Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
6 juin 2020

Origine du mal d'amour

Tous nos tourments en amour procèdent uniquement de notre désir de posséder. Nous ne concevons l’amour que comme contrat, et nous ne pouvons pas nous empêcher de retenir, de sorte que nous devenons des geôliers obstinés, n’y attachant l’idée toute fabriquée de fidélité que parce que nous ne pensons pas mériter conditionnellement l’affection d’autrui ; autrement dit, il faut que l’amour soit acquis définitivement et non pas en regard de notre valeur que nous savons si relative, si volatile, si fragile, de cette valeur toujours feinte au moment des approches et des séductions, et cela suppose évidemment que ce qu’on tient une fois par le mensonge et par le piège, on ne le laisse pas généreusement s’échapper. Comme on devine qu’on attrape par occasion, on emprisonne par opportunité.

Qu’on observe combien toute la littérature ne fait que s’émouvoir sur l’altération et la fin des amours, événement pourtant inéluctable, traitant en criminel endurci le cœur infidèle, n’éprouvant nulle pitié pour celui ou celle qui « reprend sa foi », preuve que nul n’a réfléchi qu’on devrait aimer un individu libre et nullement en raison d’une signature ou d’une promesse, car nous n’aimons qu’à condition, et cette condition est une permanence des états de l’aimé. Se départir de son amour, c’est curieusement se rendre méprisable, et tout à coup le libre arbitre qui a forgé cette personne que nous affectionnons devient un motif d’opprobre et d’infamie, de rancœur et de misère. Il faut que tout changement de l’amant abonde dans notre sens, et nous refusons de voir à combien de changements, justement, nous devons d’avoir été initialement aimé par lui ! Il faut qu’un cœur soit constant, c’est-à-dire immobile : c’est un fort bon prétexte à être aimé quand on est soi-même un arbre ! Consolation excellente : « C’est elle ! c’est lui qui a changé ! pas moi ! — Eh bien ! n’avez-vous pas honte, vous, d’être resté tout ce temps… un demeuré ?! »

J’ai fait longue réflexion depuis un certain poème qui m’anima longtemps de chagrin et d’horreur, poème où je me complaisais à une vision de torture, où me pressaient les affres de la jalousie, et puis j’ai résolu après tout qu’il ne fallait pas s’inquiéter d’être abandonné pour autant qu’on n’ignore pas ce que l’on mérite : quelqu’un qui vous quitterait ne vaudrait pas que vous l’aimassiez, voilà tout, cela n’a rien de très compliqué à comprendre – à quoi bon courir après et désespérer ? Tout se résume à ceci que la cessation d’un sentiment envers quelqu’un, si l’on est un individu cohérent et intègre, doit s’accompagner logiquement de la cessation du retour de ce sentiment puisqu’enfin, si l’on ne m’aime plus pour ce que je suis dès lors que je m’efforce dans un sens que j’estime digne et élevé, comment estimerais-je cet amant qui prend une autre direction contraire et où va toute son admiration ? Mal, sans doute ! et je n’ai pas lieu de me chagriner beaucoup de cet étranger dégoûté qui fuit à tel point mon domaine : il ne mérite pas ma contrée, du moins nous parlons deux langages qui ne sont plus compatibles.

