de légitimité et de bien commun à une variété de rumeur, à des préjugés piètres et à des statistiques orientées qu’elles admettent uniformément comme bons et sûrs, quoique fort éloignés de toute forme de réflexion dépassionnée sans parler encore de philosophie ?

Un système de managers assez idiots, singulièrement chiches en récompenses et fort peu désireux de reconnaître et de mesurer le mérite, a voulu remplacer l’adhésion par : la coercition, et ça n’a donné lieu qu’à un immobilisme et qu’à une résistance collectifs et de plus en plus automatiques, rien en tous cas des résultats rapides d’un nazisme gonflé d’expressions d’élans intérieurs et d’ardent patriotisme. Pourtant, qu’on mesure la volonté évidente de nos administrations, sans diabolisation ni illusion : tous leurs efforts ne confinent-ils pas à imposer leurs doctrines, à solliciter l’aveugle obéissance de leurs agents et à tâcher de détourner avec insistance et par maintes diversions la conscience de leurs personnels ? c’est bien toujours le même but, mais les moyens sont devenus inefficaces. Après avoir assimilé ce constat, on sentira en définitive comme il ne tient peut-être qu’à des contingences que notre gouvernement ne soit pas une autre dictature, plutôt qu’à des avertissements intuitifs et à des représentations intellectuelles que nous garderions fermement et constamment inscrits en nous : mais qui oserait prétendre sérieusement que l’homme moderne est le moindrement vigilant en quoi que ce soit ? Après tout, n’avons-nous pas nous aussi notre police de la pensée, notre morale discriminatoire, nos réactions épidermiques face à certains stimuli et informations présentées comme vraies, nos présomptions de culpabilité entretenues collectivement ainsi que nos mesures de lynchages et d’ostracisme publiques et médiatiques légitimées par la société dans son ensemble ? Est-ce qu’au premier mot d’ordre nous n’irions pas harceler, étiqueter, interdire, parquer dans des camps et exterminer méthodiquement par exemple tous les prêtres pédophiles et tous les accusés décriés par le mouvement MeToo ? Est-ce qu’au nom du bien des animaux on ne tague et caillasse pas déjà des boucheries au même titre qu’autrefois des échoppes juives ? Nos lois, il est vrai, maintiennent artificiellement un climat de légalité au sein de tous ces tiraillements irrationnels du stupide peuple d’aujourd’hui, mais c’est à peine si l’on comprend comment ce climat résiste aux pressions furieuses de tant d’imbécillités contradictoires et impérieuses : constater, pour exemple, la façon dont Mme Belloubet s’emmêle tout naturellement en admettant l’interdiction de l’insulte à la religion tandis qu’il est seulement interdit d’insulter aux religieux : on croyait qu’il était illégal d’injurier, c’était facile à retenir, plein d’évangélisme mièvre et tentant, et voilà qu’on est soudain détrompé : « Si ! on peut injurier la chose de l’être mais pas l’être à cause de la chose ! » – mais qui entend quoi que ce soit à pareilles subtilités dont on fait l’injuste reproche à cette pauvre dame qui se croyait dans la continuité des morales contemporaines, et comment n’en ressortirait-elle pas évidemment abasourdie ?

Nous ne sommes ainsi pas du tout différents des nazis, et qui sait si nous n’en sommes pas au contraire le modèle accompli ? Chacun en notre monde voudrait pouvoir librement s’adonner à ses désirs absurdes d’irresponsable, et tout management continue de promouvoir à sa façon et dans n’importe quelle entreprise le règne de la soumission passive. Seulement, nous manquons, faute de convictions parce que l’esprit nous fait défaut, à être persuadés de quoi que ce soit, de la justesse d’une cause tout comme de la grandeur de nos dirigeants, et, partant, nul n’agit, rien n’en vaut la peine, le moderne est devenu incapable de concevoir quelque chose qui mériterait une fatigue. C’est pourquoi, après m’être longtemps affligé que mon contemporain ne savait plus admirer, j’en suis, pour la première fois, à me satisfaire en fin de compte qu’il ne puisse pas, par ses adhésions absurdes, exprimer tous ses fanatismes ignares et débordants, car je redoute bien qu’autrement il serait capable du pire. Entraver ses élans intérieurs au moyen de ses appétits de divertissement, c’est encore le détourner du nazi qui sommeille en lui : ses convictions irraisonnées le rendraient sans doute propres à tous les débordements. Suffit d’une cible, et le citoyen a soif de toutes les interdictions et de tous les outrages : ne le voit-on pas agir juste après la Seconde Guerre mondiale et lors même qu’il a le plus pâti du nazisme en échevelant de pauvres femmes innocentes qu’une vindicte seule a déclarées perfides et malhonnêtes ?

Le mouton heureux, enfin, vaut mieux qu’un troupeau préoccupé mais également bête et à qui l’on confierait le pouvoir du berger. C’est à peu près ce qu’on fit en Allemagne entre les deux guerres mondiales : la crétinerie du divertissement perd la mesure humaine, et l’on devient un monstre hideux à la postérité en passant trop vite et trop légèrement du citoyen impotent à l’imbécile heureux. Entre les deux, il y a l’effort de réfléchir, mais tant qu’il ne s’agit pas là d’un devoir humain intériorisé comme une nécessité personnelle, on préfère toujours la superficialité confortable des seules apparences et l’oubli de sa responsabilité individuelle.

Quoi ? nous n’en sommes plus là et nous avons beaucoup appris depuis lors ? Voyons : on trouva un jour que le peuple allemand s’était fort ridiculisé à ne lire en tout à peu près qu’un livre par an en l’espèce de l’ouvrage de Hitler. Le Français, dans le même intervalle et de source officielle, en lit aujourd’hui moins de cinq et dépense le reste de son temps libre à s’amuser en toute vacuité. Je doute qu’il soit opportun de pavoiser. Qu’on désigne unanimement un ennemi public et qu’on fasse à chacun éprouver durablement le respect de ceux qui se chargent de son anéantissement au point d’y contribuer de très bon gré : demain le nazisme est là, il est là, vous-dis-je, il est juste à nos portes et même entre nos murs ! Votre souvenir prétendra qu’il s’agit à présent de toute autre chose, et le nouvel Hitler aura un nom dont seules les sonorités inédites feront croire à une différence ; il n’y aura rien de comparable, bien entendu, entre le nazisme et ceci, parce que, de toute évidence, le nazisme était bien spécifique et abominable ! Et comment seriez-vous des monstres, vous que le devoir de mémoire a ainsi forgés ?!

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