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Henry War
24 août 2020

Pour annoncer un miracle

Ce serait une grande erreur, je crois, de s’imaginer qu’un individu extrêmement rationnel ne saurait être, en quelque manière et rien qu’au regard de la multitude, un fou. Le développement par exemple du domaine de la physique quantique, qui compte parmi ses spécialistes des intelligences d’une écrasante supériorité, nous donne à voir des savants aux réflexions d’une telle complexité qu’en certains points elles confinent pour nous à l’absurde et à la démence, aux paradoxes les plus étranges et assumés avec une opiniâtreté éhontée et révoltante à notre entendement limité. Qu’un scientifique admette que le chat contenu dans une boîte puisse être à la fois mort et vivant, que l’espace soit un genre de matière qu’on puisse courber, qu’un trou dans l’univers absorbe aussi le temps… on suppose qu’il a franchi un point d’idée commune où la spiritualité exacerbée, exagérée, abîmée, rencontre – l’invraisemblance.

Je crois que, souvent, un génie est un être dont la conception a priori invraisemblable des choses l’empêche d’être provisoirement entendu. C’est même son écart avec la réflexion unanime qui définit comme il enseigne à l’humanité, car il n’est nulle conception préexistante, aucune invention préétablie qui, même poussée à quelque degré de perfectionnement, méritât d’être distinguée du sceau du génie.

Non, le génie, en apposant des mots inédits et des pensées insoupçonnées à des réalités autrefois inaccessibles, donne à voir l’invisible et l’insensible. On ne se figure pas d’ordinaire que ce génie-là provient presque exclusivement des termes qu’on utilise pour faire émerger un fait : le génie, par le langage, crée pour l’homme ce qui n’existait a priori que pour la nature – je dis bien « crée », car ce dont l’homme n’avait même point conscience devient tout à coup un sujet de réflexion ou plutôt un objet effectif et réel ; le génie a fait apparaître, du néant de la pensée humaine, quelque chose d’au moins aussi tangible qu’un doute.

Ce qui n’existait pas auparavant dans l’esprit de l’homme, auparavant n’existait pas pour l’homme ; or, rien n’existe en-dehors de l’homme, ou plutôt, tout ce qui existe dans l’univers n’est admis que relativement à ce que l’homme y rapporte ses pensées ; ou, si vous en doutez, tâchez donc d’exprimer, pour voir, une seule réalité qui ne soit pas imaginable et transposable en mots !

C’est au point que, peut-être, des milliers de réalités coexistent autour de nous auxquelles nous n’accédons pas, faute de mots et de pensées pour les concevoir – alors qu’elles sont pour la nature ! Et peut-être mille consciences extra-humaines s’étonnent-elles que nous ne les entendions pas tout près, au seul prétexte tant étroit que nous n’avons jamais conçu qu’elles puissent nous environner.

Cette idée n’est pas aisément accessible : il faut s’imaginer, par exemple, ce temps où l’humanité « civilisée » ne croyait qu’en l’Europe où elle vivait, se figurait le monde borné à quelques centaines de kilomètres de distance – et soudain l’Amérique vaste et imposante, une masse énorme à l’ouest, tout soudain pesant comme une immense source de gravitation dans l’esprit des foules. La préoccupation des hommes changée à tout jamais : là-bas, un continent grand comme dix fois le monde connu. Vivre avec cette idée bouleversante, révolutionnaire, incontournable : la Terre « penche » par là-bas ; c’est tout un pan de conception de la présence de chacun au monde qui vacille avec cette pensée unique et obsédante : tout un territoire est à côté, presque à nos portes, que nous ne pouvons plus ignorer.