On ressent certes toujours quelque impression d’un dommage quand, après avoir passé longtemps avec quelqu’un, on s’aperçoit que l’amour n’est plus : c’est plutôt le confort douillet d’une routine qui nous laisse des regrets, qu’on associe aussitôt à toutes les images de bonheur ancien pour se donner de la peine, parce qu’on éprouve peu de peines justifiées et qu’on manque singulièrement de quoi se rendre à soi-même une émotion forte : on aime se soulager, on saisit le prétexte, tout ce qu’on laisse loin de nous nous chagrine, mais c’est surtout par crainte à la fois de l’oubli et de l’inconnu, c’est-à-dire que nous ne sommes sûrs ni de notre mémoire qui nous fait tenir un rôle en souvenir ni de notre faculté à nous adapter à l’irrésistible futur. Un regret en amour, c’est toujours une peur de soi-même, mais l’objet qui nous résiste doit partir, il était même en quelque sorte déjà parti, et l’acte ne fait que confirmer le fait : autant s’y résoudre de façon réaliste ! Autrement, tout ce qu’on prétend rattraper, notamment sur le registre élégiaque de la compassion, n’est qu’une pitié par laquelle on renonce à ce qu’on est : « Reprends-moi, et je m’abdiquerai ! », la belle affaire pour celui qui consent à revenir : adopter ainsi une figurine, une table à raser, un masque modelable ! Si un tel pantin suffit à renouveler l’amour, je veux bien tout ce qu’on veut, moi, mais à la seule condition qu’on n’aille pas prétendre que c’est d’hommes qu’il s’agit !

Il faut faire fi des préjugés en amour comme en tout, et ne point se laisser abuser par les mille représentations qu’on nous en fait avant que d’avoir appris à penser et à juger par soi-même : il y a bien mieux que l’amour de quelqu’un, et c’est… l’estime de soi, c’est-à-dire cet amour légitime qu’on se rend à soi-même avant de se croire digne d’un retour, quand on a assez œuvré pour se sentir un véritable mérite. J’entends mieux à présent cette drôle d’injonction d’Asimov qui écrivait sagement que, pour lui, il ne fallait laisser grandir ses sentiments qu’en fonction des sentiments manifestes que l’on vous porte : c’est qu’Asimov connaissait son prix, un grand prix pour un écrivain talentueux et pour un auguste savant, et il n’avait que faire de se valoriser plus que son propre mérite : pourquoi donc chercher à atteindre celui qui n’a pas même le discernement de vous distinguer ? J’ai découvert peu à peu que le désir qu’on attache à une personne est très souvent artificiel quand on y regarde de près, qu’il repose sur un petit nombre de facteurs, et l’examen de ce factice-là vous guérit bien souvent et bien vite d’être si légèrement entiché ! Qu’une femme soit belle signifie-t-il qu’il faut l’aimer ? faible raison mais qui fait, à ce que je crois, le choix commun de la foule (sinon pourquoi seraient-elles généralement aussi coquettes ?). Qu’une femme soit spirituelle le signifie-t-il, en revanche ? eh oui ! peut-être, mais que vaut une femme spirituelle qui n’a toutefois pas assez d’esprit pour remarquer comme vous l’êtes également ? Sa vertu est surestimée à coup sûr si c’est un esprit qui n’a pas d’yeux et qui ne sait pas reconnaître ! On comprend par là que s’il ne s’agissait que de s’élever pour atteindre à la mesure de celui ou de celle qu’on aime, il ne suffirait que de rendre cet effort aussi constant et efficace que possible, de se sublimer jusqu’à cette hauteur, et peut-être ensuite, faute d’y parvenir, de s’abstenir de toucher à cet objet inaccessible qui mérite toujours un peu mieux que de s’attacher à notre si inférieure personne. De quelque façon qu’on aime, de deux choses l’une : ou quand on est laid on ne se targue pas de rencontrer la pin-up qui nous séduit tant dans les films, ou quand on est tristement humain on ne s’avise pas d’aller réclamer la proximité des dieux ; j’appellerais ça, avoir le sens de la réciprocité et de la mesure. Il faut se cantonner à vivre parmi ses égaux ou se résoudre à rester seul : on voit, en ce qui me concerne, depuis assez longtemps le choix que j’ai fait.

