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Henry War
7 avril 2020

La fabrique de l'élu

Harry Potter et la pierre philosophale, que j’ai récemment vu en film pour la première fois, me fit tout à coup songer aux raisons de son immense succès, et, en colligeant mentalement maintes œuvres que nos contemporains ont vouées au triomphe, je crois dégager ce que je n’avais jamais si finement compris auparavant.

C’est quelque chose comme le « mythe de l’élu », mais avec un peu davantage qu’une simple mythologie rebattue et valorisante à l’excès. Tout récit d’initiation fait la part belle non seulement à la destinée, mais à l’individu en tant qu’être révélé et distingué. Le professeur ou le mentor, quelque forme qu’il prenne dans ces histoires, est extraordinairement attentif à ses disciples, et ce n’est pas tant la certitude fatidique de sa réussite (parce qu’il importe extrêmement que l’élu puisse échouer) que la considération minutieuse de ses facultés qui parvient à édifier son élève. Celui-ci se sait étroitement observé, et c’est par cette inspection méthodique et infaillible dont il se sait l’objet qu’il se sent le devoir permanent d’exceller plutôt que de ne pas décevoir. C’est que, dès sa naissance, au même titre que tous, il est potentiellement élu : on le considère au lieu de l’ignorer, il est admis comme unique au lieu d’être incorporé automatiquement dans le lot commun, on ne lui réclame pas d’être semblable, indiscernable et moral, et on n’exige pas par exemple qu’il soit un citoyen, encore moins un bon citoyen.

Il est inconséquent qu’on juge cet apprenti de la vie avec bienveillance ou dureté, il suffit qu’il soit le protagoniste de son histoire et que cette valeur absolue qu’on lui juge lui serve de direction. Le tendre Dumbledore aussi bien que la froideur de Snape inspirent à leurs élèves le désir puissant de montrer ce qu’ils sont et valent, et chaque maison autant que chaque apprenti d’Hogwart reçoit des notes chiffrées, positives comme négatives : mais c’est la justice de leurs verdicts qui initie et guide l’inspiration de s’élever à sa mesure, nullement leur gentillesse ou leur méchanceté – d’ailleurs, à maintes reprises, et notamment chez le vendeur de baguettes au début du film, Voldemort lui-même, autrement dit le « Mal », bien qu’il évoque partout l’effroi est lui aussi effectivement admiré pour l’originale grandeur de ses actions passées comme ayant accompli lui aussi quelque chose « d’extraordinaire ». L’élu se révèle uniquement parce qu’il perçoit que sur chacune de ses actions pèse le devoir d’une particularité, et nullement d’une adhésion ; d’ailleurs, ses écarts très irréguliers, faiblement blâmés, lui sont plutôt remarqués.

Or, il faut à présent constater que cette éducation de l’élection se situe exactement aux antipodes de la nôtre : nos enseignants, qui sont de toute évidence peu admirables eux-mêmes, n’ont guère de volonté et nul moyen réel de distinguer des spécificités individuelles ; qui plus est, ils sont généralement mauvais juges, au point qu’on peut dire que si Harry Potter avait véritablement existé dans notre monde, il aurait abandonné peu à peu tout sentiment et toute préoccupation de sa valeur propre : on n’encourage et ne félicite qu’à se conformer aux formes stéréotypées de la morale ordinaire. La philosophie générale de ce que j’avance, c’est qu’on ne devrait, en gros, convoquer un élève que lorsqu’on devine qu’il a commis une action particulière susceptible de distinction, distinction bonne ou mauvaise : ce devrait être pour lui une gloire ou un déshonneur d’être ainsi signalé par des maîtres qu’il estime bien supérieurs et qu’il aspirerait à atteindre. La différence avec notre système éducatif, c’est que chez nous c’est la bêtise la plus banale qui pousse un grand nombre de maîtres à un traitement tout psychologique et singulier, tandis qu’une parole élevée ou qu’une action digne, disons même qu’un comportement original, ne suscite nulle reconnaissance d’une spécificité : on ne convoque jamais un enfant intéressant ; à vrai dire, on ne s’intéresse pas vraiment à lui.

Cette considération m’amène à concevoir en idée un régime où l’individu en devenir serait toujours scruté par des experts incontestables chargés d’en mesurer l’essor, de sorte que pèserait sur chacun une responsabilité d’émergence. Il ne s’agirait pas, comme on le comprend, d’instiller en tous une direction précise et aliénante, mais de permettre, par un climat instauré de surveillance du moi, l’établissement en chacun d’un devoir d’unicité et de distinction. Là seulement figurerait une conception inédite de la bienveillance, qui pourrait se définir par l’art appliqué, pour un individu déjà manifestement accompli, d’inciter au développement du soi au détriment de l’appartenance au commun, à l’identique – où l’on verrait que même Voldemort, grâce à cette bienveillance, n’a pas déchu de l’ambition que ses professeurs promouvaient en lui de faire de ses facultés quelque chose d’exceptionnel.

Et ce qui m’émeut, c’est comme le vaste succès de ces œuvres traduit et prouve qu’au fond de soi chacun rêve en notre société, si indifférente au mérite, d’une société alternative dans laquelle il espère que ses valeurs, ou du moins que des valeurs, seraient enfin reconnues. S’agit-il de fatuité à se croire ainsi si digne d’éloge tandis que nos contemporains sont en général si bas et turpides, ou est-ce seulement un regret de n’avoir jamais été initialement poussé, ou trop peu longtemps, par l’observation systématique d’une coïncidence entre des qualités effectives et une distinction réelle, au développement de ses particularités et de ses vertus, comme étouffé dès l’origine dans tout désir d’entreprendre ? Je l’ignore, mais une chose est sûre, c’est que tant que notre monde ne favorisera pas l’individu plus qu’en illusion et qu’en vœux pieux, rarement celui-ci se réalisera, à sentir comme règnent partout autour de lui l’amateurisme et l’injustice ; en somme, qu’il s’agisse de vérifier si notre contemporain est une outre gonflée de vide puant ou un véritable potentiel d’admiration, il faut pour cela au préalable un régime moral largement répandu et prégnant qui permette à chacun de se sentir intimement observé et ainsi tenu de se dignifier, du moins susceptible d’être distingué : eh bien ! qu’on en fasse une fois concrètement et collectivement l’expérience pour vérifier l’une de ces thèses, ou bien alors qu’en vain pour toujours on continue de se plaindre ou de se satisfaire de cette piètre et désolante humanité de troupeau !

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