Or, il n’a suffi que d’un mot, que d’un récit, que d’une relation pour mettre à jour cette tension névralgique de l’intelligence : le fait même de la découverte de l’Amérique, au fond, n’a eu qu’une faible importance dans cet universel chambardement d’âme – les Européens ne se sont généralement pas précipités au Nouveau Monde pour vérifier la vérité de ce continent, au même titre environ que la vidéo du premier pas sur la lune pourrait être fausse sans aucune influence profonde sur notre représentation de l’espace –, mais du langage, essentiellement, a jailli cette représentation ; ce ne sont que des mots qui ont réalisé la coexistence de vies et de phénomènes. « L’Amérique existait déjà, diront certains, les indigènes n’en doutaient pas, par conséquent la pensée de l’Amérique n’a pas “créé” cette terre » ; je prétends l’inverse, moi, et à peu près, si j’ai bien compris, de la même façon que Schrödinger nie la vie ou la mort du chat enfermé dans sa boîte : qui osera dire que l’Amérique existait avant qu’on la découvre, puisque cette idée n’avait aucune existence pour l’homme civilisé ? Autant affirmer que des fantômes existent continûment autour de nous, et n’en tenir compte pour rien : cela, à ce qu’il me semble, revient pour nous tout à fait à la même chose que si les fantômes n’existaient pas.

Je dois admettre, en toute franchise, que ce concept résonne imparfaitement même en moi-même : je n’ignore pas comme il paraît faire fi de la notion de chronologie, et je reconnais que, dans une certaine mesure évidente, une chose insue dispose aussi d’une existence ; qu’il y aurait de l’obtusion à affirmer que tout ce que l’homme sait est simultanément tout ce qui est, aussi bien qu’à nier qu’un phénomène pût préexister à l’homme ; mais je crois cette idée plus féconde et infiniment plus juste qu’à première vue, et je pense qu’en dépit de son caractère d’étrangeté logique qui frappe d’emblée, on devrait s’en servir pour réfléchir plus avant sur la nature même de ce que représente pour nous la réalité des choses, et sur la façon dont notre esprit conçoit et définit cette réalité. Pour tout dire, je soupçonne ce concept d’être la porte d’accès à beaucoup d’autres représentations philosophiques et scientifiques.

Ainsi le langage, faisant naître à la conscience des phénomènes, crée-t-il lui-même de la réalité, du moins rend à la conscience de la réalité inconnue sans quoi cette réalité ne serait d’aucune considération pour l’homme, et partant, à ce que j’affirme, d’aucune réalité humaine (ce qui revient exactement au même). Et c’est pourquoi je prétends que le génie est avant tout un concepteur de langage par lequel il révèle la nature des choses et des êtres ; c’est aussi pourquoi un génie qui ne saurait atteindre par le langage à la conscience humaine vaste et collective ne serait rien d’autre pour l’homme qu’un fou, incapable de déceler ses visions qui le fascinent et l’obsèdent : cette vérité est mise en évidence par quantité de savoirs qu’on déclare fermement établis mais qui, ne rencontrant en effet que de très rares esprits pour les comprendre, ne bouleversent en rien la pensée générale : par exemple, que le temps et l’espace puissent se plier et n’être que des fragments relatifs, cette idée demeure inconcevable et vaine tant que les mots pour l’expliquer restent à presque tous si mystérieux et inappréciables, et cette réalité alors vaut autant que si elle n’existait pas, on n’en tient pas du tout compte dans notre ordinaire, et si tout un chacun l’ignorait pareillement, l’existence de cette réalité équivaudrait tout bonnement à rien, à ces fantômes qu’on prenait tout à l’heure pour exemple.