Par ailleurs, la solitude n’est pas si terrible à quelqu’un qui sait s’entretenir, c’est une piètre raison pour déplorer l’absence d’amour : un homme intelligent, un individu véritable, est continuellement en conversation avec lui-même, il se forme régulièrement des trouvailles et ses réflexions l’illuminent par intervalles. Le reste du temps situé entre de telles révélations lui est certes un labeur et peut-être un ennui, mais je ne sache pas que même un amant remarquable puisse être lumineux dans tous ses entretiens, et l’on devine comme la fréquentation assidue de quelqu’un fait perdre le charme piquant de ses impromptus, parce que ceux-ci ne peuvent pas se renouveler à l’infini. C’est ainsi qu’un couple redevient inéluctablement la conjonction de deux personnes seules dès lors qu’il s’agit d’individus, et l’on n’est pas moins isolé ontologiquement parce qu’on vit à deux dans une maison et avec des enfants ; ce sont des occupations qui remplissent le temps d’une vie mais pas son « âme », pour ainsi dire, et celle qui achèverait son existence avec la satisfaction d’avoir été une bonne mère et une épouse modèle ne vaudrait pas grand-chose pour ce qui est de son identité, de sa singularité et de son unicité ; en somme, le sentiment de la solitude est la preuve, le mètre-étalon et la boussole de son individu, et un conseil même judicieux qu’on tire d’autrui est un inconvénient s’il épargne de délibérer par soi-même et de choisir en conscience. Voici pourquoi ma vision du couple le plus admirable ne consisterait pas pour moi en celui dont les amants n’éprouvent plus jamais l’impression de leurs solitudes en s’efforçant tant bien que mal d’être d’accord, mais celui dont les deux solitudes inévitablement persistantes trouvent un avis commun par le seul exercice d’une raison irréfutable. Pour le dire autrement, l’évitement systématique de la solitude, au même titre exactement que celui de l’effort, rend toujours l’être grégaire et bête, c’est-à-dire le contraire d’un individu humain, et voilà pourquoi c’est une motivation bien consternante pour aspirer à l’amour.

Mais voilà : nous ne savons pas même aimer, nous qui pourtant nous faisons fort de ne vivre que pour cette « valeur ». (En vérité, je crois que l’amour ne s’exprime qu’en projets : un homme ne se targue d’amour que parce qu’il ambitionne de faire quelque chose avec celle qu’il aime, c’est au point qu’il n’a l’air d’aimer à travers elle que sa capacité à inventer de nouvelles actions, à se mettre au défi, et celui qui a déjà largement de quoi s’occuper est moins disposé à l’amour. N’est-ce pas vrai ? et est-ce qu’un homme ainsi actif qui ne sait plus quoi imaginer avec son épouse ne s’empresse pas de former d’autres projets par exemple pour conquérir une amante ?) Nos valeurs pourtant sont froidement terribles et sourdement définitives, elles n’ont rien de la compassion si chère aux romantiques transis : une femme qui en aime un autre que nous est une scélérate, et celle qui ne ressent plus la nécessité de ses engagements initiaux est à damner : pauvres humains façonnés à l’emporte-pièce ! Prétendre exister pour si peu que cela, une « valeur » paraît-il, qui n’a même pas le mérite d’une unité d’émotion ! Mais je gage que personne parmi ceux qui ont suivi cette conception n’a senti la puissante liberté qui émane de sa propre personne, et chacun, emprisonné par sa médiocrité qu’il sent, veut qu’on le rassure et lui confère un sens ! c’est toute l’origine du mythe de l’amant « qui me donne l’impression d’exister » mais uniquement par les flatteries et cajoleries qui me font croire à mes vertus et à mon dû ! En vérité, ces amours-là ne font que confirmer les amoureux dans leur paresse, dans leurs certitudes et leur confort : c’est agréable, donc il faut que je sois tout à coup transfiguré ! que l’amour ait une consistance supérieure ! qu’un grand bien nécessairement en advienne ! Puisque sans endurer la réprobation de mon amant je puis regarder quelque série télé inepte et ne pas me départir cependant d’avaler du pop-corn par poignées, c’est bien que l’amour est une chose sublimissime ! Puisque ma fiancée approuve que j’aille m’abrutir devant des jeux vidéo et des amis idiots, il faut véritablement que la passion accomplisse des merveilles ! Ainsi naît ce délire laudatif de « l’adoration des imperfections » où l’amour semble une permission, une incitation même, à tous les laisser-aller et à tous les privilèges – et il faut continuer d’appeler cela une valeur, vraiment ?!

