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Henry War
10 août 2020

Encore un verre avant de partir, Brendan Behan, 1956

Encore un verre avant de partirCharles Bukowski, Raymond Carver et Brendan Behan par exemple ont en commun un certain style, chose très singulière, vraiment étonnante – je n’en avais jamais entendu parler auparavant –, et, en même temps, je dois dire qu’il s’agit d’un système assez inconsistant et superficiel qui relève plutôt du sédatif, à mon avis, voire d’un ressassement proche de la sénilité, que d’une manière digne d’éloge. Presque toute transition y est bâclée au point qu’on finit par oublier le sujet dans une indétermination sidérante ; une faible quantité d’idées récurrentes, fort diluées dans beaucoup d’insignifiances, tient lieu de profondeur pour l’éternel étudiant qui aspire absolument à produire une thèse en admettant que n’importe quel auteur peut faire l’affaire comme objet de dissertation et d’admiration ; et nombre de pièces très courtes, exaspérantes de légèreté insipide, semblent relever d’une incapacité à garder longtemps la concentration, d’une hébétude mélancolique, d’une déchéance consciente et comme abandonnée, plus ou moins dissimulée. On a probablement attribué à ces auteurs la vertu de « restituer l’air d’un lieu et d’une époque », mais c’est plutôt selon moi un courant d’air à peine retenu entre deux portes qu’une véritable atmosphère composée d’art, tant tout cela fuit et respire au fond exactement le même parfum qu’on pourrait appeler : le style alcoolique.

Une impression de grande vacuité émane de ces proses complues en épanchements faits pour être pathétiques et qui le sont bien davantage au second degré quand on en perçoit la dégradation : Behan joue au bon ami irlandais œcuménique et typique, léger et enthousiaste avec accent bien entendu, attentif et fébrile surtout à continuer de plaire, d’un humour qu’on suppose initialement truculent et spirituel à la Bernard Shaw mais dont le temps de la vivacité paraît aussi révolu, et c’est ainsi que j’y devine, non sans une exorable douleur, de cet écrivain qui court après ses meilleures pages en espérant effroyablement le moment d’une inspiration fulgurante comme une éclaircie imprévisible, et qui, en attendant ce miracle qu’il ne sait plus provoquer, « fait de la ligne », retournant et usant pour un public déjà conquis ses blagues de comptoirs, ses absurdités faciles, ses souvenirs patriotiques de l’IRA et ses extraits de chansons traditionnelles en gaëlique de préférence – j’y trouve, et rien n’est plus terrible, de cette volonté d’un homme qui cherche de la compagnie qu’il sait qu’il ne mérite plus. Ponctuellement bien sûr, les bons mots fusent, inévitables, quand l’esprit recouvre de sa pointe par réminiscences, mais une dévastation ne peut se retenir de sourdre de ces vestiges à présent difficiles à ériger, que retient une pesanteur, et qu’appelle une nostalgie de la grandeur : la décadence n’empêche pas le maintien d’une habitude d’écrire, mais presque tout ce qui en relève – et c’est cela qui est si singulier – transpire l’alternance de longues platitudes insensées et routinières et de criants sursauts de talent quasiment ataviques. De telles amplitudes matérialisent presque des hoquets. C’est triste comme une soirée très arrosée où l’on n’a pas bu. Des êtres qu’on aurait pu admirer, au lieu de s’épanouir dans quelque demi-enivrement de liberté, s’effondrent dans la confusion où n’émerge pour notre satisfaction rare que les éclats splendides de l’homme à jeun. Alors, il faut de plus en plus longtemps pour retrouver ces moments de grâce ; tout sombre de plus en plus souvent dans des moments de graisse. Cela devient lassant et puis ce n’est plus relevé par rien. On sert toujours de béquille à un esprit en ruine, et on n’y trouve même plus le goût de l’inattendu. Du reste, on voit comme la vivacité s’est changée en torpeur, et notre perception s’accompagne de la sienne : on ne cautionne plus sa faiblesse, et sa surenchère tâche à exposer ce qui est celé de plus en plus loin, de plus en plus inaccessible derrière le passé, remisé et figé. Behan est, je trouve, dans cet ouvrage, de cette gaîté qu’on attend longtemps mais qui, quand elle surgit, fut tant environnée de confusion qu’on la lit avec une inquiétude où la complaisance ferait une culpabilité, et sans réjouissance spontanée, notamment parce qu’on la sait provisoire. Je ne suis pourtant pas un compatissant, à ce qu’il paraît…

La vérité la plus crue, c’est sans doute que je me suis ennuyé, et que je me sens tenu d’en expliquer la raison que je retrouve curieusement similaire aux deux autres que j’ai cités plus haut. Si ce n’est pas l’alcool, c’est peut-être pire : une absence de contenu qui précède l’alcool. Qu’on voie comme je ne suis tout de même pas mauvais, après tout : je trouve toujours aux gens des excuses, préférant accuser leur faiblesse au lieu qu’ils sont imbéciles. Soit, ça ne change guère quant au diagnostic, il est toujours négatif et j’ai l’air encore de sinistre augure – qu’y puis-je si le monde contient un cancer gros comme le poing ? – mais au moins, si je trouve partout des maladies, on ne pourra pas dire que c’est par fabrication et par convoitise, de sorte que si je déplore la mauvaise santé de l’univers humain, c’est au moins, pour ainsi dire, avec une certaine bienveillance. Tenez, là encore j’aurais tendance à dire : « Si ça se trouve, Brendan Behan n’y est pas pour grand-chose : la faute aux éditeurs français qui, souvent incapables de distinguer entre des œuvres celles de qualité, ne publient de l’Irlandais que les plus mauvaises, dont ce piètre recueil. » Eh bien ! même après voir écrit cela, en dépit de mon indulgence, je suis sûr qu’on me taxera de nouveau de monstrueux grincheux, en quoi on voit bien que je suis perdant à tous les coups !

           

À suivre : Le ciel dans la fenêtre, Chardonne.

 

***

 

« — Au revoir, dit le Belge, maintenant je pars avec ma femme.

— J’aime mieux que ce soit vous plutôt que moi, dis-je.

— Merci, dit-il.

La femme lui dit d’aller s’occuper des bagages et me fixa d’un regard méchant.

Je pris mon courage à deux mains et lui rendit un regard identique.

— Très bien, je vous dis au revoir pour le moment.

Mais je ne me sentis pas en très grande forme moi-même quand, m’étant renseigné sur l’existence d’un autobus pour me conduire là où je devais me rendre, il me fut répondu que l’endroit se trouvait à une trentaine de kilomètres dans les montagnes, et qu’il y avait bien un autobus qui s’en rapprochait jusqu’à une distance de six kilomètres, mais une fois par semaine seulement, et d’habitude c’était hier.

— Venez ici, dit un agent de police, je vais vous le montrer.

Du doigt il indiqua deux ou trois cents kilomètres de montagnes, mais étant un étranger dans le pays, je fus incapable de reconnaître une Alpe d’une autre.

— Vous montez la rue Carnot, tournez à gauche et continuez à marcher. A peu près vingt-six kilomètres. Pouvez pas le rater. Il n’y a rien d’autre sur la route.

— Rien que les loups, dis-je.

— Non, pas à cette époque-ci de l’année.

— Eh bien, merci, m’sieur l’agent. Au revoir !

Au revoir, m’sieur, Bonne courage !

— J’en aurai besoin ! » (page 110)

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