En l’occurrence, cette négation de la physique quantique provient de ce que nos esprits demeurent majoritairement trop faibles, trop attardés et trop peu ingénieux à concevoir efficacement des abstractions complexes, ou bien de ce que les hommes qui ont représenté ces réalités insaisissables étaient mentalement trop en avance sur le lot commun, sur la foule ignare et plate – ce en quoi, certainement, il faudrait imaginer une autre forme d’éducation plus propre à rendre efficacement l’accès à des concepts élaborés et variés : je ne puis me figurer comme Einstein appréhendait ce voile de temps et d’espace dont notre quotidien est fait en permanence, ni la façon dont cette relativité imposée à lui influait sur sa conception de l’existence, mais je crois pouvoir affirmer sans erreur qu’à cause de cela il ne vivait pas du tout avec une conscience de la réalité comparable à la mienne ; or, on doit imaginer que l’évolution historique des savoirs et des sciences, occasionnant dans la structure même de la pensée de profondes et indéniables modifications successives, a induit dans la conscience de la réalité des différences qui sont très difficilement mesurables par simple déduction, de sorte que, sans doute, l’accès aux mentalités d’autrefois, qu’on suppose ordinairement permis par l’extrapolation des facultés humaines comme si l’homme contemporain concevait globalement les choses de façon similaire à n’importe quel âge de l’humanité, serait en fait quasiment impossible, chaque époque et chaque civilisation disposant de son paradigme psychologique et, pour ainsi dire, ontologique, de rapport à la réalité et au monde. Pour mieux le comprendre, qu’on s’imagine rien que cela : la foudre, et qu’on compare le sentiment d’intérêt assez piètre que ce phénomène suscite en nous pour toutes les questions d’électricité et de charge, à toute la crainte fervente qu’il provoquait probablement chez les grecs et les chrétiens ; et puis, qu’on élargisse un tel contraste à l’appréhension du ciel, puis de la Terre, puis des hommes, puis de la morale, et ainsi de suite jusqu’à produire une influence sur chacune des actions ordinaires des individus particuliers… on devinera un peu – mais seulement rien qu’un peu – toute l’opposition de nature que l’environnement semblait alors proposer aux hommes et tout l’impensable écart entre notre conscience normale et la leur. Encore ne faut-il pas concevoir cela qu’avec la condescendance appuyée de gens qui, tournant leurs regards vers un passé primitif et insane, se sentiraient dans le juste, dans la raison, dans la seule réalité admissible et positive, en somme dans l’Objectivité : c’est que nos aïeux ne vivaient pas seulement dans une interprétation mensongère ou fausse de la réalité, mais cette réalité revêtait tous les signes de la science et s’imposait à leur entendement comme une vérité irréfragable au même titre que la nôtre ! Et si déjà nous ne parvenons pas à entendre des réalités démontrées comme celles mentionnées plus haut et que des physiciens tâchent vainement à nous exposer, ne faut-il pas percevoir comme nous sommes nous-mêmes arriérés du monde réel, éloignés de lui par la faiblesse de nos conceptions, au point, peut-être, que dans deux cents ans un homme ordinaire se moquera de nous et concevra son ordinaire – par exemple la matière qu’il touche, l’espace qu’il traverse et les gens qu’il côtoie – infiniment différemment de nous et avec une mentalité et une acuité que nous ignorons totalement pour l’heure ?

Par ailleurs, c’est cette question cruciale de l’accessibilité aux concepts par le langage qui, en littérature, me pousse tant à l’observation et à la vénération du style comme symptôme et signe du génie : car il est peu probable qu’un auteur inscrit dans une certaine langue puisse inventer ad libitum des termes et des expressions comme autant de néologismes illustrant ces réflexions neuves et indicibles autrement – c’est que, dans cette langue qu’il serait forcé de se forger en une large mesure, personne ne pourrait l’entendre à moins d’expliciter au préalable tout un glossaire inconnu et fastidieux –, et puisque de surcroît ces inventions, bien souvent, ne servent, ainsi que chez nombre de « philosophes », qu’à masquer un vide d’idées où en imposent artificiellement les sophistications lexicales (notamment dérivées du grec ou du latin) les plus savantes, on doit plutôt supposer que tout l’inédit d’un penseur se situe dans l’agencement et la présentation de ses concepts, en somme que c’est bien davantage dans la tournure de sa langue qu’on devine les spécificités et nouveautés de son esprit et de son rapport au monde, plutôt que dans l’étalage plus ou moins abstrus et indéchiffrable de concepts novateurs. Cet assemblage si particulier de mots, exprimé sur des pages entières, à la fois induit, résume et transmet une conscience unique de la réalité, si bien qu’après une page de ces auteurs on ressort déjà tout révolutionné, comme après Hugo, Lovecraft, Proust, Céline, Cohen… En pareils cas, le goût même du lecteur n’a rien à voir avec la reconnaissance du génie, mais sa capacité, seulement, à repérer un écart sincère au normal : or, tous ces écrivains que je cite – mais la liste exhaustive serait encore longue – ont rendu au public, au moyen d’un déploiement de style presque inimitable, la couleur individuelle qu’ils ont appliquée à leur réalité, au point d’en communiquer des pans larges et curieux, et, par imprégnation, d’inciter le lecteur à en vouloir tenter l’exploration – ainsi cette vision hugolienne d’un État humaniste et socialiste, lovecraftienne des effroyables successions des êtres et des âges, proustienne du refuge de l’intimité « féminine », Célinienne du panache explosif et puissant de Vie, Cohénienne de la relativité extravagante, virtuose et imaginative des sentiments… Ces hommes-là valent mieux que des inventeurs – car parfois une invention ne modifie guère la vie –, mais la singularité de leur style, marquant si nettement leur altérité, a indiqué, a dévoilé, d’autres interprétations possibles de la réalité, d’autres filtres ou modes par lesquels la réalité peut, et durablement, apparaître autrement.

Mais je ne crois pas avoir encore tout dit des conséquences de cette conception selon laquelle le langage donne naissance à la réalité ; ce théorème doit admettre une réciproque qui se formulerait ainsi : puisqu’il n’existe pas de réalité qui ne se conçoive point au préalable, alors tout ce qui est véritablement conçu devient de la réalité.

Cette conclusion, je sais bien, n’est pas facile à admettre, elle renverse à peu près tout ce qu’on croit savoir des lois de l’existence et de l’univers : je veux dire qu’on suppose d’ordinaire qu’une chose existe d’abord, et qu’ensuite elle sera découverte et pensée ; et l’on infère, mais abusivement selon moi, à une succession de la perception à l’intelligence, à savoir qu’on constate un phénomène, après quoi seulement on l’explique et le conçoit. Mais je veux proposer non une réfutation encore, mais un doute de cette affirmation péremptoire : la vérité empirique des choses, premièrement, c’est qu’on ne constate jamais qu’une explication arrive par surprise à laquelle on ne s’attendait pas du tout ; le principe même de l’hypothèse et de l’expérimentation scientifique par lesquelles on croit démontrer l’existence d’une réalité implique que l’explication de cette réalité existait déjà potentiellement en esprit, et qu’on a juste vérifié cette possibilité imaginaire. En somme, l’expérience, dans tous ces cas, cristallise ou concrétise une réflexion, et l’on ne saurait affirmer sans le moindre doute que le fait a existé avant que la croyance en ce fait ne soit survenu.

Ceci est d’une importance capitale dans l’ordre de mes réflexions ; on peut me résumer ainsi : une chose inconnue ne se rencontre, ne se découvre jamais, qu’on ne l’ait auparavant appréhendée rien qu’un peu par l’esprit. Bien sûr, si je ferme les yeux en marchant dans la rue, tôt ou tard je rencontrerai un obstacle, et il ne se peut que j’aie exactement prévu de quelle sorte d’obstacle il s’agira, mais cet obstacle, à vrai dire, ne sera jamais d’une nature telle que je n’aurais pu à peu près me le figurer : mon imagination s’est promenée d’emblée et à une grande vitesse sur toutes les réalités que je pouvais rencontrer, et c’est toujours justement l’une d’elles sur laquelle je vais buter, mais jamais, par exemple, je ne donnerais du pied contre une bête insoupçonnable ou contre quelque maison aux formes impossibles. Et le fait est que notre réalité s’entend en tout premier lieu comme ce qui est plausible ; rien ne nous arrive jamais qui soit, au préalable, véritablement inconcevable. De sorte qu’il ne me paraît pas du tout incohérent, quoique cette assertion se présente d’elle-même comme bien au-delà de ce qui est communément admis, de former la conjecture suivante : si, au lieu d’affirmer que l’examen d’un fait sensible produit en nous la réalité de son phénomène, on admettait plutôt, dans un renversement (mais tout vraisemblable d’après ce que je viens d’expliciter) de la succession habituellement supposée des causes et des conséquences, que c’est notre sentiment de la réalité d’un phénomène qui produit l’examen d’un fait sensible, puisqu’il apparaît que rien n’existe que nous n’ayons d’abord anticipé ? Et si, en somme, savoir une chose comme réelle était à l’origine de la réalité de cette chose – non pas, donc, antériorité de la chose par rapport à son concept, mais simultanéité, et peut-être même… postériorité ?

Qu’on examine attentivement l’hypothèse avant de la nier, il en va peut-être de plus de conséquence qu’on ne peut croire. Peut-on en effet fabriquer de la réalité pour la raison seule qu’on y croit ?

Plus je cherche expérimentalement des exemples de pareilles « créations », plus j’en trouve, et en nombre édifiant. On sait aujourd’hui qu’un patient qui a une grande confiance en sa guérison proportionnellement aura plus de chances de guérir que les autres : bien des études cliniques le prouvent. A contrario, on peut créer les symptômes d’une maladie rien que par certitude d’en être atteint : c’est à peu près le principe du syndrome de Münchhausen dont une variante permet même, par procuration c’est-à-dire par le désir mêlé de conviction qu’un autre soit malade, de produire chez lui les effets du mal projeté. On trouve par ailleurs dans l’Histoire de nombreux cas où des douleurs bien réelles furent fondées de toutes pièces sur des persuasions qu’il devrait y avoir douleur : une sirène qui retentit dans une école pendant la guerre et censée annoncer la présence de gaz toxiques, même en-dehors de telles substances, a pu réaliser les symptômes physiques d’une intoxication effective au gaz et sur de nombreux individus : de façon générale, les épidémies les plus affolantes produisent systématiquement, hors de toute agent pathogène, des cas de simulations involontaires où la « victime » quelquefois meurt de son mal imaginaire. Et je passe encore sur les témoignages multiples de stigmates ou de guérisons dits miraculeux, vécus souvent par des croyants d’une foi très enracinée et aveugle, et dont les constats médicaux ont pour le moins confirmé l’existence ainsi que l’aspect temporairement inexplicable.

Oui mais, me rétorquera-t-on, on appelle communément tout ceci « suggestion » ou « psychosomatisme », moyens par lequel le cerveau humain, dont les capacités ne sont sans doute pas toutes répertoriées et que par exemple l’hypnose suffit à abuser, parvient à agir sur l’organisme : en soi rien d’anormal, puisque c’est ici un corps qui œuvre sur lui-même.

Mais un examen attentif de l’Histoire montre encore que des individus tout disposés à percevoir certaines choses a priori impossibles les ont effectivement vues : au moyen âge par exemple, il était assez commun d’observer dans le ciel des manifestations anormales comme des pluies de pièces d’or ou des envols de créatures monstrueuses, et des foules entières en attestaient ; plus tard, et jusqu’au XIXème c’était, pendant ou peu avant de grandes batailles, des légions célestes qui luttaient dans le firmament et que des régiments entiers de soldats affirmaient avoir regardées ; encore plus tard, atteignant son apogée dans les années 1980, le phénomène « poltergeist » où des objets souvent filmés traversaient des pièces d’habitation sans explication ; puis le retour des ovnis, que maints aviateurs de la Seconde Guerre mondiale craignaient déjà de rencontrer et qu’ils avaient alors baptisés du nom de « Foo Fighters », s’accompagna d’effets très sensibles, de vidéos multiples et presque infalsifiables à l’époque (en tous cas par des moyens numériques), comme lors de la fameuse éclipse de Mexico (c’était, je crois en 1990 ou 91) – on semble ne plus tenir compte aujourd’hui que des gens sont morts, après avoir déclaré l’observation d’un de ces vaisseaux qu’ils ont touché, des suites de brûlures vraisemblablement dues à une forte exposition à des radiations ; et à la même époque, par une sorte de curieux effet de mode comparable à celui des possessions démoniaques ou des succubes à certaines périodes, on reçut quantité de plaintes liées à des enlèvements extraterrestres, alors même que des individus étaient parfois retrouvés sans explication à des centaines de kilomètres de l’endroit où, peu de temps auparavant, on déclarait sur l’honneur les avoir vus ; ou encore des déclarations relatives aux Crop Circles, ces « cercles de culture » dont de nombreux exploitants agricoles étaient gênés et où, dans certains cas, des scientifiques ont procédé à des relevés indiquant des taux étonnamment élevés de radiations que même certains faussaires qui s’étaient déclarés ne savaient pas, sur d’autres champs que sur ceux où ils avaient œuvré, expliquer.

Et les exemples de pareilles « anomalies » sont en nombre confondant.

Il ne fait aucun doute que tous ces phénomènes ont imprimé en l’esprit de leurs témoins une impression d’absolue réalité, au point qu’il est souvent impossible de leur faire admettre l’expression d’un doute ou d’une contestation à cet endroit : ces observations indéniablement avaient pour eux le caractère tangible d’un fait, au même titre que ces mots que vous lisez et que, si je supprimais totalement le traité où ils se trouvent, vous ne nieriez pas facilement avoir lus. Pour eux comme pour vous, des moyens scientifiques attestant non la vérité mais la véracité – c’est-à-dire tendant à vérifier votre bonne foi – prouveraient avec des détecteurs de mensonge que vous ne croiriez pas mentir en affirmant ce que vous rapporteriez.

Oui mais, m’arguera-t-on encore, le témoignage ne vaut rien par lui-même, car on appelle « auto-persuasion » et « hallucination collective » le sentiment d’un individu ou d’une foule exprimé si fort que son sujet, comme dans certains cas de démence simple ou collective, croit à la réalité d’une représentation imaginaire au point de créer en l’esprit toutes les conditions virtuelles de nature à persuader de sa réalisation.

Peut-être. Mais je commencerai à affirmer que, puisque manifestement ces croyances sont capables de produire, extérieurement au sujet, des phénomènes sensibles qu’on est parvenu, même rien que partiellement, à filmer et à analyser, un problème, une question du moins, se pose.

Par ailleurs, cette négation alors, si obstinée, si entêtée, si illogique même à refuser coûte que coûte tout ce qui relève d’une réalité admise même par plusieurs et étayée d’objets concrets, me semble le symbole, pour ne pas dire le symptôme, d’un mode de réflexion curieusement borné, fondamental en soi et assez semblable à ces préjugés dont on bâtit d’autorité toutes les réfutations : on infère sans preuve que tout ce qui est inconnu se rapporte à des fantasmes, au point qu’on refuse, par principe, de considérer certaines choses – jusqu’à fabriquer des sciences nouvelles pour les expliquer et trouver à ces phénomènes une terminologie spécifique ; en somme, on veut créer à tout prix, et même quel que soit le peu de logique de leurs procédés et démonstrations, quelques « sciences de l’inexplicable ».

Et l’on dira, non sans raison : « Tous ces témoignages se multiplient par vogue justement au moment même où l’on commence à admettre en nombre l’existence du phénomène : c’est bien la preuve d’une influence de persuasion exercée sur des hommes et qui les fait halluciner. » Je ne nie pas ces « vogues » en effet, mais la conclusion qu’on en tire ne me paraît pas du tout honnête : c’est qu’on part de l’idée qu’il faut réfuter l’invraisemblable, et l’on infère donc que la tendance à percevoir une chose en nombre démontre que cette chose n’existe pas – mais l’inverse, de tout temps, est moins contestable, car habituellement plus des individus témoignent d’une réalité, plus il y a lieu de supposer que cette réalité existe ! « Oui mais, m’objectera-t-on, le caractère de réalité d’une chose ne s’exprime pas ainsi par modes ; un fait existe parce qu’il est uniformément relaté dans l’Histoire, et l’existence de séquences aberrantes d’observations de ce fait à travers les époques jette un voile de soupçon sur la permanence du phénomène et donc sur son existence même. »

C’est juste aussi… « vu comme cela », je veux dire en suivant ce paradigme qu’une chose réelle a une réalité universelle et diachronique, et qu’une réalité, en somme, est durable et n’apparaît pas spontanément de rien.

Eh bien, je crois qu’il est temps de remettre ce paradigme en cause. En science, admettre d’office un principe est toujours une erreur ; toute volonté où l’on se situe et qui a à ce point une influence sur ce qu’on prétend observer est un grossier trucage de l’expérimentation ; or, tous les esprits, me semble-t-il, admettent d’emblée que la réalité se démontre essentiellement par son caractère d’antériorité.

Autrement dit : « Je constate qu’une chose est, j’en déduis qu’elle sera et qu’elle a été (si les lois de son existence ne changent pas). Sans cela, cette chose n’est pas. C’est le principe incontestable, en somme, d’une loi scientifique. »

Cela, moi, je ne veux plus le reconnaître automatiquement ; il y a peut-être, entre un phénomène et son observateur, plus de rapports intimes qu’on croit. Comme j’ai dit, on ne découvre jamais une chose qu’on ne s’y soit plus ou moins attendu, autrement dit l’existence d’une chose n’apparaît pas mais se découvre, au sens où il faut entendre que l’esprit était préparé à « enlever la couverture », le voile mystérieux, qui entourait la chose. Si je marche les yeux bandés et si un expérimentateur facétieux place sur mon chemin un objet incongru comme par exemple un liquide visqueux, bien sûr que le sujet aveugle sentira ce liquide et en exprimera la sensation – il ne sait pourtant rien de ce qui l’attendait, il n’a pas vraiment pu le déduire –, et pourtant un autre que moi, l’expérimentateur en l’occurrence, savait que je marcherais sur ce liquide : cela ne suffit-il pas à annuler l’expérience et l’objection qu’on voudrait me faire que la découverte suppose l’antériorité d’une chose ? Et si je prétends que la découverte suppose seulement la conscience, par quelqu’un, de l’antériorité d’une chose ? S’il ne suffisait que d’être certain d’une réalité pour qu’elle se mît à exister tangiblement ?

On sait que je ne suis pas du tout croyant, que j’abhorre toutes ces superstitions absurdes et ridicules dont les effets de malhonnêteté sont plus que prouvés, mais je dois admettre que tous les « miracles » allégués ou recensés ont en commun ce caractère de certitude dont ils étaient entourés au moment de leur exécution. Jésus ne dit pas au paralytique : « Essaie de te lever pour voir », il affirme plutôt, d’un ton d’inexorable certitude : « Tu es guéri, lève-toi et marche ! », et l’homme avance. Quand il trouve Lazare mort depuis quatre jours, il dit à sa sœur Marthe : « Ton frère ressuscitera », c’est un futur irréfragable, posé comme indubitable. Aussi : « Celui qui croit en moi vivra, même s’il meurt », et après que la femme eut confirmé sa croyance infaillible en lui, parmi une foule de crédules et de fanatiques il dit au corps du défunt : « Lazare, sors ! », et le mort fuit aussitôt le tombeau (on ne dira pas, je pense, dans l’hypothèse que la situation fût réelle, que le mort a pu « s’autopersuader d’être en vie » !).

Je sais bien que ces exemples sont d’une extrême relativité, qu’on ne peut se fonder sur un texte aussi stupide et litigieux que la Bible pour établir des faits même historiques, mais je prétends que, dans toutes les civilisations humaines, la condition première de la réalisation d’un « miracle », aussi bien, étonnamment, que de toute découverte scientifique, paraît bien être l’unanimité où se situent ces témoins de croire en son processus ou d’admettre résolument sa possibilité – en quoi toutes les observations et tous les calculs étayés afférents ne sont qu’un moyen supplémentaire, si l’on tient à utiliser ce terme, d’auto-persuasion. Et tous les prophètes supposés par exemple, quoique certainement hallucinés et irrationnels, avaient indéniablement une foi inébranlable en leurs propres pouvoirs – tout autant que les plus grands savants croyaient fermement en la justesse et le bien-fondé de leur méthode. Et c’est ce qui m’amène à penser que, peut-être, contrairement à tout ce qu’on pense, nous ne constatons pas des réalités préexistantes, mais que notre capacité à les imaginer fermement, profondément, intrinsèquement, les matérialise de toutes pièces.

Et voilà pourquoi, enfin, dans mes rêves, « j’apprends à voler » : je me figure – mais en loin, rassurez-vous ! – que cet acte que je parviens à faire en songe avec tant de facilité parce que je ne doute pas de le réussir pourrait, dans des conditions de veille où semblablement je n’éprouverais vraiment aucun soupçon d’échec, se réaliser aussi – cette conviction en moi est telle que je prétendrais, dès ce miracle produit, le trouver bientôt imité par d’autres témoins sur le seul fondement de leur certitude que le phénomène, puisque observé (il n’en faut pas beaucoup davantage), leur paraîtrait dès lors indéniable.

Je sais que tout ceci semble fou, que tout n’y est pas parfaitement argumenté sans doute, mais je ne puis m’empêcher de penser qu’en cette théorie réside peut-être l’une des plus grandes trouvailles de l’humanité, la rendant capable d’accéder à quantité de compétences actuellement considérées comme irréalisables au prétexte que nos sciences pour le moment établies sur des critères limités ne les croient pas possibles : et il se pourrait alors que ces sciences, dont l’histoire a appris à l’homme à concevoir des faits vraisemblables qu’elle a, dans ce but unique, théorisés et rédigés uniquement sous des formes crédibles, s’oriente tout à fait vers une autre méthode, à savoir : imaginer, sans se savoir mentir, sans trucage d’aucune sorte, sans l’ombre d’un doute, des concepts si fermes et plausibles – plus que plausibles même, c’est-à-dire… c’est-à-dire vrais pour l’homme ! – qu’ils prendraient forme dans la réalité et deviendraient la réalité tangible et objective.

 Mais on voit que, dans cette perspective, ce mot d’objectif ne veut peut-être plus rien dire – j’avoue que ma pensée achoppe au-delà d’un certain point, que le concept lui-même me devient par trop compliqué –, et aussi que c’est peut-être ce pas qu’ont déjà franchi les sciences en formulant des hypothèses apparemment inadmissibles et qui, pourtant, peu à peu, nous deviennent de plus en plus effectives, du moins de plus en plus convaincantes. Ce pourrait être à cela qu’il faut s’atteler pour le bien de l’humanité – je suis même sidéré de l’écrire sous cette forme étrange : rendre l’homme non pas capable de reconnaître des réalités préexistantes, mais en mesure d’en fabriquer de nouvelles avec tout le souci et tous les indices d’une extrême vraisemblance.

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