Comme il est heureux celui qui n’a besoin de personne ! L’inverse est vil ! vil tout ça ! ça ne vaut rien pour fonder le gage moral d’une civilisation, ce n’est que paradoxes et absurdités dont on s’extasie stupidement – mais la littérature encore, produite par tant d’imbéciles flatteurs qui se louangent eux-mêmes pour leur drôle de conduite, a justement fait de l’amour une vertu sans raison : comme c’est pratique ! L’amour vaut, parce qu’il n’a pas d’explication !? C’est bien la première fois qu’on dresse en toute bonne conscience l’éloge du désordre, de la gabegie, de la déviance ! On se demande à ce modèle comment la haine, qui n’a guère de raison non plus au même titre que la folie, est devenue une défaillance unanime, mais il ne faut pas trop chercher à intellectualiser nos habitudes, n’y a que des proverbes ici-bas, et les gens se conduisent exactement comme on leur dit de le faire, depuis des siècles et des siècles. Il faut donc obéissamment se réjouir d’aimer, et s’affliger de n’avoir point l’amour. La vérité ? elle est moins étourdie ou flatteuse, et c’est que c’est seulement la crainte de soi qui est le ferment ordinaire de l’amour, cette peur de son insuffisance qu’on veut voir conjurée par de suprêmes alliances, comme si la seule proximité des Admirés nous redonnait de la Grandeur ! Alors, à l’autel de ce mirage décoratif et complaisant, pour entretenir à peu de frais l’illusion de notre héroïsme, nous inventons des vertus dans le sacrifice, l’abnégation, les serments, la résignation – cela coûte moins qu’une solide réflexion ; nous passons en revue et prenons à témoins tout le lot triste des engagements comme si nous, au moins, étions fiers de tenir à des simulacres comme cela, et puis c’est suffisant pour que nous nous croyions libres puisque nous sommes bons, puisque nous agissons proprement comme il faut, nous répondons strictement à la conception unanime de l’amour et il ne se peut en cela que nous ayons tort de beaucoup : en voici assez pour nous satisfaire ! Et ainsi nous laissons-nous aller à notre infinie tristesse des profondeurs, tout ce terne des faloteries mesquines et des récriminations d’ingratitude, parce que le monde nous paye mal de conséquence au respect de ses codes infondés grâce auxquels nous nous attachons des volontés aveugles pour nous sentir de la détermination et du courage.

Mais n’est pas brave qui s’enferme d’amour : c’est un spectre dès lors et pour l’éternité, victime d’un ragot et prisonnier de la lueur d’un lampadaire. Beaucoup vivent ainsi en images : ils tachent à ressembler à quelqu’un qu’ils ignorent et qui n’a jamais existé, et l’amour passe en ombres sur un écran qu’on leur a appris à reconnaître comme la réalité. J’ai déjà parlé de ces leurres, et je m’arrête pour ne pas me redire : il est dommage quand même qu’on aime avec tant de force sans jamais savoir justifier ce dont on parle ; il est manifeste qu’on s’attache ainsi à des incertitudes consolantes et qu’on s’épargne de penser, et l’affolement qu’on sent poindre aux remarques des doutes, avec toutes les défenses automatiques et brutales que vous rendez alors, signifient bien quelle valeur il faut porter à ce que vous appelez « amour » et d’où n’émanent, une fois de plus, que des réactions irréfléchies liées à vos crainte et stupeur aussi fondamentales que consubstantielles. L’absence d’amour est une blessure, répétez-vous, mais l’amour qu’on vous demande d’expliquer ne semble guère vous tranquilliser : vous réagissez alors comme si on mettait là le doigt sur une plaie ouverte ! Permettez-moi de m’interroger et de douter à cette observation de vos féroces plaintes, c’est que j’ai pour principe – on l’a deviné, je crois, depuis longtemps – de me méfier de la prétendue valeur d’une chose qu’on n’examine toujours qu’avec embarras.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité