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Henry War
1 avril 2020

Haïkus

Il ne fait pour moi aucun doute que le haïku constitue une des formes textuelles les plus appropriées à notre société contemporaine en tant qu’il figure le tweet de la poésie. Internet en regorge, et pour cause : un lecteur n’y consacre qu’un instant à peine, et cela lui suffit cependant pour rendre des opinions publiques, asseoir des sympathies et se croire critique ; il peut ainsi se prétendre lettré en dépit du temps rare dont il dispose entre deux séries télévisées, façon idoine de se déculpabiliser de n’être qu’une dépendance sans identité et sans direction propre. Aussi, comme la grande majorité des haïkus consistent en des platitudes qu’un moindre recul jugerait d’une nature désolante, le lecteur ne se sent pas hors de lui-même, et quand parfois il s’admet ne pas les comprendre, il a toujours le recours opportuniste, comme c’est encore censé s’appeler « poésie », d’estimer que c’est l’utilisation de quelque « licence sémantique » qui l’empêche d’en saisir le sens, de sorte que ça ne nuit aucunement à son estime de soi et qu’il est content quand même de se croire cultivé et curieux, quoique interloqué une minute ou deux.

L’auteur, lui, voudra toujours se prévaloir d’un travail littéraire : or, la forme se résume à peu près à trois vers de cinq, sept et cinq syllabes, généralement sans rime ni beaucoup d’effet de style, avec, en si peu de place on s’en doute, une espèce de réflexion subliminale qui se doit d’être extrêmement cliché pour atteindre vite la sentimentalité d’un lectorat amateur, internaute et donc moderne. Ça n’a ni la saveur cruelle d’une épigramme, ni le sel indécent d’un limerick ; c’est une sorte de proverbe niais tourné avec un maximum d’esprit-commun et très semblable à ce qu’on lit sur Facebook et qu’on vous demande, le cœur censément percé des émotions les plus banales et romantiques, de transmettre à tous vos amis, les larmes aux yeux. Comme tout ce qui est sans effort ni esprit, on y trouve beaucoup de paysages, d’animaux, de tristesse et d’amour dans un registre à peine plus qu’enfantin, et tous les commentaires qu’on y voit livrés ensuite sont aussi de l’ordre de la contemplation puérile, du niveau approchant d’un écolier de 1968. J’ignore s’il faut parler de poètes tant c’est déprimant d’un point de vue artiste : mes tentatives en la matière me font réaliser une moyenne de six haïkus par heure et même rimés (ce dont je ne puis m’empêcher) : c’est bien davantage, que leurs vers sans avantage, tous truffés d’adages ! Il n’y a vraiment que le hasard, nécessairement à force d’en écrire, qui vous fasse rencontrer ici ou là un commencement d’idée éloquente, mais tout retombe au poème suivant dans la vulgarité d’une pensée la plus scandaleusement ordinaire et benoîte.

Le haïku est sans conteste le lieu de racole des hypocrisies les plus plates, des excuses les plus éhontées, des alibis les plus intéressés : c’est un prétexte pour parler de tout autre chose que de littérature puisqu’on n’y rencontre ni écrivain ni vrai lecteur, mais on forme un cercle de gens très bienveillants qui, justement en cela, s’excluent sans trop le savoir de la sphère des véritables artistes. L’important pour la vérité et pour le mérite est, certes, qu’ils n’aillent pas prétendre à l’art : ils s’en fichent bien à ce qu’ils déclarent, mais alors, pourquoi publient-ils ? pourquoi publient-ils selon une forme fixe ? pourquoi affirment-ils vouloir s’améliorer ? Tout pénétrés des mystères profonds que plus ou moins explicitement ils désirent révéler et partager, ils usent en connaissance de cause de cette brièveté sentencieuse d’apophtegme ou d’aphorisme caractéristique de cette forme propre à les faire indument passer pour sages, et ils font mine ensuite de s’étonner qu’à propos on les juge des escrocs de la sagesse !

En ceci justement, l’un des rares bienfaits, si l’on peut dire, de cet engouement-ci, c’est qu’il constitue pour le chercheur un accès facile et privilégié à ce qui tient lieu aujourd’hui de spiritualité et d’intellect populaires : c’est un témoignage synchronique, objectif et sans cesse renouvelé de la vacuité des peuples et de la façon dont notre société a effectivement déchu. La plupart des gens instruits parlent naturellement avec plus de pertinence que ces compositions, et il faut être d’une grande inconséquence pour oser déclarer, quand on produit des écrits aussi bêtes, qu’on y a passé des heures et même plus qu’une improvisation orale pour le pur exercice.

La meilleure preuve, la plus concrète et éclatante, de cette vérité crue que le haïku n’est gonflé que par du vent fade, c’est que, à l’instar de tout ce qu’on prétend célébrer en public et qui se méprise aisément le reste du temps, comme de tout ce qui est notoirement surcoté au même titre que l’homéopathie, tout le monde en prend et – personne n’en achète !

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